Notre « Belle époque » à nous

Le Temps des Révoltes d’Anne Steiner

paru dans lundimatin#458, le 6 janvier 2025

« Le rappel de ces événements, de cette atmosphère d’insurrection sociale, renvoie immédiatement l’esprit du lecteur aux images de révoltes de notre présent récent. Pourtant, Le Temps des Révoltes, auquel nous introduit avec passion Anne Steiner, n’est pas celui des Gilets Jaunes ni celui de quelques groupes légitimement énervés par l‘état inacceptable du monde et la prépotence de ses maîtres, mouvances opportunément classées par la police et les médias comme « radicalisées », voire « terroristes ». C’est le temps des manifestations ouvrières du début du XXe siècle, des affrontements directs des exploités contre les exploiteurs, du grand mouvement de grèves qui va de 1905 à 1913, une décennie charnière dans la lutte de classes dans la société française, caractérisée par une transformation violente et rapide du capitalisme. »

« Le lendemain, 11mars, les grévistes sortirent en cortège de la maison syndicale, où s’était tenue l’assemblée du soir, avant de s’éparpiller par petits groupes mobiles dans les rues de la localité. Beaucoup étaient armés de gourdins et quelques-uns de pistolets.Des vitrines de commerçants favorables au patronat, des fenêtres de jaunes ainsi que des vitraux de l’église essuyèrent quelques tirs. Un attroupement se forma ensuite à la hauteur de l’usine Besson, rapidement dispersé par la troupe chargée de sa protection. Les grévistes se dirigèrent alors vers le hangar d’un industriel, Paulhet, qu’ils incendièrent. Pour empêcher les pompiers d’arriver sur les lieux, ils disposèrent des troncs d’arbres en travers de la route, puis renversèrent la pompe du véhicule, après avoir crevé les tuyaux. Les gendarme, prestement accourus pour appuyer l’intervention des pompiers, ne purent empêcher le hangar et son contenu de se consommer totalement. Dans la soirée du 14 mars, après la réunion quotidienne, une petite troupe de grévistes prit la direction de la maison du maire, une imposante bâtisse construite sur une hauteur à la sortie de la ville, qu’on appelait par dérision le « Château Claudinon ». Se heurtant à deux sections d’infanterie chargées de garder les lieux, les émeutiers entonnèrent la fameuse chanson composée par Montéhus en hommage aux mutins du 17e de ligne, enjoignant les soldats à suivre leur exemple tandis qu’ils envoyaient des fusées pour appeler ceux d’en bas à la rescousse.

Les soldats firent alors les sommations d’usage. À la première les manifestants répondirent par un seul cri : « Vive la grève ! ». À la seconde, ils resserrèrent les rangs, à la troisième, suivant l’injonction de Jean-Marie Tyr, un militant anarchiste et syndicaliste, qui avait pris la tête du cortège, ils se jetèrent au sol. Au même moment, dragons et gendarmes à cheval, envoyés par le préfet, arrivèrent au galop et dispersèrent la foule sans faire usage de leurs armes.

Le lendemain, Jean-Marie Tyr était arrêté et conduit à la prison de Saint-Etienne. Or, cet ouvrier limier, âgé de 27 ans, qui avait présidé durant deux ans la chambre syndicale de la métallurgie, autodidacte et orateur de talent, était une figure locale très estimée, bon ouvrier, bon père et bon camarade. Personne n’avait l’intention de le laisser payer seul pour ce que tous et toutes avaient fait. Sitôt la nouvelle de son arrestation connue, 1500 hommes et femmes, armés de leurs instruments de travail et les poches remplies de boulons, marchèrent sur la prison de Saint-Etienne qu’ils encerclèrent, exigeant sa libération. A la demande du préfet, le procureur abandonna alors les poursuites pour complicité d’incendie, bris de clôture et violation de domicile engagées contre Jean-Marie Tyr. Et c’est porté en triomphe par une foule en liesse que celui-ci rentra au Chambon-Feugerolles, plus décidé que jamais à poursuivre la lutte. (…)

Le 24 avril 1910, jour d’élections législatives, (…) à l’annonce de la défaite du candidat socialiste Ernest Lafond, avocat conseil des grévistes, des attroupements se formèrent aux abords de la mairie. Georges Claudinon, violemment pris à partie par la foule qui avait envahi la salle où les résultats venaient d’être proclamés, dut s’enfuir pour échapper au lynchage. Meubles, teintures, lustres, dossiers furent arrachés et brisés, et les gendarmes accourus pour mettre fin au saccage reçurent toutes sortes de projectiles. Un incendie se déclara soudain, forçant la foule à évacuer le bâtiment qui devint vite la proie des flammes. Des cris de joie se firent entendre et des pierres accueillirent les pompiers qui durent se placer sous la protection de deux escadrons de dragons et d’un bataillon du 38e de ligne pour intervenir. Leur pompe ayant été endommagée lors de l’incendie du hangar Paulhet, il fallut faire venir un véhicule de Firminy. Quand il arriva enfin, le bâtiment n’était plus qu’un immense brasier et toutes les archives de l’état civil et de la justice de paix avaient été réduites en cendres.

On présenta à l’époque les incendiaires comme des électeurs mécontents du scrutin ou comme des antiparlementaires convaincus ; il s’agissait plus probablement d’ouvriers, habités par une solide haine de classe attisée par des mois de privation, dans le contexte d’une grève dure dont sortait finalement vainqueurs ces patrons pourvus de mandats, véritables maîtres du pays qui cumulaient pouvoir économique et pouvoir politique. » [1]

[1] Anne Steiner Le Temps des Révoltes, L’Echappée, 2024,(…

Le rappel de ces événements, de cette atmosphère d’insurrection sociale, renvoie immédiatement l’esprit du lecteur aux images de révoltes de notre présent récent. Pourtant, Le Temps des Révoltes, auquel nous introduit avec passion Anne Steiner, n’est pas celui des Gilets Jaunes ni celui de quelques groupes légitimement énervés par l‘état inacceptable du monde et la prépotence de ses maîtres, mouvances opportunément classées par la police et les médias comme « radicalisées », voire « terroristes ». C’est le temps des manifestations ouvrières du début du XXe siècle, des affrontements directs des exploités contre les exploiteurs, du grand mouvement de grèves qui va de 1905 à 1913, une décennie charnière dans la lutte de classes dans la société française, caractérisée par une transformation violente et rapide du capitalisme. Le « Temps des révoltes » fut le chapitre français de « l’âge des révolutions » européennes. Même si les formes de la crise, économique et sociale, ne sont pas les mêmes hier et aujourd’hui, on ne peut pas s’empêcher de lire ces pages sans avoir présent à l’esprit les aboutissements de la stagnation actuelle du capitalisme et ses ravages  [2]

[2] Dans la présentation de l’édition de 2024, Anne Steiner…

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Au début du XXe siècle, le système de production, fondé sur l’exploitation du travail, se trouvait devant la nécessité de dépasser ses contradictions et de se surpasser pour survivre, se renforcer. Le capitalisme cherchait un saut qualitatif par l’élargissement de sa base de reproduction, par l’instauration de nouvelles formes d’exploitation du travail ; l’augmentation de la productivité devait se réaliser par une différente organisation du travail et l’intégration du monde ouvrier dans le modèle. Le passage de la petite industrie et du patronat familial à la grande industrie, s’accompagnait du bouleversement des conditions de travail. Le contrôle de la classe ouvrière, la discipline dans le travail, reposaient jusqu’alors, par une répression de proximité, sur une violence directe dans laquelle la place du contre-maître était centrale. Anne Steiner le montre bien dans les chapitres de son livre – organisés autour de 11 mouvements spécifiques de révolte, de 1905 à 1911 –, la figure du contremaître personnalise cette violence directe, elle est la cible de toutes les colères. Surtout là où les femmes, les migrants et les jeunes constituaient la masse du prolétariat exploité. Très vite, la classe capitaliste comprit que l’écrasement, souvent sanglant, de ces luttes devrait inévitablement s’accompagner d’une nouvelle organisation du travail, permettant un contrôle plus impersonnel des prolétaires. Une organisation « scientifique » selon les « savants » de l’exploitation, si possible ayant recours à la collaboration des syndicats réformistes.

« Le Temps des révoltes » fut un temps où la vie des prolétaires était bouleversée de fond en comble, et où la colère sociale se mesurait à ce bouleversement. Le monde ouvrier, organisé autour des collectivités de classe et de ses solidarités, avait permis la naissance de nouvelles formes d’action et de pensée contre la violence extrême de l’exploitation. Une violence qui prit souvent la dimension barbare de catastrophes, comme dans les mines du nord, en 1906. La rupture avec les courants du socialisme réformiste majoritaire, déjà bien présents dans les lieux du travail et dans la société, fut inévitable. Le « Temps des révoltes » correspond au temps d’émergence du syndicalisme d’action directe, du « sabotage », de l’affrontement insurrectionnel avec les exploiteurs. « La Belle Epoque » fut aussi l’époque belle des « nouveaux syndicats » qui tenaient tête aux « vieux syndicats » de la social-démocratie. Ils affichèrent leurs orientations révolutionnaires lors du IXe Congrès de la CGT à Amiens, affirmant l’indépendance totale entre les syndicats et les partis politiques, et la primauté de la lutte sur le terrain économique pour construire le mouvement émancipateur des travailleurs. Dans son livre, Anne Steiner redonne vie à nombre de ces militants, femmes et hommes, pour la plupart restés inconnus et passés à l’oubli, qui portaient les idées et l’éthique de l’émancipation, qui furent les irréductibles combattants des luttes les plus radicales de l’époque. Elle souligne la présence incontournable des militants anarchistes, leur popularité et la convergence de leurs idées avec l’esprit généralisé de colère, l’importance des comités de grève et de l’auto-organisation de soutien, telles les « soupes communistes ». Les débats sur les stratégies à mener, sur le rôle des secteurs capables de bloquer la production, lors des grèves dans les chemins de fer  [3]

[3] Ibid.,…

par exemple, montrent que l’idée de la « grève générale » était, plus qu’un mythe, un processus de construction d’une lutte d’un type nouveau. D’où la haine farouche que portent à ce mouvement les « vieux syndicats » sociaux-démocrates, qui persistent inlassablement à défendre le compromis « responsable » entre les classes comme la voie du « progrès », finissent par soutenir les « jaunes » et traitent les grévistes de « terroristes » et de « provocateurs ». On ne peut pas s’empêcher de remarquer le désolant manque d’imagination du discours répressif, qui n’a pas bougé depuis plus d’un siècle !

La collaboration de classe des socialistes et le culte du militarisme étaient évidemment l’avant-goût de l’horreur à venir quelques années plus tard, l’union sacrée et mortifère derrière les bourgeoisies dans la boucherie de la Première grande guerre. Tout comme les principes de l’action directe et du refus de la collaboration de classe des militants syndicalistes-révolutionnaires étaient en cohérence avec les positions internationalistes et antimilitaristes. D’autant que le rôle de l’armée dans la brutale répression des grèves apparaît comme un des traits saillants de la période.

En parcourant« Le Temps des révoltes », on mesure la détermination des collectivités de lutte ouvrière, on comprend leur dynamique émancipatrice, donc subversive, la force que Rosa Luxemburg avait appelé « la nouvelle énergie des masses », qui tendait à balayer la veulerie et la lâcheté du réformisme socialiste. On perçoit aussi, comment l’alliance sacrée entre les classes souhaitée par la bourgeoisie et la barbarie de la guerre fut le chemin choisi pour accomplir le dressage et la domestication des exploités. Comme partout ailleurs en Europe et aux Etats-Unis, beaucoup de choses furent mises en jeu en France, au cours du « Temps des révoltes ». La nature foncièrement pacificatrice, conservatrice, du réformisme, fut illustrée par des parcours surprenants. Voici Clémenceau – ancien défenseur des communards et dreyfusard –, qui devint ministre de l’intérieur, féroce « briseur de grèves » en 1906, voici Aristide Briand, – ex-partisan de « la grève générale »–, qui devint en 1909 Président du conseil et ministre de l’intérieur. Partout, la défense de l’ordre capitaliste s’imposa comme la ligne conductrice du réformisme.

L’affrontement entre deux façons d’envisager le monde, ceux qui le refusent d’un côté et ceux qui pensent améliorer leur sort en s’en accommodant, est présent dans les pages du livre d’Anne Steiner. A la fin du « Temps des révoltes », l’écrasement violent du nouveau courant du syndicalisme révolutionnaire et le redressement du « vieux syndicalisme », scella l’asservissement du monde ouvrier à l’ordre capitaliste. La boucherie de la première grande guerre fut le prix à payer pour la victoire du réformisme. Mais la barbarie se termina en révolution, en Russie, en Europe centrale, en Allemagne. Il faudra un deuxième épisode de la contre révolution social-démocrate et l’avènement des courants fascistes pour venir véritablement à bout de l’idée de révolution. Le règne du syndicalisme non indépendant, sous sa forme socialiste ou bolchevique, trouvera son apogée après l’épisode barbare de la seconde guerre. Un long et sanglant passage entre les années de la Belle époque dont il est question dans le livre d’Anne Steiner, et les années dites des « Trente glorieuses » de l’après Deuxième-guerre.

*****

Au-delà du plaisir de la lecture d’un texte qui reconstitue de façon vivante et vibrante des épisodes de la révolte ouvrière à une période historique charnière, pouvons-nous tirer des leçons de ces pages d’histoire passée pour oser penser un futur hors des murs du capitalisme ? La tentation de retrouver dans les épisodes du « Temps des révoltes » une référence pour aujourd’hui est un exercice stimulant, néanmoins hasardeux, justifié pourtant.

Le livre d’Anne Steiner est passionnant car il transmet la passion des luttes, la nécessité humaine de s’opposer à la logique mortifère de l’organisation capitaliste du monde à ses forces destructives. Il se lit comme un roman historique, avec ces figures hautes en couleur et porteuses de valeurs humaines émancipatrices auxquelles on peut s’identifier. En cela il envoie déjà un message d’espoir. Car la défaite dans le passé d’un autre possible ne prouve pas que tout possible différent est impossible dans l’avenir. Et les questions essentielles alors posées sont toujours là, dans des circonstances historiques, certes nouvelles.

Ce n’est pas tout. « Le Temps des révoltes », d’Anne Steiner, porte en sous-titre « Une histoire en cartes postales des luttes sociales ». Plus que la qualité de la richesse iconographique du livre, c’est bien d’un enrichissement du contenu du texte qu’il s’agit. Nous voilà revenus à la question des techniques à travers les âges. La période traitée est également considérée comme celle de « l’âge d’or de la carte postale ». Rendue possible par le développement de la photographie et de la reproduction rapide et à large échelle des clichés, la carte postale a accompagné l’essor de la correspondance et est devenue, au début du XXe siècle, un nouveau moyen de communication, de témoignage du réel, d’information. Vers 1907, 300 millions de cartes étaient édités par an, en France seulement. A chaque période du capitalisme, ses technologies, et on pourrait s’aventurer à dire que l’usage massif de la carte postale au « Temps des révoltes », correspondait naguère à ce que sont aujourd’hui les « réseaux sociaux ». La technologie de chaque période est façonnée par l’idéologie de ceux qui la produisent, la contrôlent. Dans les cartes postales sur les conflits sociaux, reproduites dans « Le Temps des révoltes », c’est toute une société qui témoigne, le récit prend de la vie, gagne en complexité. « Au-delà des seuls grévistes, c’est en effet toute une population impliquée dans les conflits sociaux qui se donne à voir.  »  [4]

[4] Ibid, p….

Anne Steiner fait néanmoins remarquer que les clichés sont surtout focalisés sur les aspects le plus violents des luttes et moins sur les formes d’organisation, les meetings, les assemblées. Là aussi, l’orientation du discours qui se dit « informatif » n’a pas bougé, reste fidèle à la logique de pensée du pouvoir. Une devanture de Banque détruite prend plus de valeur informative que le compte rendu d’une assemblée de grévistes ou d’un rond-point de Gilets Jaunes.

Nous le savons, l’absence de connaissance historique fait le lit des idées réactionnaires, l’ignorance étant la plus puissante des violences de classe, proclamaient les anarchistes nord-américains au début du XXe siècle. Au présent, la force des délires libertariens et racistes, la parano complotiste, sont eux aussi fondées sur l’ignorance. Si on ne connaît pas l’histoire on ne peut pas se placer dans le présent, on ne peut pas désirer et agir pour un autre futur. C’est toute la richesse du travail d’auteurs, comme Anne Steiner  [5]

[5] On peut lire d’Anne Steiner deux articles dans le…

, de nous aider à revenir sur l’Histoire des vaincus.

Charles Reeve

[1Anne Steiner Le Temps des Révoltes, L’Echappée, 2024,( première édition 2015), p.p. 156-160, Chapitre 9, « 1910 / Le Chambon-Feugerolles, la dynamite des boulonniers ».

[2] Dans la présentation de l’édition de 2024, Anne Steiner remarque que la première édition du livre, en 2015, se trouva rapidement épuisée alors même que le mouvement des Gilets Jaunes venait de secouer la société française. « Même si ce mouvement de contestation ne s’articulait pas autour du travail et ne partait pas des lieux de production, il portait l’exigence de pouvoir vivre dignement et demandait des comptes aux puissants ». Et elle ajoute : « (…)l’inattendue révolte des Gilets Jaunes ne ressemblait à rien de connu, mais dans laquelle je n’ai pu m’empêcher de percevoir comme un lointain écho de ces luttes. » (Ibid, p. 6)

[3] Ibid., p.168.

[4Ibid, p. 12.

[5] On peut lire d’Anne Steiner deux articles dans le numéro 4 de la revue Brasero, Petits Jésus et Gigolettes, la prostitution des mineurs dans le Paris de « La Belle Epoque  », et La citoyenne Sorgue, Passionnaire du Causse.

https://lundi.am/Notre-Belle-epoque-a-nous

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