A la recherche de la laïcité égarée – 1

7 janvier 2025 par Floréal

« A la recherche de la laïcité égarée » est un texte de Pierre-Valentin Berthier* publié en octobre 1949 dans la revue « Défense de l’homme** ».
Compte tenu de l’époque où il fut rédigé, il y est surtout question de l’Eglise catholique pour ce qui concerne les institutions religieuses, l’islamisme tel qu’on le subit aujourd’hui n’ayant pas encore émergé. De même, les quelques références historiques qui y figurent, ainsi que certains noms cités, renvoient à cette période de la IVe République.
Pour le reste, la réflexion de Pierre-Valentin Berthier demeure intéressante à plus d’un titre, surtout en un moment où cette indispensable laïcité prend des coups de toutes parts, ses assaillants étant même largement épaulés par une partie de la gauche et de l’extrême gauche, qui ont oublié le combat de leurs aînés et ce qu’il en a coûté pour chasser et maintenir l’obscurantisme religieux hors de l’espace public.
La publication de ce texte ici même, en plusieurs parties, sera en quelque sorte ma façon de rendre hommage aux victimes du fanatisme religieux, en l’occurrence islamiste, lors des massacres des 7 et 9 janvier 2015, dans les locaux de « Charlie Hebdo » et de l’Hypercacher de la porte de Vincennes, à Paris.

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La valeur du principe laïc
A l’origine, le sens du mot « laïc » (d’un vocable latin qui signifie « peuple ») était assez étroit ; il pouvait se traduire par : « qui n’est ni ecclésiastique ni religieux » ; mais l’érection, en un principe politique, de la laïcité de l’Etat l’a élargi au point qu’aujourd’hui ce mot a pris un sens étendu et une valeur doctrinale. C’est dans cette acception élargie qu’il faudra l’entendre ici.
La laïcité, telle qu’elle se conçoit en théorie, n’est pas un état de luette. Elle est un harmonieux modus vivendi de tolérance et de compréhension tacitement ou explicitement instauré entre des individus qui s’accordent mutuellement le droit de penser comme il leur plaît sur les sujets particuliers où ils sont en désaccord.

Pierre-Valentin Berthier.

S’il est, en effet, des vérités indiscutées, comme la table de multiplication ou la nécessité de circuler sur un même côté de la route, en revanche, il existe des questions litigieuses sur lesquelles l’unanimité des opinions n’est pas sur le point de se faire. Je veux bien que les scientifiques purs estiment que là où la vérité n’est pas une l’erreur gît, et ils n’ont pas tort ; mais là où cette vérité n’est pas démontrable, en l’état actuel des connaissances humaines, il ne peut y avoir que des hypothèses, sur le choix desquelles il est impossible de rallier une libre unanimité ; la question de l’existence de Dieu est une de ces questions-là. Nul ne peut actuellement prouver que Dieu existe ou n’existe pas, je veux dire : le prouver d’une façon définitive et indéniable ; en conséquence, il y aura longtemps encore des gens qui croiront, et des gens qui ne croiront pas, à l’existence de Dieu.
Ces deux catégories de gens se subdivisent à leur tour ; les premiers seront désunis sur l’idée très variée qu’ils se feront de la divinité, sur sa nature, sur son essence, sur ses lois, sur son culte ; les seconds ne seront pas moins séparés sur le problème de l’origine du monde, car, pour en avoir exclu l’Être suprême, ils n’en auront pas éclairci les mystères, et concevront de manière très diverse sa genèse, son déterminisme ou sa fatalité.

La laïcité idéale et théorique consiste en un consentement de tous à ce que chacun pense à sa façon sur toutes les questions non résolues, en attendant qu’un jour peut-être une découverte décisive, faisant la lumière sur tout ce qui n’était que suppositions et doutes, dissipe les voiles importuns et mette tout le monde d’accord en apportant la clef de l’énigme.

Cette laïcité-là est la nôtre, et nous y souscrivons à cent pour cent. J’ai écrit un jour que je n’étais pas laïc, parce qu’ayant constaté comment on avait abusé du terme je voulais me dissocier de ces abus ; il est vrai que, croyant être anarchiste, et chaque jour un peu plus enclin à l’individualisme, j’ai l’impression d’avoir dépassé le stade intellectuel de la laïcité. Mais comme hélas ! le monde, autour de nous, ne paraît pas avoir réalisé cette idéale théorie ou ce théorique idéal, et qu’on ne saurait être contre tout, je tiens à préciser ici ma pensée, dusse-je avoir l’air de la réformer : je suis laïc, au sens de la définition que j’ai donnée tout à l’heure.
N’est-il pas, en effet, parfaitement raisonnable d’être laïc ainsi ? Cela implique qu’un problème n’ayant pas reçu sa solution définitive, parce que l’esprit humain n’a pu le suivre jusqu’à sa conclusion faute de données, faute de clartés, faute de génie, chacun aura la faculté de l’envisager provisoirement comme il lui plaît, ou de ne pas l’envisager du tout s’il s’en désintéresse ; cela implique aussi que, dans tout domaine d’activité extérieur à la discussion de ce problème, celui-ci sera effectivement laissé de côté, et que la manière dont chacun l’envisage n’entrera pas en ligne de compte comme matière à faveur ou à réprobation.
À bien réfléchir, n’est-ce pas la raison même ? Puisqu’on ne sait pas si Dieu existe ; puisque, dans l’affirmative, on ignore si c’est l’allégeance au Pape qui lui agrée, ou l’obédience au Grand Mufti, au dalaï-lama ou à l’Agha Khan ; et puisque dans la négative on est incapable de prouver que l’homme descend du singe, ou qu’il est apparu de tout autre manière, n’est-ce pas la raison même que de permettre à chacun d’avoir, sur un tel débat, l’opinion la plus appropriée à ses méditations ou à ses références, ou de n’avoir aucune opinion ?
Pareillement, quand il s’agira d’autre chose, de pêcher à la ligne, de réciter des vers, de faire de la musique ou du sport ou d’enseigner les enfants, on laissera franchement de côté ces questions controversées où manque la certitude, de façon à n’introduire dans ces activités aucun levain de discorde, aucun élément préconçu, et à ne favoriser ou désavantager aucune des hypothèses également peu convaincantes qui se partagent la perplexité des mortels.
Aucune proposition n’est plus satisfaisante, aucune n’est plus rationnelle, aucune n’est plus pacifique, que cette conception de la laïcité. Personnellement, je m’y rallie, et je voudrais qu’elle fût le terrain d’entente des hommes les plus éloignés d’idées, de ceux qui ne sauraient être d’accord sur rien d’autre.
En toute bonne foi, des croyants et des non-croyants venus des horizons les plus divers, désunis sur une foule d’autres concepts, devraient se rencontrer sur celui-ci. En s’y ralliant tous, l’athée défendrait le droit du catholique d’user des libertés religieuses, tandis que le catholique défendrait le droit de l’athée de vivre en dehors du culte ; et chacun, usant de la faculté d’exprimer ses idées, s’opposerait à toute restriction de la faculté d’autrui d’exprimer des idées contraires, et, dans la sauvegarde et le respect de la liberté de son prochain, affirmerait et affermirait la sienne.
Sachons revendiquer ce qui est nôtre, c’est là l’esprit libertaire de la laïcité. Mais il pourrait coexister avec toutes les nuances de l’opinion. On le trouve dans l’esprit philosophique du XVIIIe siècle, dans l’esprit républicain, dans l’esprit socialiste. Il a un ennemi ancien, le fanatisme religieux, et un ennemi nouveau, le sectarisme matérialiste ; et c’est pourquoi cette conception si humaine, si humaniste, de la laïcité, est si fort en péril, c’est qu’elle est menacée de plusieurs côtés à la fois. On lui fait la guerre sur deux fronts.
(A suivre)

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* Pour savoir qui fut Pierre-Valentin Berthier, on se reportera à la fiche qui lui est consacrée dans le Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone :
https://maitron.fr/spip.php?article188745
** La revue Défense de l’homme fut fondée en octobre 1948 par le militant anarchiste Louis Lecoin, aidé en cela par Louis Dorlet. Ce dernier en deviendra le directeur en juillet 1955. La revue cessera de paraître en juin 1976.

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