6 janvier 2025 par Malo Janin
La dette publique de la France menace-t-elle notre stabilité financière ? L’austérité ou la faillite, est-ce la seule alternative ? Le sociologue Benjamin Lemoine décrypte la pression que les marchés financiers font peser sur les États. Entretien.
Publié dans Démocratie
Basta! : La France connaît une période d’instabilité politique suite à la dissolution de l’Assemblée nationale en juin, à la motion de censure contre le gouvernement Barnier en décembre, et au report du vote du budget. Cette situation peut-elle rendre le pays et la dette publique française plus vulnérable face aux marchés financiers ?
Benjamin Lemoine : L’instabilité politique inquiète les marchés financiers. Ils craignent que le gouvernement français ne parvienne pas à mener à bien ses politiques d’austérité et que l’État soit dans l’incapacité de rembourser ses créanciers. Ce que les marchés redoutent le plus, c’est une situation où d’autres urgences, sociales, environnementales, politiques, seraient en position de faire vaciller le caractère sacré et prioritaires des engagements financiers vis-à-vis des prêteurs.
Lors de ces séquences d’incertitude, les créanciers exigent une prime de risque avant de prêter et placer leur argent : les taux d’intérêt augmentent. Si, pour l’instant, il n’y a pas de signal d’alerte majeur, la France profite aujourd’hui moins que les autres pays émetteurs de la zone euro de la tendance à la baisse générale des taux d’intérêts.
Pourrait-on imaginer un scénario à la grecque en France, comme quand, en 2010, une explosion du déficit public et de la dette publique grecques a conduit à une dégradation de la note grecque sur les marchés financiers, et a forcé le pays a prendre des mesures d’austérité très dures en échange de prêts et d’une assistance financière internationale ?
A priori, non. Il faut prendre en compte des facteurs institutionnels : la France est un pays considéré comme « cœur » au sein de la zone euro, non seulement sur le plan économique mais aussi politique. Laisser la dette de la France dévisser, c’est prendre le risque d’éclatement de la zone euro.
Tout le stress de marché sur la dette française pourrait être annulé par l’action de prêteuse en dernier ressort de la Banque centrale européenne (BCE). Mais des discours en off de banquiers centraux glanés par Le Monde laissent à penser que la technocratie européenne désire faire fonctionner la punition de marché sur la France, afin de donner une leçon à la population comme aux gouvernements et faire accepter les plans d’austérité. L’ironie du sort, c’est que le gouverneur de la Banque centrale grecque lui-même considère souhaitable que la France « souffre un peu » sur les marchés.
« Tout le stress de marché sur la dette française pourrait être annulé par l’action de la Banque centrale européenne (BCE) »
Il y a des raisons idéologiques à cela. Pendant la pandémie, la BCE a racheté les dettes souveraines de la zone euro de façon inconditionnelle, ce qui laissait croire qu’il était possible de financer des projets politiques sans contraintes de marché. Et c’est justement cette émancipation potentielle qui pose problème aux élites.
François Bayrou, à l’époque Haut Commissaire au Plan, expliquait qu’il était nécessaire de reconstruire un « récit civique » sur la dette, que le Covid était une parenthèse, et qu’il fallait se préparer au retour nécessaire à la réalité, soit selon lui l’ordre de marché indépassable.
Alors qu’une infrastructure monétaire telle que la BCE pourrait neutraliser la contrainte de marché, les gouvernants veillent à ce que cela soit ignoré du débat public. Ils prétendent « coller au réel », alors qu’ils contribuent à en faire ignorer par la population une majeure partie.
Pour les technocrates et principaux représentants politiques, les institutions monétaires européennes ne doivent être qu’un outil de stabilité financière. En effet, les dettes souveraines, en tant qu’actifs considérés comme « sans risques », sont utilisées comme une garantie pour des opérations plus juteuses. La haute finance utilise la dette publique comme une monnaie et a besoin de cette finance d’État.
Certains économistes estiment que les gouvernements sont alarmistes pour rien, car la France peut refinancer sa dette grâce au roulement, ce qui lui permet de rembourser ses emprunts par d’autres emprunts. Qu’en pensez-vous ?
C’est vrai. Mais il ne faut pas non plus se leurrer en pensant que la technologie qui permet d’émettre de la dette est neutre politiquement, que cet instrument pourrait servir un gouvernement néolibéral comme un gouvernement de rupture.
On observe que si la France parvient à se refinancer, c’est parce qu’il y a un alignement entre les attentes des marchés et l’orientation des pouvoirs en place depuis les années 1980. Si cet alignement venait à disparaître, sans intervention de la BCE, un choc de taux d’intérêt pourrait survenir. Les marchés ont des goûts et dégoûts sociaux et opèrent comme des acteurs politiques.
Qu’entendez-vous par « goûts et dégoûts sociaux » des marchés ?
La dette ne saurait s’analyser indépendamment des intérêts sociaux et politiques qu’elle sert. Les déficits eux-mêmes ont un caractère politique. Ils servent une politique de classe : celle des « caisses vides », par la baisse de cotisations patronales et de la fiscalité des plus aisés. Ceux auprès de qui la puissance publique emprunte et rémunère les intérêts de ses dettes. Sur le même sujet
La classe épargnante mondiale se comporte comme une classe sociale, défendant des intérêts et une idéologie. Elle est en attente de certaines orientations gouvernementales, de budgets arbitrés en faveur du capital : peu d’inflation, peu d’imposition sur le patrimoine. Vendre la dette française c’est aussi vendre un horizon économique futur. Un exemple frappant : une note de JP Morgan de 1987 vantait aux investisseurs le taux élevé de chômage en France, car cela maintenait la pression sur les salaires et la mise en compétition des travailleurs.
La peur de la dette sert-il à vos yeux la destruction de l’État social ?
Évidemment, je ne suis pas dupe là-dessus. L’idée que l’État pourrait « faire faillite » est brandie comme un épouvantail pour rendre acceptable l’inacceptable : la redistribution des revenus du bas vers le haut. On voit à quel point la simple idée de rééquilibrer la fiscalité en mettant à contribution les hauts revenus a rencontré des obstacles au sein des derniers gouvernements.
Et ce sera le cas de n’importe quel gouvernement pseudo-technique qui reconduit en fait le consensus du bloc bourgeois. Avec une fiscalité frappant tous les ménages de façon peu progressive, via la TVA, le Trésor devient une machine à emprunter et à proposer des supports d’accumulation financière pour les classes possédantes.
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La « main gauche », services sociaux, de l’État devient la variable d’ajustement de la « main droite », budget, finances. Cette dernière émet la dette souveraine et revendique le monopole du « fardeau » de maintenir une crédibilité de la dette auprès des marchés. Ce mécanisme va bien au-delà du simple récit de la peur, c’est une véritable ingénierie de domination bureaucratique, de discipline par la dette.
Vous évoquez cette notion dans votre ouvrage La Démocratie disciplinée par la dette. Qu’est-ce que cela signifie ?
C’est l’idée que les gouvernements adaptent leurs politiques pour répondre aux attentes des détenteurs de capitaux. Cela passe par des réformes qui affaiblissent les services publics et alignent la société sur les objectifs financiers.
« La classe épargnante mondiale se comporte comme une classe sociale, défendant des intérêts et une idéologie »
Le projet ultime de la finance est de faire de chacun un petit détenteur de dette publique, par exemple via la capitalisation des retraites. Pourquoi ? Parce que, de la même façon que devenir propriétaire peut modifier votre idéologie, si votre retraite est liée à votre épargne personnelle, vous allez considérer comme légitime et indispensable d’avoir une dette publique financiarisée, compétitive, soutenable, et que l’austérité est la seule issue. Cela engagerait donc matériellement la majorité de la population dans ce système.
Comment en est-on arrivé à un tel alignement des politiques publiques sur les attentes des marchés ?
La confusion entre classe épargnante et classe dirigeante est d’origine. Les constitutionnalistes des États-Unis étaient eux-mêmes des détenteurs de titres. Dès les premières années suivant la Révolution française, le remboursement de la dette a été sacralisé car la bourgeoisie libérale était détentrice de titres. Les États ont construit la légitimité des créanciers financiers, et continuent aujourd’hui de l’entretenir. Ce qui est exceptionnel, ce sont les moments où cet alignement n’existe pas.
Y-a-t’il des alternatives à cette discipline par la dette ?
On peut, de façon optimiste, considérer que les instruments sont déjà là. La BCE est capable d’anesthésier la contrainte de marché, même si elle rechigne à le faire. D’autres régimes que la financiarisation ont existé : des formes de dirigisme politique planifiaient l’économie et le crédit, et réglementaient les systèmes bancaires publics et privés.
Ces systèmes de collecte administrée de l’épargne avaient une fonction « couteau suisse » : contrôle de l’inflation, financement des déficits à court terme, et orientation démocratique des investissements. Les banques ont réussi à se réimposer en expliquant que ce système dirigiste du crédit était inefficace. Leur idée était surtout de reconquérir ce segment d’épargne publique, qui représentait un manque à gagner pour les marchés privés.
Le retour à un dirigisme politique pourrait offrir de nombreux outils aux puissances publiques face aux catastrophes sociales et climatiques bien avancées. C’est l’alternative absolue et l’échappatoire à ce système.
Ne verrions-nous pas flamber l’inflation si la BCE rachetait les dettes ?
Les causes de la montée des prix ont été décorrélées des politiques de la Banque centrale. Au pic de la politique des rachats, en pleine pandémie, l’inflation n’a pas augmenté mécaniquement. La hausse des prix a été expliquée par la hausse du coût des matières premières dans le sillage de la guerre en Ukraine, et les profits du secteur de l’énergie, notamment entre 2022 et 2023. Un outil public de réglementation des marchés permettrait au contraire de contenir l’inflation en agissant sur la façon dont les banques allouent ou non le crédit à l’économie.
Dans votre livre Les chasseurs d’État, vous analysez l’action des fonds vautours, qui rachètent la dette des États et les forcent à rembourser. Quelles sont leurs stratégies ?
Le point de départ de ce livre est de se pencher sur ce qui se passe lorsque les États ne sont plus en capacité d’honorer toutes leurs dettes. Dans ces situations, les fonds procéduriers, dits « vautours » rachètent à bas prix des dettes d’États à leurs créanciers, refusent toute forme de compromis et utilisent des stratégies judiciaires agressives pour exiger des remboursements intégraux.
Prenons le cas du Pérou sous le gouvernement autoritaire d’Alberto Fujimori, dans les années 1990. Un fonds vautour avait alors racheté une dette de 22 millions de dollars à moitié prix. Grâce à des recours judiciaires, ce fonds a fait pression sur l’État péruvien pour qu’il rembourse bien au-delà de ces 22 millions, s’appuyant sur des clauses favorables incluses dans le contrat. L’objectif pour ces fonds est toujours de maximiser leur profit, même au détriment des populations locales.
La France est-elle menacée par ces fonds procéduriers ?
Pas directement, puisque la France émet des titres de dettes en droit français, non soumis à une juridiction étrangère. Cette situation concerne surtout les pays du Sud global qui sont obligés d’émettre des contrats qui les rendent vulnérables pour attirer les investisseurs. Ces derniers incluent la levée de l’immunité souveraine, ce qui signifie que l’État accepte le sort qui lui sera réservé dans les tribunaux en cas de litige.
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Ce qu’on peut craindre en Europe, c’est le glissement de ce genre de pratiques vers l’industrie de l’arbitrage [ISDS, pour Investor-State Dispute Settlement, ndlr], qui règle les litiges entre un investisseur et un État en faisant appel à un tribunal international, tout particulièrement dans le domaine des politiques environnementales. L’Allemagne, après avoir décidé de sortir du nucléaire suite à la catastrophe de la centrale nucléaire japonaise de Fukushima en 2011, a dû indemniser pour près d’1,43 milliard d’euros l’entreprise suédoise Vattenfall pour promesses non tenues de rendements futurs.
L’Espagne actuellement fait face à une campagne internationale de saisie de ses actifs financiers après avoir été condamnée par un tribunal d’arbitrage à indemniser des entreprises affectées par sa décision de supprimer de manière rétroactive des primes aux énergies.
Un épouvantail qui fonctionne pour évite de faire politiques sociales plus équitatives
C’est une réalité économique…Refuser de voir le réel ne l’empêchera jamais d’exister. Au contraire, les conséquences n’en sont que plus terribles. Mais ce ne sont pas les dépenses sociales et solidaires qui sont en cause : ce sont le fonctionnement de l’Etat (gabegies faramineuses et corruption) et les énormes fautes (*) de la classe politique française, aussi inepte et inefficace que corrompue et dépourvue de morale…Dans le domaine économique comme dans tous les autres.
(*) le terme trahisons serait plus approprié