22 févr. 2024
Les deux géants français de l’assurance multiplient les engagements pour lutter contre le dérèglement climatique. Pourtant, AXA et SCOR couvrent plusieurs terminaux de gaz naturel liquéfié aux États-Unis, alimentés par l’industrie ultra-polluante du gaz de schiste, comme le révèlent des contrats confidentiels obtenus par Disclose, en partenariat avec Rainforest Action Network, Public Citizen et Reclaim Finance.
« Gérer l’inévitable ». Depuis le début de l’année 2024, l’assureur AXA est en campagne. Son crédo : faire savoir aux entreprises comme aux particuliers qu’il se tient à leurs côtés pour faire face aux conséquences du changement climatique. Et les accompagner sur la voie de l’adaptation. Entre les récentes inondations dans le nord de la France, les ouragans qui frappent de plus en plus fréquemment les États-Unis, la sécheresse ou les feux de forêts, « le temps presse », comme l’écrit le numéro 1 français des assurances dans son « guide de l’adaptation », publié le 2 février dernier. Un livret d’une quarantaine de pages dans lequel l’entreprise rappelle que « les trajectoires d’émission de gaz à effet de serre actuellement observées nous entraînent vers un réchauffement qui va continuer à augmenter ». Le même jour, Thomas Buberl, le directeur général du groupe, se fend d’un message sur ses réseaux sociaux. Il martèle l’importance pour les entreprises de « réduire les émissions de CO2 tout en s’adaptant aux impacts du changement climatique ».
Pourtant, malgré cette détermination affichée, l’assureur aux 102 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022 est lui-même l’un des principaux soutiens au dérèglement climatique, comme le dévoilent des contrats d’assurance restés jusque-là confidentiels. Ces documents obtenus par des partenaires de Disclose, les ONG américaines Rainforest Action Network et Public Citizen, révèlent que le groupe français assure l’un des plus importants terminaux d’exportation de gaz naturel liquéfié (GNL) américains. Son nom : Cameron LNG. Les dommages couverts par AXA dans le cadre de ce contrat s’élèvent à plus de 5 millions de dollars (4,6 millions d’euros), sur les 100 millions nécessaires. Les risques, y compris liés au terrorisme, sont pris en charge pour une période allant de juin 2023 à juin 2024. Parmi les autres assureurs du projet, on trouve l’allemand Allianz ou l’helvète Swiss Re.
AXA, pompier pyromane en matière de climat
« C’est de la schizophrénie », déplore une source interne à AXA auprès de Disclose. Un double jeu qui s’explique, selon elle, par le fait que « le risque réputationnel sur le gaz reste encore très cantonné ». Au contraire du charbon, pour lequel AXA a largement communiqué sur sa stratégie de sortie, d’ici à 2030. Concernant le gaz naturel liquéfié, un secteur rentable aux risques assez faibles, AXA fait donc le pari de la discrétion. Pas un mot sur le sujet dans sa communication. Rien. Le GNL est pourtant loin d’être une énergie propre. Encore moins lorsqu’il est produit aux États-Unis.
Car le GNL américain, exporté dans le monde entier via des terminaux méthaniers comme Cameron LNG, est très largement issu du gaz de schiste : près de 80 % du gaz produit aux États-Unis provient de cette roche, dont l’extraction par fracturation hydraulique est interdite en France depuis 2011. Une interdiction en partie liée à ses conséquences sur le climat : sa production dégage d’importantes émissions de méthane, un gaz 80 fois plus polluant que le CO2. Pour Clark Williams-Derry, analyste en financement de l’énergie à l’institut américain spécialisé en énergie, l’IEEFA, les choses sont claires : « le GNL est devenu le moteur des nouvelles infrastructures gazières aux États-Unis, non seulement de la fracturation hydraulique et des forages, mais également des pipelines ».
« Il suffirait que quelques grands noms de l’assurance se désengagent des terminaux GNL pour enrayer la capacité des énergéticiens à développer leurs projets climaticides. »Ariel Le Bourdonnec, de l’ONG Reclaim Finance
Contacté par Disclose, AXA admet que sa « politique Énergie ne comprend pas de restrictions de ses activités d’assurance pour les terminaux GNL », tout en rappelant ses divers engagements dans les domaines des énergies fossiles, y compris… l’exclusion « des entreprises dont plus de 30 % de la production totale de gaz provient de gaz de schiste ». Un paradoxe qui ne semble pas déranger l’assureur, qui s’abrite derrière le secret des affaires pour ne pas commenter « l’identité de ses clients […] ni les projets individuels ».
En assurant le terminal de Cameron LNG, le groupe AXA ne peut ignorer qu’il participe activement au boom du gaz de schiste aux États-Unis. Une production notamment entre les mains de TotalEnergies, qui détient quelque 1 700 gisements de gaz de schiste actifs au Texas. La compagnie, se vantant d’être le n°2 du GNL dans le monde, détient 16,6 % du terminal. Difficile, par ailleurs, de soutenir que le GNL est une énergie de transition : à titre d’exemple, les émissions accidentelles de Cameron LNG, entre 2019 et fin 2022, représenteraient à elles seules l’équivalent des rejets de 2 000 voitures pendant un an, d’après les recherches de l’organisation écologiste Louisiana Bucket Brigade.
« AXA et ses concurrents se cachent derrière le grand nombre d’acteurs impliqués dans les terminaux de GNL pour fuir leurs responsabilités, regrette Ariel Le Bourdonnec, chargé de campagne assurance pour l’ONG Reclaim Finance. Il suffirait que quelques grands noms de l’assurance s’engagent à ne plus couvrir de nouveaux terminaux de GNL pour enrayer la capacité des énergéticiens à développer leurs projets climaticides. »
Le Golfe du Mexique, un hub du GNL menacé d’effondrement
Pour une précédente enquête sur le scandale du gaz de schiste de TotalEnergies aux États-Unis, Disclose s’est rendu sur le site de Cameron LNG, en Louisiane. Pour y arriver, il faut emprunter la seule route qui relie Lake Charles à la commune de Hackberry, dans le Golfe du Mexique. Ce territoire transformé en hub d’exportation du GNL a longtemps été protégé des ouragans par ses zones humides, aujourd’hui menacées d’effondrement, selon des chercheurs de la Tulane University, en Louisiane. En cause, outre la hausse du niveau de la mer : les immenses canaux creusés par l’industrie pétrogazière pour acheminer le GNL jusqu’à la côte. La zone subit également le dérèglement climatique de plein fouet, comme l’indique le passage de tempêtes de plus en plus violentes, à l’image de l’ouragan Delta en 2020 et ses rafales à 160 km/h. Églises aux murs arrachés, maisons dont il ne reste que les fondations, commerces abandonnés… L’été dernier, trois ans après son passage, les stigmates étaient toujours bien visibles.
En 2022, plus de 60 % des cargos exportant du GNL américain sont partis des côtes de Louisiane. Certains alimentant directement les foyers français : depuis la signature du contrat par AXA, à l’été 2023, au moins 19 tankers ont rallié la France depuis Cameron LNG, selon les données du ministère de l’énergie américain.
À 4 000 kilomètres du Golfe du Mexique, sur la côte ouest des États-Unis, une autre installation de GNL bénéficie du discret soutien de l’assureur français AXA, selon d’autres contrats obtenus par Disclose et ses partenaires. Il s’agit du terminal Tacoma LNG, situé dans la ville du même nom, à quelques encablures du Canada. Les Amérindiens du peuple Puyallup n’ont de cesse de protester contre le site industriel, qui met en danger, selon eux, les ressources liées à la pêche et la santé de leur communauté. D’après un collectif d’organisations écologistes américaines, le terminal, actif depuis 2022, risque également d’entraîner une « augmentation du transport et de la production de gaz de schiste ». Les installations du site gazier sont assurées à hauteur de 650 millions de dollars. AXA, via sa filiale britannique AXA XL Insurance Company UK Ltd., a fourni près de 36 millions de dollars (33,3 millions d’euros) d’assurance, soit 5,5 % de la couverture requise en 2023.
Tacoma LNG n’exporte pas le gaz américain, mais ravitaille certains riverains et des navires qui utilisent le GNL comme carburant. À l‘instar des deux immenses cargos de la compagnie Tote Maritime, qui relient deux fois par semaine Tacoma à Anchorage, en Alaska, emportant des vivres, des produits de consommation et jusqu’à 250 véhicules par voyage.
En janvier dernier, Tacoma LNG a dû retirer la demande d’expansion de ses installations. En cause, la mobilisation des riverains et le recours administratif intenté par plusieurs organisations écologistes, qui y voyaient une « catastrophe climatique ». Les émissions de gaz à effet de serre des navires fonctionnant au GNL seraient de 70 % à 82 % plus élevées par rapport au gasoil marin classique, selon le think tank International Council on Clean Transportation (ICCT).
AXA n’est pas le seul acteur français de l’assurance à placer ses pions dans l’industrie ultra-polluante du GNL américain. Selon les documents consultés par Disclose, le géant de la réassurance SCOR, numéro cinq mondial de son secteur, participe également à la couverture de Tacoma LNG, aux côtés d’AXA. En tant que réassureur, le rôle de SCOR consiste à couvrir les assureurs. En clair, ces derniers transfèrent une partie de leurs risques aux réassureurs afin d’éviter de porter seuls des événements particulièrement coûteux… À Tacoma, SCOR réassure l’installation à hauteur de 22,75 millions de dollars (21,1 millions d’euros).
Pourtant, en 2023, ce poids lourd du secteur a lui aussi multiplié les engagements climatiques, en annonçant notamment ne plus couvrir de nouveaux champs gaziers. Le groupe français s’est également engagé depuis plusieurs années à ne plus investir dans des entreprises produisant du gaz de schiste. Son soutien à un terminal de GNL largement alimenté avec cette matière première interroge sur le sérieux de ces annonces. D’autant plus que la société apparaît dans un autre projet gazier américain. Cette fois, SCOR participe à la couverture des installations du terminal Gulf LNG, installé dans l’État du Mississippi. Aujourd’hui dédié aux importations de gaz, ce terminal devrait bientôt être agrandi et converti pour exporter du GNL, comme le souhaite son propriétaire, le géant de l’énergie Kinder Morgan. Sur les 750 millions de dollars de capacité d’assurance requis, la part du groupe français n’est pas précisée dans les contrats que nous avons analysés. Interrogé par Disclose, SCOR se contente d’indiquer : « Nous ne communiquons pas sur nos clients ou sur des projets individuels. »
Pendant que les assureurs français apportent leur concours à l’une des industries les plus climaticides à l’autre bout de la planète, leurs clients historiques, en France, se sentent démunis. Dans une tribune publiée fin 2023, un collectif de maires de petites communes dénonçait le « désengagement des assureurs », les obligeant à s’auto-assurer à leurs frais. Motif invoqué par les compagnies d’assurance ? L’accroissement des catastrophes naturelles causées par le dérèglement climatique.
Enquête : Alexander Abdelilah
Édition : Mathias Destal et Pierre Leibovici
Commentaires récents