Israël-Palestine, le 7 octobre et après (2) : doubles standards et compassions sélectives

par Julien Deroni, jeudi 22 février 2024

Dans le premier épisode de cette série « Israël-Palestine, le 7 octobre et après », nous avons étudié le cadrage médiatique qui s’est imposé dans les jours et les semaines qui ont suivi les attaques meurtrières menées par le Hamas le 7 octobre 2023 : présentisme, déshistoricisation, dépolitisation.

Dans ce deuxième article, lui-même décomposé en deux parties, nous tentons d’analyser, exemples et études quantitatives et qualitatives à l’appui, comment, au sein de ces cadres, divers phénomènes omniprésents dans les médias dominants (doubles standards, compassions sélectives, invisibilisation et déshumanisation) ont conduit, au total, à un véritable naufrage informationnel et moral.

Cette première partie de l’article est consacrée aux phénomènes de doubles standards et de compassions sélectives. Dans la seconde partie également en ligne, nous revenons sur les processus d’invisibilisation de Gaza et de déshumanisation des Palestiniens.

Le 12 février 2024, Le Monde mettait en ligne un article titré « Les visages du massacre dans la bande de Gaza » [1], signé de six journalistes, également présent sur la Une de l’édition papier datée du 13 février, dans lequel étaient dressés les portraits de neuf des près de 30 000 victimes de la campagne militaire israélienne contre la bande de Gaza. Le moins que l’on puisse dire est que cet article tranchait singulièrement avec le traitement à l’œuvre depuis le 7 octobre dans les médias dominants. Nous signalions ainsi dès le 23 octobre que « cette séquence a reconduit, voire aggravé la déshumanisation chronique des Palestiniens par le traitement journalistique ordinaire : dans de nombreux médias, ils ont été la plupart du temps réduits, au choix, à des « terroristes », à des individus sans nom ni voix… ou carrément invisibilisés. » Quatre mois plus tard, ce constat est toujours opérant, et l’article du Monde est malheureusement, selon la formule consacrée, l’exception qui confirme la règle, a fortiori si l’on met en regard le traitement réservé aux Palestiniens avec celui appliqué aux victimes israéliennes : depuis le 7 octobre, malgré le bilan effroyable à Gaza et, dans une moindre mesure, en Cisjordanie, le bruit médiatique – entendu comme la somme des effets de cadrage, de (dé)légitimation et d’imposition de problématiques à l’œuvre dans les grands médias – a été marqué par les doubles standards, les compassions sélectives et, au total, une invisibilisation de la tragédie de Gaza, ultime symptôme d’un phénomène de déshumanisation des Palestiniens.

Doubles standards (1) : information israélienne, propagande palestinienne


Informer en temps de conflit armé n’est pas chose aisée, et loin de nous l’idée selon laquelle il suffirait de se baisser pour ramasser les informations, le travail ne consistant alors qu’à les mettre en forme. Les conditions « sur le terrain » ne facilitent guère l’exercice du métier de journaliste, surtout lorsque, comme dans le cas de la bande de Gaza, la zone n’est pas accessible en raison des restrictions imposées par l’État d’Israël. Qui plus est, les guerres et conflits armés sont l’occasion du développement spectaculaire de diverses formes de propagande, auxquelles ont recours toutes les parties, ce qui impose une mise à distance critique pour quiconque veut produire de l’information et pas seulement servir l’agenda de tel ou tel protagoniste.

À ce titre, il est en premier lieu frappant de constater à quel point la mise à distance a été à géométrie variable selon que les informations venaient de la partie israélienne ou de la partie palestinienne, un phénomène participant de l’adoption des doubles standards qui ont structuré, et structurent aujourd’hui encore, le bruit médiatique. Par « double standard », nous entendons ici la pratique par laquelle les critères de jugement ou d’appréciation – en général non énoncés – changent non en fonction de leur objet mais en fonction de l’individu ou du groupe sur lesquels ils portent. Un exemple particulièrement caricatural nous a été donné à voir par BFM-TV qui, à de multiples reprises et sans visiblement mesurer l’énormité de la chose, a jugé bon, lorsque la chaîne reprenait des images diffusées par l’armée israélienne ou par le Hamas, d’apporter les précisions suivantes :


« Images fournies par » vs « Images de propagande de » : le « deux poids, deux mesures » est ici particulièrement flagrant et, si tous les grands médias n’ont pas été aussi loin dans la caricature, force est toutefois de constater que les doubles standards quant à la mise à distance des informations fournies par les protagonistes du conflit ont été un marqueur, et une constante, du traitement médiatique de la séquence en cours.

L’un des exemples les plus frappants concerne les bilans humains avec le recours systématique, lorsqu’il s’agit de mentionner le nombre de morts à Gaza dans des articles et dépêches, à la formule « selon le Hamas », parfois même jusque dans les titres :


En soi, cette précision ne serait pas problématique si elle trouvait son équivalent lors de la mention des victimes israéliennes de l’opération armée du 7 octobre – ce qui est beaucoup moins systématiquement le cas [2] – et si elle n’était pas accompagnée de questionnements récurrents quant à la « fiabilité » des chiffres fournis par la partie palestinienne – ce qui n’est jamais le cas concernant Israël. Témoin de la prégnance de ces questionnements, le nombre d’articles qui entendent établir si, oui ou non, ces chiffres sont fiables.


Là encore, il n’y a pas de problème en soi à questionner la fiabilité des chiffres fournis par le Hamas ou, pour être plus précis – nous y reviendrons – par le ministère de la Santé de Gaza. Le contexte de conflit en général et certaines annonces prématurées en particulier, notamment l’origine des tirs et le nombre de victimes lors du bombardement de l’hôpital al-Ahli le 17 octobre, surévalué dans un premier temps, ont incité à ne pas prendre pour argent comptant les chiffres communiqués par les autorités gazaouies qui, en raison du blocus imposé par Israël, sont les seules à pouvoir fournir des chiffres. Mais il est pour le moins troublant de constater que, sur la durée, et ce malgré le travail de vérification d’un certain nombre de journalistes de grands médias (y compris dans les articles dont nous avons reproduits les titres ci-dessus) qui ont établi que l’ONU [3], l’OMS et les ONG internationales avaient toujours considéré les données du ministère de la Santé de Gaza comme étant fiables, et qu’il en allait de même des… autorités israéliennes, les précautions d’usage se soient transformées en éléments d’une langue automatique dont l’un des principaux effets est de semer le doute quant à la véracité des chiffres.

Le fait que les autorités israéliennes aient pu dans un premier temps surévaluer le nombre de victimes de la sanglante opération armée du 7 octobre 2023 [4] et qu’elles aient en outre relayé voire diffusé de fausses informations [5], n’a nullement entraîné une telle réaction : ni multiplication des articles du type « Peut-on se fier à… » – dont l’existence même et la répétition dans le temps, quand bien même ils concluraient à la fiabilité des chiffres (ce qui est quasi unanimement le cas), entretiennent un climat de suspicion vis-à-vis des chiffres des autorités de Gaza – ni lourde insistance sur le fait que tel ou tel chiffre fourni par Israël serait par définition sujet à caution dans la mesure où la source se serait trompée et/ou aurait menti dans un passé récent.

Confirmation de ce phénomène avec la récurrence de l’usage du terme générique « ministère de la Santé du Hamas » en lieu et place de l’appellation officielle de l’institution (« ministère de la Santé de Gaza »), massivement utilisé dans les studios TV/radio et dans les dépêches et articles, là encore jusque dans les titres de ces derniers.


Un choix à notre connaissance unique au monde : nos recherches ont peut-être été insuffisantes, mais nous n’avons pas trouvé d’autres situations où un ministère serait systématiquement associé au mouvement politique qui le dirige. Un choix qui n’est là encore pas anodin et qui ne trouve pas davantage son équivalent du côté d’Israël : sauf erreur de notre part, aucun média ne parle du « ministère de la Santé de Netanyahou » ou du « ministère de la Santé du Shas » (parti religieux ultra-orthodoxe auquel appartient le ministre de la Santé israélien Uriel Buzo), mais bien du « ministère israélien de la Santé ».

En accolant le nom « Hamas » au ministère, au regard du traitement médiatique global réservé à cette organisation politique, un puissant effet de délégitimation est à l’œuvre puisque, de facto, la suspicion est jetée sur l’institution elle-même et donc sur les informations qu’elle communique. Exemple – parmi bien d’autres – avec cet extrait d’une dépêche publiée sur le site de France Info le 11 janvier 2024 : « Le ministère de la Santé du Hamas affirme que 23 469 personnes sont mortes depuis le début de l’offensive israélienne, et fait état de 59 604 blessés. Aucune autre source ne permet de confirmer ce bilan de manière indépendante. » Précaution ou délégitimation ?

« L’attaque du Hamas », « selon le Hamas », « le ministère de la Santé du Hamas » : le nom de l’organisation palestinienne revient ainsi en boucle dans les grands médias. Mais cette omniprésence se double paradoxalement d’une spectaculaire absence : la parole est-elle donnée aux militants et dirigeants de ce Hamas dont on parle tant, afin que leur point de vue, aussi critiquable fût-il, soit entendu ? Après une recherche approfondie, nous n’avons en réalité trouvé aucune interview en tant que telle d’un membre du Hamas dans la presse écrite et/ou sur les sites des principaux journaux [6], tandis que du côté des radios et télévisions, une seule – étonnante – exception confirme la règle [7], avec une (très courte) interview de Bassem Naim, responsable des relations extérieures du Hamas à Gaza, diffusée sur BFM-TV le 5 novembre 2023 durant la tranche 18h-19h. Sur les 80 minutes de l’entretien réalisé, via Skype, par le journaliste Igor Sahiri, un montage d’environ une minute et 45 secondes (!) a ainsi été diffusé à l’antenne et mis en ligne sur le site de BFM-TV, encadré d’un propos introductif sur les conditions de l’interview (1’35’’) [8] et d’un commentaire – fort – critique d’Ulysse Gosset, « éditorialiste politique internationale » (1’20’’) [9]. Et c’est tout. Signalons ici que nous avons renoncé à comparer cette interview unique et ces 105 secondes avec le nombre d’interventions et le temps de parole de responsables des autorités civiles et militaires israéliennes, qui ont eu quant à eux micro ouvert pendant plusieurs semaines, notamment sur les chaînes d’information.

L’existence de cette interview unique d’un dirigeant du Hamas démontre au moins deux choses. La première est évidemment le contraste frappant entre l’omniprésence du Hamas comme objet médiatique et son absence comme sujet médiatique, notamment dans les médias audiovisuels : on parle du Hamas, mais le Hamas ne parle pas. Le point de vue de l’organisation n’est jamais donné à voir, lire ou entendre, ou alors uniquement sous forme d’extraits d’allocutions ou de citations partielles de communiqués et déclarations [10]. Or, ce que démontre aussi l’existence de cette interview sur BFM-TV, c’est qu’il est possible de s’entretenir avec des responsables du Hamas et de leur permettre de s’exprimer, quitte à les contredire et/ou à commenter de manière critique leurs propos [11].

Ce que confirme un regard à l’international : en plus des multiples interviews accordées à des médias en langue arabe, nous avons ainsi pu trouver – liste non exhaustive – des entretiens avec de hauts responsables du Hamas du côté du New York Times, du Times, de The Economist, du New Yorker, du Corriere della Serra, du Temps ou encore de l’agence Associated Press, et également, dans l’audiovisuel, côté BBC, CBS, NBC, Sky News ou ABC [12]. Cette spectaculaire absence dans les médias français est une expression exemplaire des doubles standards à l’œuvre, et joue un rôle éminemment négatif du point de vue de l’information en laissant entendre que le Hamas n’a rien à dire et qu’il n’y a donc rien à comprendre, le mouvement apparaissant comme une organisation sans idées, sans programme, sans revendications, mais dont on rappelle en revanche, en permanence, le caractère « terroriste ».

Se dégage ainsi un bruit médiatique qui – c’est le moins que l’on puisse dire – ne sert guère l’information en biaisant considérablement, quand bien même cela ne serait pas fait sciemment, la réception que le public peut avoir de telle ou telle information. Au-delà, c’est aussi parce qu’ils font écho à ce bruit de fond que certains spécialistes des outrances peuvent se permettre d’asséner leurs « vérités » sans les argumenter et sans qu’on leur demande de s’expliquer. À l’instar de Caroline Fourest le 29 octobre 2023 sur BFM-TV [13], en réponse à une question du désormais incontournable Benjamin Duhamel portant sur la « guerre de l’information » entre Israël et les Palestiniens :

Les responsabilités journalistiques dans ces moments-là sont immenses. C’est-à-dire que quand on a une source unique terroriste [les autorités de Gaza] il faut le préciser, il faut savoir qu’il faut diviser les chiffres, si ce n’est par 5, au moins par 10 [sic]. Et néanmoins […] il ne s’agit pas de nier qu’il y a des pertes civiles aujourd’hui dans la bande de Gaza. [14]

Benjamin Duhamel, qui avait (timidement) fait remarquer un peu plus tôt que le bilan des autorités de Gaza « était repris régulièrement lors des précédents conflits sans que… pas grand-monde y voit euh… source à commentaires », ne commentera pas, ni n’interrogera son « invitée de la semaine » à propos de ses méthodes de calcul. Bien au contraire, sa « relance » sera la suivante : « Compte tenu des méthodes du Hamas que vous évoquiez, est-ce que la bataille est perdue d’avance pour Israël dans cette guerre de la propagande ? »

Ou comment, à la faveur du bruit médiatique, des inepties, pourtant invalidées par les institutions et les ONG internationales, ainsi que par des enquêtes journalistiques, y compris dans des médias mainstream, peuvent être proférées à l’antenne à une heure de grande écoute sans que leurs auteurs soient un tant soit peu questionnés. Soulignons que la très grande expertise et la très grande rigueur de Caroline Fourest lui avaient déjà valu d’être invitée quelques jours plus tôt par Laurent Delahousse lors de la séquence « 20h30 le dimanche » sur France 2, au cours de laquelle elle avait notamment énoncé cette profession de foi : « C’est très important d’être attaché aux faits, quand ils nous arrangent ou quand ils nous dérangent » [15]. Certes.

Doubles standards (2) : interviews à géométrie variable


Ce rapport biaisé et déséquilibré aux sources d’information est, nous le disions, l’un des révélateurs d’un phénomène plus global d’application de doubles standards, entendus comme des principes différenciés selon qu’ils s’appliquent à telle ou telle partie en présence. En l’espèce, les règles qui s’appliquent aux Palestiniens et à leurs soutiens – réels ou supposés –ne sont pas les mêmes que celles qui s’appliquent à l’État d’Israël et à ses soutiens – réels ou supposés. Ce qui est également particulièrement manifeste dans les interviews audiovisuelles avec, d’un côté, des invités se posant, à des degrés divers, en défense d’Israël, qui peuvent dérouler leur argumentation quand bien même certaines questions n’iraient pas dans le sens de leurs propos et, de l’autre, des invités se posant, à des degrés divers, en défense des Palestiniens et à qui l’on oppose systématiquement des contre-arguments (de plus ou moins bonne foi), quitte à les interrompre voire à les empêcher de s’exprimer. Nous nous appuierons ici, en comparant des interviews dans des configurations identiques (mêmes médias, tranches horaires et journalistes), sur trois exemples illustrant le sort qui a pu être réservé à trois grands types d’invités : acteurs locaux, responsables politiques français, intellectuels convoqués pour leur « expertise ».

Dès notre premier article consacré à la séquence médiatique qui s’est ouverte le 7 octobre 2023, nous avions signalé un exemple typique de ce « deux poids, deux mesures » en comparant deux interviews diffusées à quelques minutes d’intervalle sur l’antenne de BFM-TV le 10 octobre 2023. Olivier Rafowicz, colonel de réserve et porte-parole de l’armée israélienne, avait alors pu s’exprimer en duplex sans être interrompu ou sans que ses propos soient commentés par les journalistes, même lorsqu’il déclarait : « Nous sommes en train aujourd’hui de frapper très durement la bande de Gaza. Ils peuvent pleurer, ils peuvent appeler au secours, rien n’y fera. » Quelques minutes plus tard, Ziad Medoukh, professeur de français gazaoui, également en duplex, subissait un sort très différent, avec en plateau un Maxime Switek tenant à contredire son interlocuteur lorsque ce dernier insistait sur le terrible bilan humain à Gaza : « Mais vous savez ce que répond Israël et l’armée israélienne. […] Il y a ce discours-là aussi face à vous, qui est de dire : on ne vise pas les civils palestiniens, on ne vise pas les civils. Ceux que l’on vise, ce sont le Hamas. Le Hamas qui, d’une certaine manière, prend en otage la population palestinienne. » Et alors que Ziad Medoukh répondait au journaliste en évoquant notamment la « propagande israélienne », Maxime Switek enfonçait le clou : « Vous parlez de « l’armée d’occupation », Israël a quitté la bande de Gaza il y a maintenant 17 ans ou 18 ans me semble-t-il [16]… Merci beaucoup Ziad Medoukh d’avoir été en direct avec nous », le duplex étant brusquement interrompu.

Cet exemple est symptomatique des traitements différenciés à l’œuvre, lesquels valent aussi pour les responsables politiques, comme a pu par exemple s’en rendre compte le députe LFI François Ruffin, également sur BFM-TV, le dimanche 15 octobre 2023. Alors qu’il était l’invité de l’interview dominicale de la chaîne (« BFM politique »), il a ainsi été interrompu à pas moins de 27 reprises en un peu plus de neuf minutes consacrées à la situation en Israël-Palestine, soit en moyenne une fois toutes les 20 secondes [17], se retrouvant dans l’impossibilité de formuler la moindre idée et le moindre argument. Deux semaines plus tard, Xavier Bertrand, élu LR, invité à la même émission, a été interrompu 12 fois en 16 minutes consacrées au même sujet, soit en moyenne une fois toutes les 80 secondes, soit quatre fois moins que François Ruffin, alors qu’il avançait des positions pour le moins… discutables : « Il faut éradiquer le Hamas » ; « Ça sera eux ou nous » ; « Un cessez-le-feu permettrait au Hamas de se structurer davantage encore » ; « Le Hamas a commis les pires atrocités qu’on n’ait pas vu depuis la Shoah » ; « [Le Hamas] utilise la population palestinienne comme bouclier humain » ; « [Les victimes civiles à Gaza] sont les victimes du Hamas » ; etc. Signalons en outre que les interruptions ont été non seulement beaucoup moins nombreuses mais aussi beaucoup moins virulentes, donnant à voir des doubles standards à la fois quantitatifs et qualitatifs…

Troisième illustration du phénomène avec le procédé consistant à reprocher à certains invités, convoqués comme « experts », d’avoir des « biais ». Comprendre : votre propos n’a pas une vocation informative, il est l’expression d’un point de vue situé. On pourrait se contenter de faire remarquer que toute parole est par définition un point de vue, entendu comme le point depuis lequel on voit, et que le rappeler n’est pas, en soi, un problème. Mais le problème commence lorsque ces rappels sont à géométrie variable : tous les invités n’étant pas logés à la même enseigne, un soupçon de parti pris se développe concernant certains d’entre eux, produisant des effets de délégitimation et, par là même, de légitimation de ceux à qui le reproche n’est pas fait.

Exemple avec Rafaëlle Maison, professeure de droit international, invitée le 3 janvier 2024 dans la tranche « Enjeux internationaux » de la matinale de France Culture [18]. Au programme : la saisine, par l’Afrique du Sud, de la Cour internationale de justice (CIJ), au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Avec un grand thème, formulé au début de l’entretien par le journaliste-animateur Guillaume Erner : « Dans quelle mesure les actions militaires d’Israël sur la bande de Gaza répondent-elles ou non à la définition juridique du génocide ? ». La majeure partie de l’interview se déroule « normalement », la juriste ayant le temps d’exposer un raisonnement, avançant des arguments juridiques allant dans le sens d’une recevabilité de la démarche de l’Afrique du Sud devant la CIJ. C’est alors que le journaliste, tandis que la fin de l’entretien approche, lui demande : « Est-ce que l’on pourrait considérer que les actions du Hamas le 7 octobre tombent également sous le coup de l’accusation de génocide […] ? » [19] Rafaëlle Maison répond qu’elle n’est « pas très convaincue par cette idée » et tente d’expliquer pourquoi, mais elle est alors interrompue à deux reprises par un Guillaume Erner visiblement agacé, qui finit par lui lancer : « Je crois que nous n’allons pas être en accord. Je pense que vous avez une vision biaisée des attaques du 7 octobre. » L’interview se termine abruptement quelques instants plus tard, alors que la juriste explique que « personne ne nie que la prise d’otages soit un crime de guerre dans le droit international » avant d’être coupée d’un « Je ne parlais pas des prises d’otages, là, je parlais des meurtres. Merci beaucoup, Rafaëlle Maison. » [20] Un épisode symptomatique, qui n’est là encore qu’un exemple parmi d’autres, au cours duquel la parole d’une invitée est délégitimée, sans possibilité d’un échange argumenté, au motif qu’elle serait l’expression d’une « vision biaisée ». Le même Guillaume Erner a pourtant, au cours de la séquence post-7 octobre, fait preuve de beaucoup plus de compréhension à l’égard d’autres « experts », s’est bien gardé de traiter ses invités comme il l’avait fait avec Rafaëlle Maison, et n’a par exemple pas accusé l’historien Stéphane Courtois, invité le 14 novembre 2023, d’avoir une « vision biaisée » lorsque ce dernier a affirmé, au moyen d’un parallèle douteux avec… Staline [21], que le Hamas s’était rendu coupable d’un « génocide ».

Ces doubles standards dans les interviews participent en réalité d’une forte distorsion, voire d’un anéantissement, du principe même du pluralisme. Il ne s’agit pas ici pour nous, en effet, de se limiter à constater l’existence d’un « deux poids, deux mesures », mais bien de s’interroger sur ses conséquences concernant l’information sur le conflit opposant Israël aux Palestiniens. Or, les interviews à géométrie variable s’inscrivent dans un processus d’imposition d’un cadrage médiatique au sein duquel le périmètre du débat est considérablement restreint, intervieweurs et éditorialistes décidant de manière arbitraire, autoritaire et, de toute évidence, asymétrique, quels sont les points de vue légitimes. Tant pis pour le pluralisme, tant pis pour l’information, tant pis pour le public : ainsi va la vie au royaume des doubles standards.

Compassions sélectives : « Il y a des victimes civiles certes, mais »


L’une des expressions les plus spectaculaires de la normalisation de ces doubles standards est la banalisation des compassions sélectives, y compris dans leur expression la plus brutale. On pense ici en premier lieu aux multiples interventions d’éditorialistes et autres intellectuels de plateaux qui, avec plus ou moins de circonvolutions, ont pu nous expliquer, tout en s’en défendant, que toutes les vies et/ou toutes les morts ne se valaient pas, tout dépendant, selon ces brillants esprits, des intentions – supposées – des auteurs des crimes.

– Pensée de Raphaël Enthoven : Il y a une différence à faire entre des gens, des civils qui sont assassinés dans la rue par des commandos islamistes, qui débarquent dans les villages pour brûler les maisons, et les victimes collatérales de bombardements consécutifs à cette attaque. Je pense qu’il faut marquer cette différence, que c’est même très important de la faire. Là encore, ça n’est pas commensurable. [Sur le plateau : « Hélas à la fin c’est des enfants qui meurent »] Bien sûr. (BFM-TV, 10 octobre 2023)

– Question de David Pujadas : Est-ce que je peux vous poser une question très délicate, mais au fond, est-ce qu’il n’y a pas le sentiment chez certains que les civils à Gaza seraient, peut-être pas complices, mais voyez, comme on le dit des Russes… Souvent, on entend dire des Russes, de la population russe : « Bah, il y a des manifestations, ils ne sont pas beaucoup descendus dans la rue, qu’est-ce qu’ils font pour contester Poutine, on n’a pas le sentiment que le sort de l’Ukraine vraiment les préoccupe beaucoup. » Est-ce qu’on est là dans ce même cas de figure ou est-ce qu’il faut dire « Un civil à Gaza, c’est la même chose qu’un civil en Israël » ? (LCI, 11 octobre 2023)

– Conversation entre Christophe Barbier (C. B.) et Olivier Truchot (O. T.)  :
C. B. : [On ne peut pas] mettre sous le même vocable, comme l’a fait Mathilde Panot, le vocable de « crime de guerre », ce que fait l’armée d’une démocratie, Tsahal, ce que fait l’armée d’Israël, et qui est une action militaire et qu’il faut surveiller et contrôler parce qu’il peut toujours y avoir des bavures, et de l’autre côté des actes terroristes. Mettre dans ce fourre-tout des actes qui sont consubstantiellement différents. Non seulement au regard du droit mais au regard de la philosophie et de la morale…
O. T. : D’un côté des actes de barbarie qui tuent des civils délibérément, de l’autre il y a des victimes civiles certes mais qui sont des dommages collatéraux on va dire.
C. B. : Voilà. C’est une chose de tuer des civils voire des enfants dans un bombardement, parce que la guerre c’est ça, toutes les guerres c’est ça, et puis de l’autre côté de rentrer dans une maison, de voir un enfant dans un berceau et de froidement le tuer, c’est pas la même chose. (BFM-TV, 23 octobre 2023)

– Vérité de Caroline Fourest [Face aux acquiescements de Benjamin Duhamel]  : On ne peut pas comparer le fait d’avoir tué des enfants délibérément, en attaquant comme le fait le Hamas, et le fait de tuer des enfants involontairement comme le fait Israël. Cette différence-là ce n’est pas pour dire que c’est plus grave ou moins grave qu’un enfant meure d’un côté ou de l’autre. Un enfant qui meurt c’est toujours grave, c’est grave pour sa famille, c’est grave. Mais en revanche refuser cette distinction intellectuelle et morale entre l’intention de tuer pour attaquer [sic] quelqu’un en raison de qui il est, ce qui est un acte raciste, ce qui est un pogrom, et encore une fois bombarder pour se défendre, au risque de tuer des civils ça n’est pas la même démarche, ça n’est pas la même intention et c’est normal que ça n’entraîne pas exactement les mêmes réactions. Ça entraine de la tristesse mais ça n’entraine pas exactement les mêmes commentaires et c’est normal parce que ça n’est pas la même chose en réalité. (BFM-TV, 29 octobre 2023)

Illumination d’Abnousse Shalmani (chroniqueuse à L’Express et sur LCI)  : L’armée israélienne fait tout pour éviter de massacrer des civils, c’est des dommages collatéraux. […] Entre des terroristes qui viennent sur un territoire et qui volontairement tuent des femmes, des hommes, des vieillards, des enfants, mais parce qu’ils sont juifs, et une armée qui essaie d’éviter au maximum de tuer des civils mais qui sont utilisés comme boucliers humains par le Hamas c’est quand même pas la même chose. Ça donne le même mort [sic] et les morts ont tous la même valeur mais l’armée israélienne ne va pas massacrer des civils. (i24News, 13 février 2024)

Ces propos sont-ils représentatifs ? Le moins que l’on puisse dire est que nous n’avons malheureusement pas eu à chercher longtemps pour les trouver et que les exemples que nous citons ici ne représentent qu’une mince partie des expressions de compassion sélective qui ont pu être entendues dans la plupart des grands médias audiovisuels, au premier rang desquels les chaînes d’information. Précisons en outre – et surtout – que leurs auteurs n’ont pas été particulièrement chahutés sur les plateaux lorsqu’ils ont fait ces déclarations, qui n’ont visiblement pas choqué les autres journalistes et éditorialistes présents, et qui ne leur ont pas valu d’être mis à l’écart des antennes, bien au contraire. Les déclarations ci-dessus ne sont dès lors en rien des « dérapages », et on en déduit donc qu’il est permis de considérer des milliers, voire des dizaines de milliers de morts comme des « dommages collatéraux », de prétendre que même s’il est « triste » ou « grave » que des enfants meurent, il peut y avoir des raisons légitimes à leur mort, ou laisser entendre que certains civils pourraient être considérés comme étant moins civils que d’autres. Cela est permis, mais à une condition : que ces morts, ces enfants, ces civils soient des Palestiniens de Gaza.

Soulignons ici que l’on ne saurait comprendre comment ces formes brutales de compassion sélective peuvent s’exprimer aussi librement si l’on ne les rapporte pas au bruit médiatique global auquel elles font écho. Depuis le 7 octobre 2023, le « deux poids, deux mesures » quant à l’attention portée à la vie des Palestiniens et à celle des Israéliens est en effet patent, comme l’illustrent par exemple les choix éditoriaux des principaux hebdomadaires, qui se sont notamment exprimés dans les Unes de ces derniers, elles aussi particulièrement révélatrices du bruit (et des silences) médiatiques duquel elles participent. Nous avons ainsi examiné l’ensemble des Unes de huit hebdomadaires (Le Point, L’Express, Marianne, L’Obs, Paris Match, Challenges, La Tribune dimanche et le Journal du dimanche) sur la période allant du 7 octobre au 18 février, soit 19 semaines [22]. Au total, ces huit titres ont consacré 21 Unes [23] au conflit opposant Israël aux Palestiniens, avec une inégale répartition en termes de chiffres (de une pour Paris Match et Challenges à cinq pour Le Point), de dates (12 en octobre, cinq en novembre, quatre en décembre) et de contenu (nous y reviendrons).


Premier constat : si les premières semaines de la séquence ouverte le 7 octobre 2023 ont attiré l’attention des hebdomadaires au point qu’ils choisissent de faire leur Une sur la question, le moins que l’on puisse dire est que cette attention est vite retombée. Ainsi, seuls L’Obs, L’Express et Le Point ont consacré, depuis fin novembre, une Une liée à la situation en Israël-Palestine (en décembre), alors que les huit hebdomadaires étudiés l’avaient fait dans leur édition suivant le 7 octobre 2023. Une tendance qui s’est approfondie en 2024 avec… zéro Une depuis le début de l’année. À première vue, la longue tragédie des Palestiniens de Gaza ne semble pas susciter autant d’émotion et d’intérêt que le terrible drame vécu par les Israéliens le 7 octobre 2023.

Une impression confirmée par le contenu des 21 Unes étudiées. Ainsi, seule une d’entre elles traite spécifiquement de la situation à Gaza (5%), contre 10 centrées sur Israël (48%), six sur le « conflit » en général (29%) et quatre sur des sujets plus « décentrés » type « Jérusalem : 3 000 ans de passion » ou « Israël-Palestine : la France est-elle totalement communautarisée ? » (19%). Autrement dit, à part La Tribune dimanche à une reprise, aucun hebdomadaire n’a jugé pertinent de mettre Gaza à la Une au cours des quatre derniers mois [24]. Une partialité d’autant plus marquée que les Unes centrées sur l’État d’Israël n’ont guère vocation à mettre en avant la violence de sa campagne militaire, mais plutôt à susciter l’empathie : « Israël dans le piège terroriste du Hamas », « Israël : l’odieux chantage aux otages », « Terreur sur Israël », « Israël : l’onde de choc », « 7 octobre 2023 : un progrom au XXIe siècle », « La guerre et après : le destin d’Israël »… Les Palestiniens quant à eux n’existent pas, sinon comme des terroristes et des preneurs d’otages, et l’on notera au passage, d’une part, que si le mot « Palestine » apparaît deux fois en Une (de Marianne), c’est dans un surtitre « Israël-Palestine », et, d’autre part, que le mot « palestinien » n’apparaît jamais, tandis que les mots « Israël » ou « israéliens » comptent quant à eux 15 occurrences. Avec une mention spéciale au Point qui, sur ses cinq Unes liées à la situation en Israël-Palestine, en a consacré quatre à Israël et une à « L’islamisme : ses crimes, nos dénis », apportant sa pierre à l’édifice de la normalisation des compassions sélectives.


Lire la suite de cet article : « Israël-Palestine, le 7 octobre et après (3) : invisibilisation de Gaza et déshumanisation des Palestiniens ».


Julien Deroni

https://www.acrimed.org/Israel-Palestine-le-7-octobre-et-apres-2-doubles

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