La police impliquée dans la mort par noyade de Jumaa al-Hasan, un exilé syrien

08 juil. 2025

Droits humains

Il y a un peu plus d’un an, Jumaa-al-Hasan, 27 ans, s’est noyé au cours d’une intervention policière destinée à l’empêcher de monter sur une embarcation pour l’Angleterre. Plusieurs policiers sont directement impliqués dans la mort du jeune homme, révèle Disclose, en partenariat avec Index et Liminal. Malgré les appels à l’aide d’autres exilés présents, les forces de l’ordre n’ont rien fait pour le secourir.

Sous une lumière hivernale, ce 27 février 2025, le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, est en tournée dans le Pas-de-Calais. À ses côtés, son homologue britannique, Yvette Cooper. Objectif affiché : renforcer la coopération entre la France et le Royaume-Uni contre les traversées illégales de la Manche. Au cours d’une conférence de presse organisée au Touquet, le ministre français en profite pour rendre hommage aux forces de l’ordre, saluant « leur courage, leur bravoure, et aussi les vies qu’ils sauvent ». Avant d’ajouter, comme une évidence : « Certes, ce sont des forces de maintien de l’ordre, mais ce maintien de l’ordre aboutit à sauver des vies. » Sauver des vies ? Ou plutôt les mettre en danger ? Car, derrière le discours, une autre réalité s’impose : celle de pratiques de plus en plus brutales, qui conduisent parfois au pire. Comme ce 2 mars 2024, lorsque Jumaa al-Hasan, un jeune syrien de 27 ans, est mort noyé dans le canal de l’Aa, sur la commune de Gravelines (Nord) en tentant d’embarquer dans un bateau à moteur.

Disclose, en partenariat avec l’ONG Index et le laboratoire de recherche Liminal, a enquêté sur les circonstances exactes du drame. En nous appuyant sur les récits de sept témoins, dont quatre exilés rencontrés au Royaume-Uni, des enregistrements audio et des documents confidentiels, nous avons réalisé une reconstitution en 3D qui démontre la responsabilité de plusieurs policiers dans la mort de Jumaa al-Hasan. Malgré les appels à l’aide d’autres exilés présents sur place, les forces de l’ordre n’ont rien fait pour lui prêter assistance. Pas plus que les pompiers.

Ce 2 mars 2024, il est aux alentours de 23 heures, lorsqu’un bateau pneumatique se fraye un chemin dans les eaux froides et bouseuses du canal de l’Aa, sur la commune de Gravelines. Il doit récupérer un groupe d’une dizaine de candidats à l’exil, dont Jumaa al-Hasan, caché sur la berge. C’est ici, en tentant d’atteindre le bateau qui devait l’emmener en Angleterre, que le jeune homme se noie.

Plusieurs témoins assistent à la scène : d’un côté, les compagnons de voyage de Jumaa entassés sur un zodiac au moteur défaillant. De l’autre, sur le rivage, le groupe de policiers qui vient de l’asperger de gaz lacrymogène en le braquant avec une lampe torche. « Jumaa s’est jeté à l’eau quand les policiers ont foncé sur lui en l’aspergeant de gaz lacrymogènes », rapporte Mounir*, présent sur le bateau. « Il a probablement réalisé qu’il n’avait pas d’autre option… Il a tout de suite coulé », complète Nasser, un autre exilé syrien rencontré au Royaume-Uni. L’usage du gaz lacrymogène est tellement massif que cinq témoins disent avoir ressenti des brûlures aux yeux et à la gorge. Quelques secondes plus tard, Jumaa disparaît dans les eaux troubles du canal, sans être secouru par les forces de l’ordre.

Le canal de l’Aa, près de Gravelines où s’est noyé Jumaa al-Hasan, dans la nuit du 2 au 3 mars 2024. Photo : Valentina Cramu

Loin d’être un dérapage, ce qui s’est passé cette nuit-là s’inscrit dans une stratégie d’interception par tous les moyens.

Résumée par le slogan « Stop the boats », répété à l’envi par l’ex-premier ministre britannique Rishi Sunak, la doctrine se traduit par des interventions violentes sur les plages, des coups de couteaux sur les bateaux pneumatiques et l’utilisation massive de gaz lacrymogène. Face à ce durcissement, les exilés prennent de plus en plus de risques : pour éviter de s’exposer en partant des plages, des « taxi-boats » récupèrent des passagers en effectuant plusieurs arrêts sur des canaux peu praticables, en amont des côtes. C’est précisément le cas du zodiac qui s’apprêtait à récupérer Jumaa al-Hasan.

« Ils venaient de l’asperger de gaz »

Selon trois témoins, la police a tout de suite su que Jumaa al-Hasan se noyait. « Ils ont fait comme s’ils ne l’avaient pas vu alors qu’ils venaient de l’asperger de gaz », assure Mounir. Nasser raconte la suite : « Quand j’ai vu Jumaa disparaître, j’ai immédiatement retiré ma veste pour plonger, mais Mounir m’a retenu pour éviter que je me noie à mon tour ».

Le zodiac, qui peine à manoeuvrer dans le courant, s’éloigne et franchit une écluse donnant sur le bassin Vauban. « Les policiers regardaient le bateau, pas la personne qui se noyait », précise encore Nasser. Lorsque l’embarcation atteint le bassin Vauban, elle s’embourbe dans la vase. Comme le reconnaît la préfecture du Nord, des exilés indiquent alors « que l’un des leurs est tombé à l’eau et a coulé » et que les secours sont « immédiatement intervenus ». En réalité, les pompiers concentrent leur action sur le bassin Vauban où ils envoient des plongeurs et un zodiac afin de sortir les naufragés de la vase. En dépit des multiples alertes, ils ne se préoccupent pas de savoir ce qui se passe quelques dizaines de mètres en amont, là où Jumaa Al-Hasan s’est noyé vingt minutes plus tôt.

https://maps.disclose.ngo/2025/manche/index.html

À 0h17, Bilal*, un exilé syrien de 17 ans, contacte l’association Utopia 56, qui appelle immédiatement le Samu, la police et les pompiers. Les échanges enregistrés par les bénévoles confirment l’absence de prise en compte de l’urgence. « On en a récupéré deux, ils ne sont pas morts […] Ça fait une heure que je cherche des gens qui sont tombés à l’eau », s’agace un pompier au téléphone. Quand le SAMU demande à ce même pompier s’il est nécessaire d’envoyer une unité de réanimation, le SMUR, il s’y oppose : « Non, on en a attrapé deux dans la vase, ils sont pleins de merde, on les a, voilà .»

Les derniers pompiers quittent les lieux aux environs d’1h40, selon le service départemental d’incendie et de secours (SDIS). « Une reconnaissance avec le drone a été faite au-dessus de l’écluse et le port de Gravelines ainsi que sur l’ensemble du chenal, aucune personne à l’eau », conclut le rapport d’intervention. Et les recherches s’arrêtent là.

Au même moment, à quelques kilomètres, dans le village de Pitgam (Nord), la disparition d’une femme de 52 ans déclenche instantanément l’ouverture d’une procédure pour disparition inquiétante. Des recherches et un appel à témoins sont organisées pendant plusieurs jours par la gendarmerie. Son corps est retrouvé dix jours plus tard. Celui de Jumaa al-Hasan sera découvert par un passant seize jours après sa disparition, sur le bord du canal de l’Aa. Les autorités n’ont même pas pris la peine de prévenir son oncle, Mohamed al-Hasan, qui a pourtant fait le déplacement depuis le Royaume-Uni pour retrouver son neveu. Ce sont des membres d’associations qui l’ont fait à leur place.

Mohamed al-Hasan, l’oncle de Jumaa, photographié à Londres par Valentina Cramu, pour Disclose.

Le 19 mars 2024, le jour de la découverte du corps de Jumaa, la procureure de Dunkerque ouvre une enquête aux fins de recherche des causes de la mort. Mais pour la justice, aucun doute : la responsabilité de sa mort incombe aux « passeurs », dans une logique fidèle aux discours des ministres de l’intérieur successifs. « Les premiers responsables de cette ignoble situation, ce sont les passeurs », répétait Gérald Darmanin après un naufrage, le 24 novembre 2021. « Les passeurs ont le sang de ces personnes sur les mains » rabâche encore aujourd’hui Bruno Retailleau.

Or, ce terme fourre-tout englobe autant des organisateurs de traversées que des exilés mis à contribution en échange d’une réduction sur le prix du passage. C’est souvent eux qui distribuent des gilets de sauvetage, rabattent des candidats au départ ou conduisent les embarcations.

Ces petites mains payent le prix de la loi immigration votée en France, en janvier 2024. Et ce, alors que l’article 5 du protocole des Nations unies interdit l’utilisation de la législation anti-passeurs contre les migrants eux-mêmes. « Grands passeurs ou petites mains, tous sont considérés comme responsables des morts qui surviennent lors de traversées », résume Lisa, membre de Captain Support, un collectif qui soutient des exilé·es mis·es en cause.

Le passeport syrien de Jumaa al-Hasan, 27 ans, photographié par Valentina Cramu, pour Disclose.

En toute logique donc, le parquet de Dunkerque a indiqué à Disclose, en novembre dernier, se dessaisir du dossier de Jumaa al-Hasan en faveur d’un service dédié aux enquêtes sur les réseaux de passeurs : la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Lille. L’affaire est annexée à un dossier tentaculaire, pour lequel une vingtaine de personnes sont mises en examen. À aucun moment il n’y est fait mention d’une quelconque responsabilité de la police, selon Antoine Chaudey, l’avocat de Mohamed al-Hasan, l’oncle de Jumaa. À ce jour, aucun policier présent la nuit des faits n’a été auditionné par les enquêteurs. « L’objectif est d’aggraver la répression plutôt que de déterminer les circonstances exactes de la mort des exilés comme Jumaa », se désole l’avocat.

Et tant pis si cette stratégie répressive se révèle aussi mortifère qu’inefficace. En 2024, 76 personnes sont mortes en tentant de traverser la Manche et, d’après les chiffres du ministère de l’intérieur britannique publiés début juillet, plus de 20 000 personnes ont effectué la traversée depuis le début de l’année 2025. Soit une hausse de 50 % par rapport à l’année dernière.

Dans le sillage de son oncle, Jumaa al-Hasan avait fui la répression de Bachar al-Assad il y a dix ans. Il s’était installé comme carreleur au Liban, puis en Algérie, avant de payer un passeur 7 000 euros pour traverser la Méditerranée et rejoindre la France, en février 2024. « Jumaa espérait me rejoindre au Royaume-Uni pour suivre une formation dans le commerce, explique Mohamed, attablé dans un restaurant syrien de l’ouest de Londres. Aujourd’hui, tout ce que je souhaite, c’est comprendre pourquoi la police française n’a rien fait pour sauver mon neveu. » Dans l’espoir d’accéder aux éléments d’une enquête dont il est exclu depuis plus d’un an, Mohamed al-Hasan s’est constitué partie civile.


Enquête : Maïa Courtois, Maël Galisson et Simon Mauvieux
Rédaction en chef : Mathias Destal, Ariane Lavrilleux
Édition : Élodie Émery
Photo : Valentina Camu
Illustration de Une : Caroline Varon
Vidéo: Francesco Sebregondi, Guillaume Seyller, Basile Trouillet (Index) et Lorenzo Pezzani, Giovanna Reder, Tareq Tamimi (Liminal).

https://disclose.ngo/fr/article/la-police-impliquee-dans-la-mort-par-noyade-de-jumaa-al-hasan-un-exile-syrien

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.