Egypte : la peur et l’initiative changent de camp

Les derniers évènements du 22 mars baptisés « bataille de la colline », lors de laquelle des milliers de manifestants ont tenté de mettre à sac le Quartier Général des Frères Musulmans dans le quartier de Moqattam au Caire et l’ont fait réellement dans le quartier de Monial ou dans les villes de Mahalla, Alexandrie ou Mansoura, ont mis au grand jour les évolutions souterraines de la conscience politique des égyptiens ces derniers mois.
Les policiers et les islamistes ont peur

Lors de la révolution du 25 janvier 2011, les égyptiens disaient que le principal acquis de la révolution était qu’ils n’avaient plus peur.

Deux ans et deux mois après, sous le régime militaire du CSFA ou celui des Frères Musulmans et leurs alliés salafistes et jihadistes, malgré l’utilisation régulière par les forces de police de balles réelles contre des manifestants pacifiques faisant des milliers de blessés et des centaines de morts, malgré les 12 à 15 000 condamnations à la prison de manifestants, malgré les tribunaux militaires pour les civils, les violences des milices islamiques, les détentions illégales, la torture y compris à l’encontre des enfants, les centres de détentions illégaux livrés au sadisme de tortionnaires, les obligations aux tests de virginité pour les manifestantes, leurs viols fréquents, malgré les arrestations arbitraires, des procureurs aux ordres, les mensonges, les fabrications de preuves, les faux examens médicaux, les multiples lois qui restreignent ou interdisent grèves et manifestations, malgré les lois martiales et les couvre feux, malgré les chars dans les rues, devant les écoles et les usines, malgré les menaces des chefs religieux musulmans ou chrétiens que les manifestants finissent brûlés en enfer, malgré les appels de l’opposition laïque du FSN au calme et aux manifestations pacifiques, malgré sa dénonciation des manifestants qui se défendent comme ils peuvent face à la violence institutionnelle, malgré ses projets actuels de co-gouverner avec les salafistes et les Frères Musulmans, malgré tout cela, la violence policière du régime ne fait plus rentrer les gens chez eux, terrorisés, mais les fait au contraire descendre dans la rue encore plus nombreux, encore plus en colère, encore plus déterminés et conscients.

Au point que le sport national est en passe de devenir l’incendie de préfectures, commissariats, véhicules de police et tous bâtiments appartenant à la police mais aussi aux Frères Musulmans et leur parti ainsi que le blocage des routes et des voix ferrées. Et il ne s’agit pas du passe temps de jeunes militants révolutionnaires dans les grandes villes mais de celui de tout un peuple jusque dans le plus petit village du pays.

Cela fait que maintenant – on l’a vu tout particulièrement en ces mois de février et mars 2013 – la peur a changé de camp : les policiers et les islamistes ont peur et tout le monde le voit. Il y a encore peu, même après la révolution, contre les violences de l’État ou des islamistes, on courbait le dos, on espérait au mieux une enquête et on protestait pacifiquement dans la rue. La police usait de violences contre ces manifestations et on recommençait. Une minorité seulement osait relever vraiment la tête et répondre. La presse, le plus souvent, s’accordait alors pour dénoncer la fatigue du peuple égyptien qui n’aurait plus supporté les violences exagérées de ses jeunes révolutionnaires. Aujourd’hui, cet état d’esprit est très largement dépassé et c’est tout un peuple qui a à l’esprit, « sang pour sang » et justice populaire directe.

Les policiers humiliés, apeurés, incertains de leur avenir, sous les ordres de Frères Musulmans qu’ils pourchassaient hier, se sachant haïs par un peuple qui n’a plus peur d’eux, remplissent les hôpitaux psychiatriques ou font grève comme en mars, face à un choix d’une logique infernale pour eux : soit le droit d’encore plus tuer et torturer soit leur fuite avec drapeau blanc comme on a vu certains policiers le faire à Port Saïd en février soit encore faire pression sur le gouvernement comme ils l’ont fait en mars en demandant la démission du ministre de l’intérieur et une autre politique sociale qui ne fasse plus d’eux les boucs émissaires de la colère populaire. Quoi qu’il en soit, l’Etat policier est en faillite.

Il en va de même en ce qui concerne les islamistes. On voit des taxis au Caire portant l’écriteau « interdit aux Frères Musulmans », des prédicateurs en mosquée dénoncer les islamistes qui sont de faux musulmans, ces croyants scander dans les mosquées « A mort M. Badie » ( le dirigeant des Frères Musulmans), des manifestants brûler des drapeaux du Qatar, des femmes lyncher des salafistes qui tentaient de les harceler, des femmes encore défiler armées de couteaux de cuisine en en menaçant tous les harceleurs, islamistes en premier lieu, des femmes toujours se dénudant devant les écrans d’internet et criant la libre disposition de leurs corps contre toutes les religions, des jeunes conférenciers de 18 ans faire des exposés très suivis sur l’athéisme dans des mosquées, des centaines de milliers de manifestants scander des slogans identifiant islamisme et fascisme…

Le score électoral des frères Musulmans en milieux professionnels illustre cette transformation radicale des esprits. En mars 2013, après son effondrement dans les élections politiques, il s’écroule aux élections professionnelles chez les étudiants, les journalistes, les pharmaciens avant probablement qu’il ne s’effondre aussi chez les avocats, médecins ou enseignants… alors que les étudiants et les professions libérales étaient le fief des islamistes et leur moyen d’influencer les milieux plus populaires.

La « bataille de la colline » est la partie visible de ce séisme mental. La religion d’obédience saoudienne, conçue comme une police des esprits est devenue tout aussi insupportable que l’État policier lui-même. Cet islam, imposé au peuple par les régimes militaires de Sadate et Moubarak par de multiples pressions jusqu’aux primes aux familles qui voilaient leurs filles et l’abandon volontaire aux Frères Musulmans, dans un partage des pouvoirs, des syndicats professionnels et de la charité publique, toute cette prison mentale se désagrège.

Une anecdote révélatrice : à l’université Al Ahzar du Caire, l’épicentre moyen-oriental prestigieux du conservatisme religieux dominé par les Frères Musulmans et les Salafistes, où le rire et la musique ne sont pas bien vus, un étudiant à joué de la guitare comme on l’imagine d’un hippie des années 60 et autour de lui tout le monde s’est mis à chanté, pendant que dans ce temple de la spiritualité et de la misogynie, un mouvement de grève dure depuis une semaine… pour l’amélioration de la nourriture, des dortoirs et plus de respect pour les femmes. A l’université britannique privée du Caire où les études commerciales comptent pour beaucoup, les étudiants ont fait grève, demandant le départ du directeur pour exiger qu’on n’y fasse plus l’apologie du profit dans les études. Le saint Coran ou le saint Capital… tout fout le camp !
Désagrégation de l’autorité de l’État, crise économique, révolution de la faim et embryons de démocratie directe

Mais il y a plus. Avec la désagrégation de la police et de l’autorité des frères Musulmans et autres islamistes, c’est l’ autorité de l’État lui-même qui se désagrège ouvrant la porte à la démocratie directe comme l’espèrent certains ou au chaos comme le craignent d’autres.

Selon Hani Shukrallah, un des éditorialistes les plus lus dans le pays, l’Égypte est entrée dans une nouvelle trajectoire historique du même type que celle qui a suivi la défaite de Napoléon sous les pyramides avec Mohamed Ali ou le moment qui a suivi l’indépendance avec Nasser. Avec la désagrégation de l’autorité de l’État et de la religion, l’apparition de milices islamistes, il craint certes la possibilité d’une évolution somalienne et de ses seigneurs de guerre comme la Chine et la Russie post-révolutionnaires en ont connu la tentation en leur temps. Mais il croit plus à l’Égypte de la haute culture multi-millénaire et à une sorte de démocratie directe où le peuple prendrait plus pleinement en mains son avenir. On a vu à Mahalla el Kubra ou à Kafr el Sheikh en février et mars mais aussi dans certains villages, des tentatives de manifestants de prendre en main l’autorité municipale. Il semblerait que ces expériences aient été plus symboliques et momentanées que réelles et durables. Il en a été de même avec la police du peuple à Port Saïd et ses prisons pour islamistes. Mais l’orientation est donnée, l’idée gagne les esprits. D’autant plus que cela rejoint une revendication populaire posée depuis le début de la révolution, celle d’une deuxième révolution qui dégagerait tous les petits Moubarak à tous les niveaux de l’administration, de l’État ou de l’économie.

Bien sûr l’opposition laïque regroupée dans le FSN, des libéraux à certains trotskystes ou facebookers connus, s’oppose de toutes ses forces à cette démocratie directe qu’elle assimile au chaos et ne continue à jurer que par l’État et les élections même si tous les égyptiens ont pu vérifier par expérience que les élections n’ont rien de démocratique et que du coup la participation aux élections s’effondre.

Mais ce qu’il y a eu de particulier dans la « bataille de la colline » comme déjà un peu dans les manifestations de décembre 2012 et janvier 2013, c’est que, comme l’écrivait un blogger (Bigpharaoh), on n’avait plus affaire aux « protestataires chichis et facebookers d’Héliopolis ( quartier chic du Caire). Le quartier de Moqattam où est installé le siège des Frères Musulmans étant entouré de quartiers populaires et de bidonvilles, l’opposition raffinée et les membres sophistiqués du FSN n’arrivaient pas à contrôler la classe ouvrière en colère… Un des candidats socialiste d’extrême gauche à la présidentielle a eu le bras cassé par les manifestants alors qu’il essayait de protéger des Frères Musulmans et des milices populaires d’auto-défense voient le jour comme la plus médiatisée d’entre elles, les Black Blocs égyptiens.[…] Il en va de même à Alexandrie où ceux qui ont saccagé le siège des frères Musulmans venaient de ces mêmes quartiers populaires, en ayant assez de voir comment les Frères Musulmans et les salafistes contrôlent la distribution du pain et du gaz.[…] C’est le début d’une révolution de la faim. »

L’Égypte connaît en effet une grave crise des bouteilles de gaz, du gas-oil et du pain subventionnés qui sont à la base de la vie des classes populaires. L’Égypte importe 60% de son gas-oil, l’État en subventionne les deux tiers pour les prix à la consommation, soit environ 55 milliards de Livres Égyptiennes chaque année. Or les réserves en dollars de l’État égyptien se sont effondrées et il n’est plus en situation de payer l’importation de gas-oil. En échange de son aide, le FMI a demandé une libéralisation encore plus importante de l’économie égyptienne (en partie encore dans les mains de l’État et surtout de l’armée) et des coupes draconiennes dans les subventions aux produits de première nécessité. Pour le moment, avant de passer aux baisses de subventions, l’État a augmenté des taxes et diminué la distribution de bouteilles de gaz et de gas-oil provoquant de graves pénuries et des hausses de prix sauvages au marché noir dans de multiples secteurs.

Il faut parfois faire la queue des heures et des heures voire une journée entière pour faire le plein de gas-oil subventionné. Bien des camionneurs, des chauffeurs de bus, microbus ou des paysans avec leurs tracteurs ne peuvent plus trouver le carburant nécessaire à leur travail. Le marché noir se développe. Certains pensent que hauts fonctionnaires et stations services trichent, ces dernières recevraient plus qu’elles ne vendent officiellement et écouleraient une partie de leurs stocks au marché noir à des prix beaucoup plus élevés. La conséquence, ce sont des hausses de prix considérables, ce qui renchérit les prix de multiples autres produits. Les fruits et légumes par exemple dont le prix a été souvent multiplié en peu de temps par deux ou trois en même temps qu’ils deviennent plus rares faute de distribution. Mais ce sont aussi les bus scolaires, qui, faute de gas-oil, n’ont pu assurer le transport des élèves, beaucoup d’entre eux ayant manqué l’école, en particulier dans les petits villages, posant de nombreux problèmes aux parents. Or on approche du temps des examens où 18 millions d’élèves et d’étudiants vont vouloir se déplacer dans le pays.

Un des gros problèmes pour les gens, vient des coupures d’électricité du fait que les usines de production marchent au gas-oil. Le ministère du pétrole a déjà menacé le ministère de l’électricité de cesser de lui livrer du gas-oil si ce dernier ne lui payait pas ses 50 milliards de dettes. L’été dernier avait déjà été marqué par des coupures importantes dans les quartiers populaires ( pas les riches) à un moment où les températures atteignent des sommets et où on a d’autant plus besoin des réfrigérateurs ou des climatiseurs. Cela avait provoqué tout l’été des émeutes populaires et des refus de payer les factures. Or déjà durant les trois dernières semaines, il y a eu des coupures d’électricité.

Mais le plus gros des problèmes est celui des boulangers et du pain. En effet les boulangers publics qui font et vendent le pain subventionné, base de l’alimentation des plus pauvres, n’ont pas reçu leur quota de gas-oil subventionné ce qui a déjà provoqué des pénuries. Mais ils craignent surtout ce que le gouvernement a annoncé, des cartes de rationnement du pain subventionné dans deux mois, en commençant à Port Saïd. Ils n’ont guère envie de servir de boucs émissaires à la colère populaire. Aussi ont-il saccagé la semaine passée, pour la deuxième fois, le ministère de l’alimentation, comme des dizaines de minis émeutes, blocages de routes et voies ferrées, attaques de stations service ont traversé cette même semaine tout le pays, du sud au nord, pour exiger du gas-oil subventionné.

A cela s’ajoutent les hausses de taxe multiples qui ont déjà alimenté la colère populaire en décembre 2012 devant laquelle le gouvernement avait reculé. Mais il revient à la charge sous la presion du FMI. Il a annoncé ce mois-ci une hausse des taxes de 200% sur la bière et de 100 à 150% sur le vin. Et bien sûr, il justifie cela par des raisons religieuses. Lundi dernier le ministre de l’aviation a annoncé qu’il interdisait l’alcool dans les boutiques « duty-free » des aéroports. Le gouvernement pour sa part, a annoncé que les licences pour les débits d’alcool ne seraient pas renouvelées facilement et qu’il bannirait sa consommation dans les banlieues cairotes. Ainsi déjà dans la cité populaire du 6 octobre au Caire, cité de 1 million d’habitants, on ne trouve plus qu’un seul débit autorisé de boissons alcoolisées vendant les bières locales Sakara, Meister, Rex et Stella et les alcools étrangers. Mais l’Égypte est loin d’être fondamentaliste, des dizaines de millions d’égyptiens boivent, surtout de la bière. Même les intégristes islamistes ou coptes boivent en cachette ou même pas. Ce qui fait que les distilleries et les fabrications diverses d’alcool plus ou moins clandestines, familiales ou plus larges, se multiplient. Ce qui n’est pas pour rien dans le rejet de l’islamisme rigoriste des frères Musulmans ou des salafistes et dans l’incendie ou le saccage des sièges des Frères Musulmans. Après tout, la révolution française a commencé par des protestations et des émeutes aux barrières de Paris contre les taxes supplémentaires qu’on voulait imposer aux vins. Et Engels a décrit en son temps les émeutes de la bière en Bavière.

Dans tous les cas, les égyptiens savent que le gouvernement ne pourra pas imposer plus que ça sa police des mœurs et des esprits. L’échec total du couvre feu qu’il a voulu imposer en février dans les villes du canal de Suez montre que sa perte d’ autorité ne fait que dresser un peu plus le peuple égyptien contre tous les fondamentalismes et le pousser vers ce que ce dernier a appelé la « désobéissance civile », qu’on appellerait plutôt ici « grève générale », puisque le refus de payer les taxes, impôts et factures d’électricité, le refus d’obéir aux autorités d’État se mêlait au refus d’obéir aux patrons par de multiples grèves associant ouvriers, employés, étudiants, journalistes, enseignants, avocats, médecins, boutiquiers et artisans dans la recherche de leur propre administration directe. Le glissement du noyau central de la révolution des questions politiques vers les questions économiques, la prise en main progressive de la révolution par les couches les plus pauvres n’est autre que la transformation progressive de la révolution démocratique en révolution sociale, la recherche non seulement d’une démocratie politique directe mais aussi d’une démocratie économique, la remise en cause de la propriété. La révolution égyptienne ne fait que commencer.

Jacques Chastaing, le 25 mars 2013.

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