Dans la perspective des Jeux olympiques, Rio de Janeiro « pacifie » ses favelas, un euphémisme qui masque la nature ambiguë d’une politique conduite à la pointe du fusil.
par Anne Vigna, janvier 2013
La scène pourrait se passer dans n’importe quel quartier de la ville : une patrouille de police qui déboule en trombe et aggrave un peu plus l’embouteillage. Mais il faut se trouver dans une favela « pacifiée » de Rio de Janeiro pour observer une jeune femme tentant de raisonner la police et se voyant répliquer, par des cris, qu’il vaudrait mieux « ne pas insister » parce qu’après tout, « nous sommes les chefs ici ». Depuis 2009, les habitants de la favela de Pavão-Pavãozinho le disent : « La colline a changé de patron. » Les trafiquants ont cédé la place à la police, les armes et le pouvoir ayant simplement changé de mains. Il s’agit, ici, du résultat le plus flagrant d’un programme datant de 2008 : la « pacification » des favelas. Mais son impact n’est pas toujours aussi négatif.
« Os donos do morro » (« Les maîtres de la colline »), c’est le titre que l’équipe du Laboratoire d’analyse de la violence, dirigée par le sociologue Ignacio Cano, a choisi pour son étude (parue en mai 2012) sur la pacification à Rio (1). Les travaux montrent que, bien qu’incomplet et imparfait, le dispositif offre des résultats incontestables en matière de sécurité. « Dans les treize premières favelas pacifiées de Rio, le nombre de morts violentes a baissé de 70 % et celui des décès dus à des interventions policières est désormais proche de zéro », nous explique le sociologue. Critique de longue date de la violence des forces de l’ordre, Cano ne pouvait pas être accusé d’idolâtrie sécuritaire. Et son rapport n’épargne pas les bavures policières et les choix stratégiques douteux : « Il aurait été bien plus judicieux de pacifier d’abord les favelas les plus violentes. Mais le choix s’est fait en fonction des grands événements sportifs, pas de la réalité de la criminalité. » Le colonel Robson Rodrigues, de la police militaire de Rio, une des têtes pensantes du projet de pacification, le reconnaît volontiers : « Ce sont bien les Jeux olympiques [prévus en 2016] qui dictent notre choix. Je dirais même que, sans ce rendez-vous, cette politique n’aurait jamais vu le jour. »
C’est de ce que l’on appelle à Rio une « conjoncture exceptionnelle » qu’est née la pacification : en 2009, la ville gagne l’organisation des Jeux et, pour la première fois, l’ancien président Luiz Inacio Lula da Silva (du Parti des travailleurs, gauche), le gouverneur de l’Etat Sérgio Cabral et le maire de Rio Eduardo Paes (tous deux du Parti du mouvement démocratique brésilien [PMDB], centre droit) scellent une alliance politique. Depuis longtemps déjà, la lutte contre les factions criminelles de Rio ne produit quasiment aucun résultat, si ce n’est un nombre toujours plus élevé de morts, en particulier chez les jeunes Noirs. Un petit groupe de policiers est donc envoyé à Boston en 2005 pour analyser l’opération Cease fire (« Cessez-le-feu »), menée dans les quartiers pauvres (et noirs) de la ville. L’idée est de créer une unité de police de proximité, à l’opposé du principe de « tolérance zéro » défendu par le maire de New York Rudolph Giuliani entre 1994 et 2001. A Boston et à Rio, la police concentre ainsi ses efforts sur les armes et renonce à lutter contre le trafic de drogue, même si la tâche s’avère plus ardue au Brésil, où il lui faut également reconquérir l’accès à des territoires où elle ne s’aventurait qu’épisodiquement et toujours dans un débordement de violence.
La première opération a lieu en 2008 : aidé par une agence de communication, M. Cabral lance le terme de « pacification » (qu’on n’utilisait pas à Boston). Depuis, certains symboles demeurent : la police d’élite des Bataillons d’opérations spéciales (BOPE) — rendue célèbre par le film Tropa de elite (2007), l’un des plus grands succès commerciaux du cinéma brésilien — plante son drapeau au milieu du territoire. Une façon de bien signaler le « changement de propriétaire ». Ensuite, le territoire nouvellement conquis est passé au peigne fin, une phase qui peut durer un an dans certains grands complexes de favelas, avant que ne s’installe une unité de police de pacification (UPP). Dans le souci d’éviter la violence, les opérations sont annoncées à l’avance afin que trafiquants et armes puissent disparaître. La majorité des pacifications se sont ainsi déroulées sans tirer une seule balle.
Une fois l’UPP établie, se met en place la deuxième phase, celle où intervient l’UPP sociale, « une composante essentielle sans laquelle la politique de sécurité ne peut pas réussir », insiste le colonel Rodrigues. L’objectif est d’installer des services publics et de créer des équipements destinés à dynamiser l’économie locale. « Sur le papier, le projet est merveilleux, mais, dans les faits, il y a peu de moyens et aucune démocratie », déplore l’urbaniste Neiva Vieira da Cunha.
On reproche à la ville de construire de coûteux téléphériques sur les collines alors que les résidents demandent en premier lieu des hôpitaux et des services d’assainissement. D’autre part, les habitants n’ont pas voix au chapitre non plus lorsque la ville les expulse sans ménagement sous des prétextes parfois fallacieux, comme le fait qu’ils vivent dans des zones à risque. « Toutes les favelas pourraient être considérées à risque. En réalité, la ville se débarrasse de ceux qui vivent en hauteur pour créer des points de vue sur Rio. Ils se moquent que des gens y habitent depuis toujours, comme à Santa Marta, la première favela à avoir été pacifiée », ajoute l’urbaniste. Dans celle de Providencia, en haut du port, les habitants sont expulsés pour laisser la place à un projet touristique en lien avec les Jeux. Pour eux, la pacification a un goût bien amer.
Ailleurs, certains changements sociaux et économiques sont déjà visibles. Pour Cano, c’est même l’un des effets les plus positifs de la pacification : « La diminution de la stigmatisation des favelas est réelle ; les habitants ne ressentent plus le besoin de cacher leur adresse au moment de chercher du travail. » Ils obtiennent enfin des emplois légaux. Cela suffira-t-il à éloigner les jeunes du trafic de drogue ? « Le trafic n’est pas seulement une histoire d’argent, mais aussi de pouvoir. En enlevant les armes, la pacification a cassé les bastions et le trafic a perdu beaucoup de son attrait », estime M. Rubem Cesar, directeur de l’organisation non gouvernementale Viva Rio, qui œuvre depuis vingt ans dans les favelas. Un attrait que n’a pas encore la police, surtout quand elle se croit, comme c’est parfois le cas, en terrain conquis et reproduit la forme de contrôle social autoritaire qu’elle est censée combattre.
Anne Vigna
Journaliste, Mexico.
(1) Laboratório de Análise da Violência, « Os donos do morro » : uma avaliação exploratória do impacto das unidades de polícia pacificadora (UPP) no Rio de Janeiro, Université fédérale de Rio de Janeiro, 2012.
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