NOUVELLE-CALÉDONIE État des lieux après les émeutes

CA 343 octobre 2024

dimanche 13 octobre 2024, par Courant Alternatif

Le « dégel » du corps électoral calédonien tenté par l’Etat français pour en finir avec la revendication indépendantiste a provoqué dans l’archipel, à la mi-mai, une véritable explosion sociale(1) qui a eu des répercussions dans de nombreux secteurs de la société. La reconstruction projetée rendra le territoire encore plus dépendant de la métropole, à la grande satisfaction des non-indépendantistes. Les indépendantistes ont perdu la présidence du Congrès territorial et se déchirent sur l’attitude à adopter face au pouvoir central, mais la base militante de leur mouvement défend une ligne intransigeante. Enfin, les mesures annoncées comme « douloureuses » pour redresser la situation économique de la Nouvelle-Calédonie pourraient bien y produire rapidement une nouvelle explosion sociale.

En 2007, les listes électorales concernant les provinciales de la Nouvelle-Calédonie avaient été bloquées à leur état de 1998, mais le gouvernement français a déposé en janvier 2024 au Parlement un projet de loi constitutionnelle intégrant dans ces listes les citoyen-ne-s nés sur place ou résidant depuis au moins dix ans dans l’archipel. Cet élargissement du corps électoral calédonien, qui rendrait les Kanak de plus en plus minoritaires sur leur terre, a déclenché le 13 mai – veille de son adoption par l’Assemblée nationale – barricades, incendies et pillages dans l’agglomération de Nouméa. Pour stopper les « exactions(2) », l’Etat français n’a pas lésiné sur les moyens militaires. Sur le site La Voix du gendarme, on peut ainsi lire que le ministère de l’Intérieur a autorisé, le 25 juin, le lancer à la main des grenades GM2L(3) dans l’archipel.
Louis Le Franc, haut-commissaire de la République, n’a cessé ensuite d’y maintenir des « actions de sécurisation ». Le 26 août, après avoir précisé que les forces de l’ordre en étaient à 2 625 interpellations, il a rappelé diverses « restrictions » : interdiction de vendre de l’alcool, de l’essence ou des armes, ou d’en transporter.
Aujourd’hui, ces restrictions ont toujours cours. De même, le seul axe routier desservant le sud de la Grande-Terre demeure bloqué par deux barrages de gendarmes à la hauteur de Saint-Louis, un quartier populaire du Mont-Dore, dans l’agglomération de Nouméa. Ses 1 200 habitant-e-s ne peuvent les franchir qu’à pied, sur présentation d’une pièce d’identité et après fouille corporelle ; et ils sont de plus sans électricité, téléphone ni accès aux soins. Les rassemblements, manifestations et cortèges sont interdits dans les communes de Nouméa, Dumbéa, Païta et du Mont-Dore jusqu’au 30 septembre. Le couvre-feu dans l’archipel a été prolongé pour la énième fois, jusqu’à la fin du mois – et il a été renforcé du 16 au 24 septembre…
Car le 24 septembre était redouté en haut lieu, cette année. C’est un 24 septembre que la France a « pris possession » du territoire, en 1853, et ce jour devenu férié est officiellement la « fête de la citoyenneté » ; mais, pour le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), il marque le début du « deuil kanak ». Et Daniel Goa, président de l’Union calédonienne (UC, la principale composante du FLNKS), avait annoncé le 8 juin qu’une « proclamation unilatérale d’indépendance » serait faite pour ce 171e anniversaire de la colonisation (qui est également le 40e anniversaire du FLNKS). Or, malgré la présence actuelle d’au moins 6 000 policiers et gendarmes (dont 130 GIGN) et la répression judiciaire en cours, l’« ordre public » n’est pas rétabli sur le territoire. Des barrages, au moins ponctuels, subsistent dans des quartiers populaires de Nouméa, comme Montravel. La déportation en métropole de sept responsables de la CCAT a provoqué un nouvel embrasement le 22 juin ; la mort d’un jeune émeutier à Thio le 15 août puis celle de deux autres à Saint-Louis dans la nuit du 18 au 19 septembre (tous trois tués par les forces de l’ordre) aussi. Et, selon un reportage réalisé par TF1 le 26 août(4), les accès aux mines de la SLN restaient bloqués par des militants de l’Union syndicale des travailleurs kanak et des exploités (USTKE)…
Le procureur de la République Yves Dupas désigne depuis la mi-mai la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) comme la « commanditaire des émeutes », l’« organisation mafieuse » qui a forgé un « plan de déstabilisation ». En fait, la CCAT a été créée le 23 novembre 2023 (à l’initiative de l’UC) pour mobiliser contre le « dégel » du corps électoral calédonien qu’allait annoncer le ministre de l’Intérieur Darmanin, alors en visite dans l’archipel. Elle comprend des militant-e-s de formations indépendantistes appartenant ou non au FLNKS (comme le Rassemblement démocratique océanien, le Mouvement des Océaniens indépendantistes, le Parti travailliste ou l’USTKE) ; en revanche, deux autres composantes du FLNKS n’en font pas partie : le Palika et l’Union progressiste en Mélanésie (UPM). La CCAT a organisé avant les émeutes plusieurs manifestations aussi calmes que dynamiques à Nouméa, et elle a déclaré dans un communiqué, le 24 juillet, qu’elle « assume la mobilisation politique et pacifique du rapport de force sur le terrain ». Mais, pour Dupas, ses membres ont exploité la « vulnérabilité » de jeunes « en déshérence », sans formation ni emploi et souffrant d’addictions fortes, « en rupture avec le milieu tribal ou le milieu familial », et « qui ont pu, le cas échéant, recevoir quelques contreparties matérielles (alcool et autres produits) moyennant leur participation active » aux « exactions ». De plus, assure-t-il, « certains modes opératoires déployés sur le terrain » et « certaines formes de communication, comme l’utilisation de talkies-walkies », lui donnent à penser que « des puissances étrangères ont joué un rôle sur le terrain » (!), car c’est « une logistique qui n’a pas pu être mise en œuvre dans l’urgence d’un mouvement spontané ». Il prône donc un traitement judiciaire « rapide, diligent et proportionné » contre les 11 membres de la CCAT mis en garde à vue le 19 juin, notamment pour association de malfaiteurs et pour « complicité par instigation de meurtres ou de tentatives de meurtre sur personnes dépositaires de l’autorité publique ». (En revanche, il n’envisage pas de recourir « à la force publique » ni « de diligenter des poursuites sur des entraves à la libre circulation » contre les « voisins vigilants » qui ont élevé des barricades dans divers quartiers de Nouméa et de son agglomération.)

Quartier de Magenta, à Nouméa, le 24 septembre 2024.

Sur le terrain économique et social

Les médias et le patronat dressent depuis des mois des tableaux apocalyptiques de la situation en Nouvelle-Calédonie(5) en en rendant les émeutiers responsables. En résumé, le coût des destructions est estimé à au moins 2,2 milliards d’euros. 800 entreprises sont sinistrées, ce qui entraîne des pertes de recettes fiscales et douanières évaluées à 380 millions d’euros. L’industrie touristique s’est arrêtée ; le commerce et l’immobilier marchent au ralenti, et la crise structurelle que connaît le secteur du nickel aggrave ce bilan. 25 000 personnes sont au chômage (partiel ou total) sur les 68 000 salarié-e-s que compte le territoire.
« Le pire est à venir, a de plus averti le 28 août la représentante du Medef-NC, Mimsy Daly. Toutes les aides publiques sont coupées. Le domaine de la santé est en faillite et les aides sociales s’arrêtent les unes après les autres. C’est une urgence sociale, pas uniquement économique. »
Les partis institutionnels ne cessent d’appeler l’Etat français au secours, et ils ont préparé… deux plans à son attention ! Le 28 août, le Congrès a en effet adopté à une très large majorité un plan quinquennal de reconstruction du pays porté par le parti non-indépendantiste modéré Calédonie ensemble et évalué à 4,2 milliards d’euros. Il a demandé à l’Etat de le financer et de créer un comité interministériel pour gérer la « crise » de l’archipel. Au travers d’un amendement, tous les groupes signataires de ce plan se sont engagés à mettre en œuvre les efforts nécessaires pour un retour complet à l’ordre public et à la sérénité dans l’archipel. Seul le groupe UNI (qui rassemble pour l’essentiel les élu-e-s du Palika et de l’UPM) s’est abstenu de le voter, lui reprochant (à raison) d’accentuer l’« assistanat » de l’archipel par rapport à la métropole, mais aussi d’entrer en concurrence avec le plan concocté au même moment avec… le haut-commissariat de la République par le gouvernement que dirige depuis 2021 Louis Mapou, une figure du Palika. Ce plan-là, appelé S2R parce que dit « de sauvegarde, de refondation et de reconstruction », veut « réformer la Nouvelle-Calédonie en profondeur » : réviser les systèmes de santé et de protection sociale ; « travailler » sur le pouvoir d’achat, les transports, etc., et construire une « identité calédonienne ». Mais sa « refonte des modèles économique et social, sociétal et institutionnel » vise lui aussi davantage à replâtrer le système existant qu’à le contester. Après la consultation publique par voie numérique en cours sur ce « S2R », le gouvernement calédonien le présentera au Congrès fin septembre, puis il le remettra à l’Etat avant l’examen du projet de loi de finances 2025, prévu le 9 octobre.
Il est certain que les institutions calédoniennes se trouvent confrontées à une paupérisation accrue de la population et aux ruptures d’approvisionnement – ce qui a conduit Philippe Gomès, leader de Calédonie ensemble, à prédire des « émeutes de la faim à la fin 2024 ». Mais avant l’explosion sociale de mai, on savait déjà que près d’un Calédonien sur cinq était sous le seuil de pauvreté et que les jeunes sans qualification étaient à 71 % kanak(6). Et le gouvernement local était déjà menacé par la cessation de paiement, car ses problèmes actuels ne sont pas nouveaux : les déficits du Ruamm (le régime unifié d’assurance-maladie et maternité calédonien) et d’Enercal (le gestionnaire du système électrique local dont l’actionnaire principal est la Nouvelle-Calédonie) ; le manque de trésorerie pour payer les salaires des fonctionnaires, les retraites, les allocations chômage, etc.
Par exemple, le déficit de la Société immobilière de Nouvelle-Calédonie (SIC), qui loge un ménage sur cinq à Nouméa, était avant mai d’environ 5,8 millions d’euros par an. Il s’est seulement aggravé depuis, avec l’augmentation des loyers impayés et des résiliations de baux, notamment dans les quartiers très touchés par les émeutes.
Les « exactions » ont donc surtout accentué les difficultés économiques que connaissait le territoire. La cheffe du Medef-NC l’a elle-même admis, mais pour mettre ces difficultés sur le dos des accords de Nouméa et des institutions qui en sont issues, ou des indépendantistes qui sont aux manettes. « Nous ne pouvons plus vivre comme nous l’avons fait pendant trente ans dans un modèle suradministré qui n’a pas fait ses preuves(7) », a-t-elle asséné. Et le ministère des Finances juge lui aussi que le territoire a vécu depuis trente ans au-dessus de ses moyens : surrémunération des fonctionnaires, système de retraite trop généreux, énergie sous-tarifée ou encore manque de recettes fiscales.
Pour sauver d’une faillite imminente la caisse locale de retraites (CLR) de la fonction publique, le Congrès calédonien a voté le 8 août, à la majorité, des « mesures impopulaires(8) » : les cotisations salariales ont augmenté de 1 % dès août et les pensions des retraité-e-s baisseront de 3 % jusqu’à la fin 2025. (On gardera néanmoins à l’esprit que les fonctionnaires gagnent quasiment un double salaire dans l’archipel, comparé à la métropole.)

Un poste d’observation de la gendarmerie installé dans la commune du Mont-Dore, le 17 septembre 2024.

Mais c’est surtout par l’Etat que les problèmes les plus urgents ont été réglés, tels des petits « miracles » successifs, car cet Etat est prêt à bien des… prêts (à forts taux d’intérêt, sinon des avances remboursables) pour ne pas perdre l’archipel :
• Fin mai, les 272 millions d’euros qu’il a versés au gouvernement calédonien et aux entreprises du territoire (hors le secteur du nickel) ont permis de payer le chômage partiel des 10 000 premiers salarié-e-s n’ayant, ponctuellement ou non, plus de travail et d’aider des petites et moyennes entreprises à se remonter après les émeutes. Cette somme a cependant servi aussi à boucher les trous des comptes sociaux et à maintenir sous perfusion les finances publiques locales et Enercal.
• Le 29 juillet, l’Etat a débloqué encore 14,2 millions d’euros pour permettre à Enercal de retrouver son équilibre courant afin de continuer de fournir de l’électricité aux usines, entreprises et ménages. Mais, pour apurer sa dette (150 millions d’euros), le prix de l’électricité va augmenter pendant deux ans de plus de 34 %… afin d’arriver au « prix normal » de l’électricité et de son transport.
• Comme, depuis plusieurs années, la situation économique et politique de l’archipel fait hésiter les « métros » à y rester(9), entraînant notamment une pénurie de soignant-e-s, l’Etat a décidé, en accord avec le gouvernement local, de « mobiliser la réserve sanitaire » en Nouvelle-Calédonie. Le 12 septembre, son haut-commissariat a annoncé que 11 professionnels de santé allaient y être envoyés (on ignore leur rémunération) et seraient affectés au Médipôle, dans la banlieue de Nouméa, et au centre hospitalier du Nord…
N’en doutons pas, des solutions seront trouvées pour d’autres problèmes, et le patronat calédonien se débrouillera pour rebondir. Mais quoique d’aucuns assurent, comme Yannick Slamet (membre du gouvernement calédonien et du Palika) : « Ça va être douloureux pour tout le monde », « tout le monde » ne souffrira pas pareil. Illustrations :

  • En juillet, la province Sud a porté de six mois à dix ans la durée de résidence dans la province pour bénéficier des aides sociales.
  • Concernant les expulsions des logements sociaux, Benoît Naturel, directeur de la SIC, a déclaré le 28 août qu’il faudrait « nécessairement pour l’équilibre général arriver à ce type de solutions extrêmes ».
  • Dans le secteur du nickel, la fermeture le 31 août de l’usine Koniambo Nickel SAS (KNS) a causé un choc : elle a mis 1 200 salarié-e-s et 800 sous-traitants sur le carreau. Symbole du rééquilibrage économique entre le Nord indépendantiste et le Sud loyaliste, KNS appartenait à la Société minière du Sud Pacifique (actionnaire public à 51 %) et à Glencore (49 %), qui a lâché l’affaire. Toutefois, le 12 septembre, la société Okelani Group One a proposé de racheter les parts de Glencore – mais en ne reprenant que 400 des 1 200 salariés.
    Enfin, dans le dossier CCI Infos d’août-septembre 2024, on peut lire qu’il est urgent de « réduire la fracture sociale et les inégalités ». Dans cette optique, le Medef-NC demande au gouvernement local « d’avoir accès à une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences » parce que « beaucoup de jeunes formés ne trouvent pas d’emplois, tandis que les entreprises manquent de compétences dans la finance, le marketing, le numérique… » ; et il préconise « un véritable développement économique des terres coutumières (…) afin de favoriser notamment l’entrepreneuriat kanak et l’accès à l’emploi à chacun ». Autrement dit, la recette du « vivre-ensemble » calédonien si vanté serait de créer chez les Kanak quelques patrons de plus, et de mettre au travail leur jeunesse désœuvrée afin qu’elle puisse acquérir des biens de consommation, à crédit ou non, au lieu de les voler ou de les détruire ?
Le checkpoint de Saint-Louis : sur une voie, des bastion walls (cages de métal doublées de sacs remplis de gravats) et des barbelés ; sur l’autre, deux blindés Centaure

Sur le terrain institutionnel et politicien

Un événement notable a eu lieu le 29 août dans l’archipel, concernant les institutions locales : Roch Wamytan (membre de l’UC et grand chef de Saint-Louis(10)), qui présidait le Congrès depuis 2019, a été remplacé par Veylma Falaeo, de l’Eveil océanien (pour la première fois, une femme d’origine wallisienne et futunienne a ainsi accédé à la tête du Congrès).
Wamytan était parvenu à ce poste grâce à ce qu’il appelait la « majorité océanienne » – une alliance des groupes UC-FLNKS et Nationalistes et UNI-Palika avec l’Eveil océanien. Mais le 19 juillet 2024 Milakulo Tukumuli, responsable de ce parti charnière – couramment présenté comme la « troisième voie » entre les indépendantistes et les non-indépendantistes –, avait reproché à Wamytan, dans une lettre ouverte intitulée « Et maintenant ? », son « irresponsabilité » depuis l’« insurrection »(11). Et Falaéo a en fait été élue parce que les non-indépendantistes se sont désistés en sa faveur au second tour du scrutin. Au premier, Wamytan avait obtenu 26 voix, Naïa Watéou (la candidate des Loyalistes) 19 ; Philippe Dunoyer (Calédonie ensemble) 6, Falaéo 3. Mais les opposants à Wamytan ont ensuite voté pour celle-ci, et elle a eu 28 voix, lui 26.
Ce revers électoral des indépendantistes est à relativiser : d’une part, des territoriales devraient avoir lieu au plus tard le 15 décembre(12), aussi Falaéo ne sera-t-elle peut-être en poste que trois mois ; d’autre part, les non-indépendantistes ne l’ont choisie que pour dégommer Wamytan et ont souvent été en opposition avec l’Eveil océanien. Quoi qu’il en soit, il y a maintenant au Congrès une « majorité de reconstruction » toute disposée à s’entendre avec l’Etat français – et à poursuivre les tractations partidaires qui sont la cuisine habituelle de la démocratie parlementaire. La nomination de François-Noël Buffet (sénateur LR) au ministère de l’Outre-Mer est appréciée à la fois par le patronat et par une bonne part de la classe politique calédonienne.
Falaéo a déclaré sitôt élue : « L’Océanie n’est pas une ethnie », mais elle a affirmé être prête à travailler avec les deux camps, défendre les valeurs de la République, vouloir lutter contre les inégalités, rechercher un « partenariat avec la France » pour régler la question de la décolonisation (sans pour autant parler d’indépendance), et s’opposer à toute gestion par région (en réponse à Sonia Backès, la cheffe de file loyaliste qui a plaidé le 14 juillet pour une « autonomisation des provinces » afin que sa riche province Sud fasse sécession).

Sur le terrain militant indépendantiste

Un autre événement notable a eu lieu le 29 août : le 43e congrès du FLNKS s’est ouvert à Koumac sans le Palika ni l’UPM, ce qui a mis en relief ses dissensions internes. Depuis que Darmanin a rendu public le projet de « dégeler » le corps électoral calédonien, l’UC réclame, comme la CCAT, que ce projet soit retiré (Macron l’a seulement suspendu) ; et seuls le Palika et l’UPM ont poursuivi le dialogue avec le gouvernement.
Au 42e congrès du FLNKS, qui s’était tenu à Dumbéa le 23 mars, toutes ses composantes étaient présentes, ainsi que le syndicat USTKE et le Parti travailliste, parce qu’il fallait à tout prix arrêter une position commune contre ce fameux « dégel ». Mais les désaccords, qui sont forts depuis des années au sein du FLNKS, se sont aggravés avec les émeutes – concernant la position de la CCAT vis-à-vis d’elles, l’intégration de nouveaux membres dans le FLNKS ou les relations avec l’Azerbaïdjan.
Le 43e congrès, prévu le 15 juin à Koné, a été reporté parce que les chefs coutumiers de cette commune se sont opposés à ce qu’une grosse délégation de la CCAT y participe. Et, durant l’été, les déclarations émanant du camp indépendantiste ont montré où en étaient ses composantes :

  • Les 27-28 juillet, après son assemblée générale à Poindimié où les 24 délégations venues représentaient « un effectif approximatif de 1 500 personnes », la CCAT a renouvelé sa demande que les forces de l’ordre quittent l’archipel, qu’une enquête sur leurs interventions soit menée par des parlementaires et que les « prisonniers politiques déportés en métropole » soient rapatriés – c’« est une obligation pour le retour à la sérénité » et la reprise du dialogue avec l’Etat ». La CCAT a acté « le maintien de la mobilisation pacifique (…) tant que le sujet du dégel du corps électoral n’est pas une bonne fois pour toutes aboli », avec des actions organisées le 13 de chaque mois en référence au « départ de la révolte ». Elle a jugé « défaillante » la gouvernance du FLNKS, mais en assurant qu’il « reste le mouvement de libération nationale » et en estimant que son prochain congrès devrait être « ouvert à tous » et « assumer avec l’ensemble des partis politiques qui le composent les conséquences des actions de terrain coordonnées ». Elle a exigé le départ de Louis Le Franc, et s’est prononcée pour la tenue des provinciales à la date prévue « afin de renouveler et rajeunir l’ensemble de la classe politique calédonienne ».
  • Le 26 août, Paul Néaoutyine (un des fondateurs du Palika, maire de Poindimié et élu du Congrès territorial depuis 1989, président du FLNKS de 1990 à 1995, président de la province Nord depuis 1999…) s’en est pris dans un retentissant communiqué au « relais CCAT » de sa commune, mais plus largement à l’UC et à la CCAT territoriale. Dénonçant l’« hommage » que cette section CCAT de Poindimié voulait rendre au onzième mort des émeutes, il a déclaré que « le décès de ce jeune relève de la responsabilité des relais CCAT concernés ainsi que de leurs donneurs d’ordre qui se couvrent du drapeau Kanaky et usurpent le sigle FLNKS dans une “stratégie du chaos” décidée par une seule composante du FLNKS » – et il a « interpelé les services compétents de l’Etat pour dégager les points de blocage annoncés et permettre la libre circulation » !
  • Le 28 août, l’UPM a déploré dans un communiqué la non-condamnation des émeutes par toutes les composantes du FLNKS, l’« absence de débat sur la stratégie de fond » et des « conditions de sécurité et de circulation, préalables à un débat apaisé au sein du FLNKS » – et elle a annoncé qu’elle ne participerait pas à son 43e congrès. Peu après, le Palika a fait de même après avoir déploré que les modalités de sortie de crise et la reprise du dialogue avec l’Etat ne figurent pas à l’ordre du jour du congrès. Pour lui, le FLNKS fait l’objet d’une « instrumentalisation » et « ce rassemblement [de Koumac] ne peut pas être un congrès du FLNKS, ce qu’il en sortira n’engagera en aucun cas le Palika ». Poindimié, le 15 août 2024. Les 27-29 août, le 43e congrès du FLNKS s’est néanmoins tenu au nom de l’« unité » nécessaire(13) pour permettre « à notre pays de se libérer du joug colonial français », selon les mots de Laurie Humuni, secrétaire générale du RDO – le parti chargé d’« animer » le FLNKS, dont la direction était tournante depuis 2001. Les thématiques retenues étaient la gouvernance du FLNKS et la stratégie à définir pour obtenir « une Kanaky libre et indépendante », l’identité kanak, la jeunesse, les enjeux sociétaux et la reconstruction économique. L’UC a alors proposé de réactiver le poste de président du FLNKS (« une nécessité politique face aux enjeux de la suite de l’accord [de Nouméa] »), et elle a soutenu la candidature de Christian Tein présentée par la CCAT.
    Ce militant, qui est à la fois le porte-parole de la CCAT et le commissaire général de l’UC, est présentement emprisonné à Mulhouse. En le mettant à sa tête, le FLNKS a reconnu la CCAT comme un outil de mobilisation et il a durci sa position face à l’Etat(14). La nomination de Tein est assez symbolique étant donné sa détention en métropole, mais elle vise à donner des gages à une jeunesse kanak décidée à ne pas lâcher – et à obtenir d’elle un « desserrement » des barrages qui subsistent ? Ou, concernant Saint-Louis, à « convaincre les jeunes de lever le pied (…) autrement dit de se rendre (…) pour sauver leur vie », selon les mots de Wamytan sur Franceinfo, le 23 septembre ?

 Le 24 septembre et ses suites

C’est sous une haute surveillance policière que s’est passé le 24 septembre : 35 escadrons de gendarmerie (sur les 116 que possède la France) et 30 blindés pour assurer le « maintien de l’ordre » sur un territoire de 271 000 âmes ; des « colonnes de déblaiement » prépositionnées pour détruire d’éventuels barrages… Les médias ont surtout rapporté la « bataille » des drapeaux qui s’est déroulée à Nouméa entre des « collectifs de résistance citoyenne » et des indépendantistes, dans une ambiance pesante. La proclamation d’indépendance qu’avait annoncée Daniel Goa a été faite par les grands chefs kanak, réunis sur l’île de Maré en présence de dignitaires maoris, vanuatais et fidjiens, mais en l’absence de représentants des institutions locales ou de l’Etat. Selon Hyppolite Sinewami Htamumu (le président de l’association Inaat Ne Kanaky qui les regroupe), la « déclaration unilatérale de souveraineté des chefferies sur leurs territoires coutumiers » est un « acte symbolique et solennel qui permettra au peuple autochtone kanak de se détacher du système colonial et de gérer ses affaires coutumières avec ses propres moyens ». Ce grand chef explique avoir pour sa part démissionné le 30 juillet du Sénat coutumier parce que celui-ci fonctionnait comme un « service de l’Etat », alors que « la jeunesse a sollicité Inaat Ne Kanaky parce que la confiance n’y est plus, que ce soit au niveau des institutions coutumières ou au niveau politique ».
On va mesurer dans les jours à venir le poids des instances coutumières, et comment se traduisent concrètement l’« autonomie de gouvernance des affaires de l’identité kanak » et l’« accompagnement du peuple autochtone kanak dans son développement et son émancipation pour une durée d’une génération » qu’elles ont décidés. Autrement dit, les élu-e-s kanak vont-ils se retirer des institutions calédoniennes ?
La « délégation calédonienne interinstitutionnelle » arrivée – le 24 septembre – à Paris pour rencontrer des parlementaires (des divers partis, dont le Rassemblement national) et faire appel à la « solidarité nationale » était quant à elle composée des principaux responsables politiques de l’archipel, hormis ceux du Palika…
Concernant le mouvement indépendantiste, on peut relever deux paradoxes :
D’une part, il est sorti affaibli des émeutes non tant parce que la répression s’est abattue sur la jeunesse des quartiers populaires, pour une large part kanak, que parce que le fossé s’est élargi entre la direction du mouvement et sa base. Celle-ci est de plus en plus réfractaire à la démarche qu’a promue l’accord de Nouméa : une accession à l’indépendance par la voie électorale et par la participation aux institutions locales.
D’autre part, dans le même temps où les directions de l’UC et du Palika s’opposent sur l’attitude à adopter par rapport à l’Etat et où le camp indépendantiste s’affaiblit dans les institutions locales, les législatives de juin-juillet 2024 ont confirmé la force de sa revendication (comme l’élection au Sénat d’un membre de l’UC, Robert Xowié, le 2 octobre 2023)(15). Malgré le charcutage des circonscriptions réalisé dès 1986 par le ministre de l’Intérieur Pasqua pour empêcher l’arrivée de Kanak au Parlement, et alors que le corps électoral est « ouvert » dans l’archipel à l’occasion des législatives, Emmanuel Tjibaou a été élu député avec plus de 57 % des voix(16).
Reste cependant à savoir quel contenu est donné à l’heure actuelle au mot indépendance, et plus encore à celui de socialisme, auquel le sigle du FLNKS fait encore référence.

Vanina, le 26 septembre 2024

Notes
1 Voir notamment les articles parus dans le précédent Courant alternatif et le texte suivant dans ce numéro.
2 Ce terme couramment utilisé par les politiques et les médias permet de taire ce que l’« explosion sociale » suggère : une révolte contre les inégalités existant entre des classes aux intérêts antagoniques.
3 Ces grenades qui ont remplacé en 2018 les GLI-F4 (mises en cause dans la mort de Rémi Fraisse à Sivens en 2014), devaient depuis 2021 être utilisées avec un lanceur spécifique.
4 « Le nickel, symbole de la grave crise qui touche la Nouvelle-Calédonie ».
5 Franceinfo titrait par exemple le 7 août : « Un archipel à bout de souffle, une économie à genoux… ».
6 Au recensement de 2019, les Kanak représentaient sur le territoire 57 % des non-diplômés, 75 % des ouvriers, 70 % des chômeurs, 90 % des détenus et 6 % des diplômés de l’enseignement supérieur.
7 Dans cette logique, Christopher Gygès, membre du gouvernement calédonien et anti-indépendantiste, suggère de ne plus remplacer un fonctionnaire sur deux.
8 « Retraites de la fonction publique : le Congrès de la Nouvelle-Calédonie adopte la réforme de la CLR à contrecœur », Franceinfo.
9 Selon la chambre de commerce et d’industrie calédonienne, le nombre des départs cette année est déjà supérieur à celui des arrivées de plus de 6 000 personnes.
10 Les grandes chefferies sont les districts coutumiers kanak.
11 Wamytan a notamment provoqué un tollé au Congrès en soutenant une initiative de l’élue indépendantiste Omayra Naisseline : le 18 avril, elle a signé à sa place un mémorandum de coopération entre le Congrès de l’archipel et le Parlement de l’Azerbaïdjan.
12 Macron a toutefois évoqué leur possible report.
13 Signe des tensions existantes, il y a eu fouille des véhicules et interdiction de tout port d’arme, de toute consommation d’alcool et de toute prise de photos ou enregistrement de vidéos.
14 A noter que ni le Palika ni l’UPM ne s’en sont retirés à ce jour.
15 Lire « Les voix indépendantistes majoritaires aux législatives 2024 » (blog de l’AISDPK sur Mediapart).
16 Sa campagne axée sur l’apaisement et la réconciliation a néanmoins pu lui attirer des voix de non-indépendantistes.

http://oclibertaire.lautre.net/spip.php?article4262

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