La lutte des Kurdes est au cœur de l’avenir de la Syrie

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Il y a un besoin désespéré de revenir aux aspirations initiales du soulèvement pour la démocratie, la justice sociale et l’égalité – y compris la défense de l’autodétermination kurde », écrit Joseph Daher. [GETTY]

Joseph Daher estime que les progressistes doivent construire une Syrie pluraliste qui reconnaisse les libertés des Kurdes

Ces dernières semaines, l’armée nationale syrienne (ANS), avec le soutien des forces turques, a lancé des attaques meurtrières contre les zones contrôlées par l’Administration autonome du nord-est de la Syrie (AANES), dirigée par les Kurdes, et les Forces démocratiques syriennes (FDS). En effet, depuis sa création en 2017, l’ANS joue le rôle de supplétif de la Turquie en Syrie et bénéficie d’un financement, d’un entraînement et d’un soutien militaire de la part d’Ankara. Toutefois, le 23 décembre, les FDS ont mené une contre-offensive qui a contraint l’ANS à se retirer de plusieurs zones.

L’offensive militaire menée par l’ANS contre certaines zones habitées par les Kurdes et contrôlées par les FDS a commencé presque en même temps que l’offensive militaire qui a conduit à la chute du régime d’Assad. Les forces de l’ANS ont pris le contrôle des villes de Tell Rifat et de Manbej dans le nord de la Syrie, ce qui a entraîné le déplacement de plus de 150 000 civils et de nombreuses violations des droits de l’homme.

Suite à ces attaques, l’Armée nationale syrienne a poursuivi ses opérations militaires contre les FDS autour du barrage de Tishrin. Ce barrage fournit de l’électricité à une grande partie du nord-est de la Syrie qui se trouve sous l’autorité de l’AANES. Les FDS contrôlent ces installations depuis 2015, après en avoir éliminé Daëch avec l’aide des troupes américaines.

En outre, l’armée turque a bombardé la zone autour de Kobané, ce qui a entraîné des pertes civiles ; elle a notamment pris pour cible un entrepôt de céréales et gâté ainsi les 300 tonnes de blé qui y étaient stockées.

Les États-Unis ont tenté de négocier une trêve entre les FDS et la Turquie, mais Ankara a refusé de négocier un cessez-le-feu avec une « organisation terroriste ». La Turquie considère les Unités de protection du peuple (YPG) – qui constituent l’épine dorsale des FDS – comme le front syrien du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qu’elle considère comme un groupe terroriste.

Plusieurs manifestations ont été organisées dans les zones contrôlées par les FDS pour dénoncer les attaques menées par la Turquie. La population craint une répétition de l’invasion puis de l’occupation d’Afrin en 2018, qui a entraîné le déplacement forcé de centaines de civils (300 000 selon certaines estimations ), dont une grande majorité de Kurdes.

La dernière offensive soutenue par la Turquie est donc perçue par beaucoup comme une menace existentielle pour les Kurdes. 

Le rôle destructeur de la Turquie en Syrie
Après la chute du régime Assad, la Turquie est devenue la principale puissance régionale active dans le pays. En apportant son soutien à Hayat Tahrir al-Cham (HTC), Ankara a consolidé son emprise sur la Syrie. Le principal objectif de la Turquie, outre le fait de procéder au retour forcé des réfugiés syriens et de retirer des avantages économiques de la phase de reconstruction, est de nier les aspirations des Kurdes à l’autonomie, et plus particulièrement de fragiliser l’AANES. Une telle évolution aurait un impact négatif sur les aspirations des Kurdes à l’autonomie en Turquie.

Le ministre turc des affaires étrangères, Hakan Fidan, a déclaré lors d’une conférence de presse conjointe avec le chef du HTC, Ahmed al-Charaa, que l’intégrité territoriale de la Syrie n’était « pas négociable » et que le PKK « n’avait pas sa place » dans le pays. Quelques jours plus tard, le président Erdogan a déclaré que les FDS « feront leurs adieux aux armes ou seront enterrées sur les terres syriennes ». L’armée turque n’a par ailleurs cessé de bombarder les civils et les infrastructures névralgiques du nord-est de la Syrie depuis la fin de l’année 2023.

Si HTC n’a participé à aucun affrontement militaire contre les FDS ces dernières semaines, l’organisation n’a pas pour autant exprimé son opposition aux attaques menées par la Turquie, bien au contraire. Mourhaf Abou Qasra, commandant de haut rang du HTC et ministre de la Défense nouvellement mis en place au sein du gouvernement de transition, a déclaré que « la Syrie ne sera pas divisée et il n’y aura pas de fédéralisme inch’Allah. Si Dieu le veut, toutes ces régions seront placées sous l’autorité de la Syrie ».

En outre, al-Charaa a déclaré à un journal turc que la Syrie établirait une relation stratégique avec la Turquie à l’avenir, ajoutant que « nous ne pouvons pas accepter que des territoires syriens soient utilisés pour menacer et déstabiliser aussi bien la Turquie que d’autres ».

Il a également déclaré que toutes les armes devaient passer sous le contrôle de l’État, y compris celles qui se trouvent dans les zones tenues par les FDS.

Par le passé, HTC a à maintes reprises apporté son soutien aux offensives turques contre les FDS.

Tout cela malgré le fait que les responsables des FDS aient déclaré vouloir négocier avec HTC. Lecommandant des FDS, Mazloum Abdi, a fait savoir qu’il était favorable à la décentralisation de l’État et à l’auto-administration, mais pas au fédéralisme, tout en indiquant qu’il était ouvert à l’idée d’intégrer une future armée nationale syrienne (moyennant des garanties). Il a déclaré que les FDS n’étaient pas une extension du PKK et qu’elles étaient prêtes à renvoyer les combattants non syriens immédiatement après la conclusion d’une trêve.

Dans son dernier discours, al-Charaa a déclaré que des négociations étaient en cours avec les FDS pour trouver une solution à la crise dans le nord-est du pays et que le ministère syrien de la défense intégrerait les forces kurdes dans ses rangs.

La présence militaire américaine dans le nord-est est actuellement le principal obstacle à l’élimination totale par la Turquie des FDS dans cette zone. Cependant, l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche pourrait éventuellement conduire à un accord avec Ankara qui entraînerait le retrait des États-Unis. Cela donnerait le feu vert à une invasion turque aux conséquences désastreuses pour les civils, en particulier les Kurdes, et ce serait mettre fin à l’existence de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES).

Faiblesse de la solidarité
Il est peu probable que HTC soit disposé à répondre aux exigences des FDS et de l’AANES, surtout en ce qui concerne les droits nationaux des Kurdes. C’est que les régions du nord-est sont riches en ressources naturelles, en particulier le pétrole et l’agriculture, et qu’elles sont donc stratégiquement et symboliquement importantes.

En fin de compte, HTC n’est pas différent du Conseil national syrien et de la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution – les représentants officiels de l’opposition en exil, qui sont hostiles aux droits nationaux des Kurdes.

Plus généralement, tout comme pour Afrin en 2018, le principal problème est l’absence de toute manifestations organisées de solidarité, ou d’opposition, à l’offensive militaire menée par la Turquie contre les zones des FDS, et aux menaces qui pèsent sur les civils kurdes. C’est un enjeu considérable car il s’agit d’une nécessité politique pour l’avenir démocratique, progressiste et pluraliste de la Syrie.

La modification d’e cette situation serait un pas en avant dans la lutte contre la division ethnique entre Arabes et Kurdes. Il appartient aux forces progressistes et démocratiques de lutter contre le chauvinisme arabe afin que se crée une solidarité entre ces deux populations. Ce défi a été posé dès le début de la révolution syrienne en 2011 et devra être relevé si l’on veut que le peuple syrien puisse véritablement être libéré.

Il y a un besoin impérieux de revenir aux aspirations initiales du soulèvement pour la démocratie, la justice sociale et l’égalité-ce qui inclut le maintien de l’autodétermination kurde. Car si les FDS ou les YPG peuvent être critiquées pour leurs erreurs et leurs mesures de répression, ce ne sont pas elles qui constituent le principal obstacle à la solidarité entre Kurdes et Arabes. Au contraire, aujourd’hui, c’est le positionnement agressif des forces de l’opposition arabe en Syrie, ainsi que du HTC et de l’ANS .

La population kurde de Syrie fait l’objet de discriminations depuis la création de l’État en 1946. Les Kurdes ont souffert de l’interdiction de leur langue et de leurs manifestations culturelles, ont subi les politiques de colonisation arabe, ont été privés de leur nationalité et de leurs droits sociaux fondamentaux, et ont dû endurer le sous-développement dans les régions où ils étaient majoritaires.

Dans ce contexte, les forces progressistes doivent rechercher la collaboration entre les Arabes syriens et les Kurdes, y compris l’AANES. Car tout compte fait, l’AANES et ses institutions politiques représentent de larges pans de la population kurde et l’ont protégée contre des menaces locales et extérieures de toutes sortes.

Le soulèvement de 2011 a permis de faire émerger une dynamique nationale kurde de grande ampleur, sans précédent dans l’histoire de la Syrie. La question kurde soulève de nombreuses autres questions sur l’avenir du pays, notamment le possible développement d’une identité plurielle ne reposant pas uniquement sur l’arabité ou l’islam, ainsi que la nature de l’État et son modèle social. En définitive, ce sont autant de défis intrinsèquement associés à la recherche d’une véritable émancipation des classes populaires syriennes.

Joseph Daher
Source – New Arabs, 29 décembre 2024 :
https://www.newarab.com/opinion/kurdish-struggle-central-syrias-future
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro.
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article73326

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