Mayotte : D’une abjection

Mayotte / Archipel des Comores

jeudi 8 février 2024, par admin x

Depuis les années 2000, Mayotte est la destination de personnes issues de l’Afrique des Grands Lacs (dont de nombreux Rwandais et Burundais) ainsi que de Somaliens [1], Nigériens, etc. Parmi elles, plusieurs centaines de réfugiés (en situation régulière) ou demandeurs d’asile (en cours de « traitement ») sont depuis plusieurs mois dénués de tout hébergement d’urgence (dont les structures sont saturées), quand ils n’ont pas été tout simplement « décasés » dans le cadre de Wuambushu (france24.com, 6 juillet 2023). Bénéficiaires d’un bon d’achat de… 30 euros par mois et par adulte (ainsi que d’un coupon de 10 euros par enfant), certains campent dans un premier temps devant les locaux de Solidarité Mayotte , seule association chargée de l’accompagnement des demandeurs d’asile, dont les responsables « préfèrent ne pas s’exprimer face caméra par peur de représailles »… (TV5 Monde, 14 juillet 2023). La plupart finissent par établir un campement de fortune dans l’enceinte du stade de Cavani, sur la commune de Mamoudzou. Alors que l’opération Wuambushu n’en finit plus de décevoir leur vieille haine recuite du « Comorien », la classe politique mahoraise et les collectifs pro-Wuambushu trouvent dans ce camp de migrants africains un support de substitution à leur politique pogromiste [2], dont la xénophobie tapageuse signale à quel point Mayotte la française s’entretient de ce déni procolonial d’africanité qui la fonde, et la hante – non sans rapport avec le refoulement d’une histoire servile et de l’afro-ascendance d’une partie non négligeable de la population qui en est issue dans l’ensemble de l’archipel – Makuwas du Mozambique, Bantous déportés depuis Zanzibar, etc.

À cet effet, toute la gamme fantasmagorique des stéréotypes racistes est mobilisée ad nauseam à propos de ces « étrangers absolus » (cf. Daniel Gros, blogs.mediapart.fr, 28 janvier 2024). Pêle-mêle : « Il est arrivé une autre race d’Africains […] eux ce ne sont pas des gens qui rigolent [sic] » (Said Mouhoudhoiri, Kwezi TV, 22 janvier 2024) ; « On ne veut pas se laisser envahir par des gens que nous ne connaissons pas… Nous ne connaissons pas leur passé sanitaire, peut-être apportent-ils des maladies » (Safina Soula, Mayotte la 1ère, 19 janvier 2024) ; « Nous ne voulons plus de cette population étrangère qui envahit massivement notre île » (Un habitant de Cavani, Mayotte la 1ère, 15 janvier 2024) ; « Les Somaliens… la langue qu’ils utilisent n’est pas du tout compatible avec le mahorais… un visage qui fait peur… Il ne faut pas se mentir, il y a des terroristes là-bas, il y a des violeurs, il y a de tout » (Madi Hamada, linfokwezi.fr, 10 janvier 2024) ; « [Pour entrer dans le campement] nous avons été obligés de porter des masques tant les odeurs sont nauséabondes parce que les gens, ils font leurs besoins à même le sol » (Ambdilwahedou Soumaila, maire de Mamoudzou, linfokwezi.fr, 8 janvier 2024) ; « Je vais pas aller avec les cochons qui habitent là- bas, on est fiers nous les Mahorais… » (cf. Daniel Gros, blogs.mediapart.fr, 21 janvier 2024).

Outre les destructions récurrentes de leurs abris par la police municipale, les réfugiés et demandeurs d’asile africains sont régulièrement confrontés à des opérations d’intimidation, de harcèlement et de blocage perpétrées aux abords du stade, parfois par des agents en service de la ville de Mamoudzou, quand il ne s’agit pas d’intrusions menaçantes au sein du campement, cible de plusieurs appels à « mobilisation » de la part du maire de Mamoudzou. Si les « Mamans Wuambushu » [sic] des collectifs n’impressionnent guère les migrants africains lorsqu’elles pénètrent dans le camp pour y asperger rituellement le sol d’une eau jugée par magie propice à les convaincre de quitter les lieux, leur pouvoir de nuisance est autrement plus criminel lorsqu’elles favorisent le sabotage d’une rampe d’approvisionnement en eau afin d’en priver le campement (et même l’ensemble du quartier !). Le 14 janvier 2024, 17 migrants sont blessés par des riverains de Cavani à coups de bâtons et de barres de fer. Les quelques jets de pierres en riposte à l’agression qu’ils subissent valent aux jeunes Africains d’être gazés par la police, prélude au déploiement nocturne de ratonnades « populaires » à l’intérieur du camp, cocktails Molotov en prime… Le 21 janvier, près de 400 personnes se rassemblent aux abords du campement en vue de l’attaquer, lorsqu’un drapeau français déployé par les migrants décuple la colère des manifestant·es qui hurlent à la « provocation », tandis qu’une bagarre éclate à l’entrée du camp…

Par ailleurs, les collectifs érigent en représailles des barrages routiers (« jusqu’à ce que les migrants soient expulsés », AFP / 22 janvier 2024) de même qu’ils bloquent depuis plusieurs semaines la plupart des administrations, notamment le service des étrangers de la préfecture. Ils somment ainsi l’État français de procéder au démantèlement du campement – le recours déposé devant le tribunal administratif par le Conseil départemental, propriétaire du site, afin d’en expulser les migrants, ayant été rejeté en date du 26 décembre 2023. Dans ce cadre, la députée Estelle Youssouffa twitte dès le 27 décembre : « La population va finir par se faire #justice elle-même… ». À sa suite, Safina Soula déclare au nom de son collectif le 19 janvier 2024 sur Mayotte la 1ère : « Les élus ne sont pas en capacité d’aller plus loin, la population doit prendre la relève ».

De fait, un spectre génocidaire en forme de chantage politique plane encore et toujours sur le discours mahorais.

De ce point de vue, Estelle Youssouffa déclarait il y a quelques mois à propos des « Comoriens » jugés illégaux : « Il faut exterminer toutes ces vermines » (CNews, 24 avril 2023), rivalisant ainsi avec Salime Mdéré, 1er vice-président du Conseil départemental [3] : « … ces délinquants, ces voyous, ces terroristes… à un moment donné, il faut peut-être en tuer, je pèse mes mots. Il faut peut-être en tuer » (Mayotte la 1ère, 24 avril 2023). Récemment, un Congolais du campement de Cavani rapportait les propos particulièrement hostiles d’un employé de la mairie de Mamoudzou chargé de la distribution des bouteilles d’eau : « On en a marre avec les Africains maintenant et ce sera bientôt la guerre civile. Ce sera comme avec les Rwandais, avec les Somaliens, là, avec les machettes, avec des couteaux, et avec tout ça ce sera la guerre civile » (cf. Daniel Gros, blogs.mediapart.fr, 21 janvier 2024).

Dès les années 1970, Adrien Giraud, ancien sénateur de Mayotte (2004-2011), n’hésitait pas à brandir la menace d’un « génocide » des Mahorais par les « Comoriens », si l’État français n’entendait pas la revendication du Mouvement Populaire Mahorais en faveur de la séparation de Mayotte d’avec les trois autres îles de l’archipel comorien à l’aube de l’indépendance… Il y a quelques années, un rassemblement anti-comorien pouvait arborer la pancarte suivante : « Silence ici on / prépare / tranquillement / Ruwanda bis / à Mayotte !! » ; ambivalence glaciale du slogan, qui prétend augurer d’un génocide comorien des Mahorais (!) quand il fait bien plus signe vers l’agression tendanciellement meurtrière des Comoriens eux-mêmes, ainsi préparée comme l’effet en retour d’une légitime défense à la logique perverse. Une logique, inlassablement relayée par les médias locaux, que reprend à son compte le journaliste Zaïdou Bamana (fils de l’ancien leader du MPM Younoussa Bamana) à propos de la manifestation du 21 janvier 2024 au stade de Cavani : « On sait qu’il y a dans ce camp des machettes, que l’on y prépare des cocktails molotov… Il peut y avoir un bain de sang, heureusement qu’hier il y a eu de la pluie » ; « Il suffit qu’il y ait des shababs, des Somaliens qui sont aguerris à la guerre civile, il suffit qu’il y ait des génocidaires, et il y en a… (Mayotte la 1ère). À l’instar du délégué départemental RN Saidali Boina Hamissi évoquant « ces barbares qui nous agressent, nous molestent, nous tuent tous les jours [sic] » (linfokwezi.fr, 25 janvier), la députée Estelle Youssouffa communique sur le régime de « terreur » auquel les migrants africains, forts de leur « impunité », soumettraient la « population » qu’ils « traumatisent », les riverains qu’ils « vole[nt] » – sans parler de leurs excréments qu’ils déposeraient un peu « partout »… – à dessein de rendre par anticipation acceptables les
« raids » que les « gens » finiront bien par lancer contre le campement, afin de « tout détruire », sous couvert de « légitime défense » (Sud Radio, 24 janvier 2024).

Le 23 janvier, la Préfecture de Mayotte annonce le démantèlement imminent du campement, assorti de quelques précautions rhétoriques d’usage : « Le préfet a également replacé le cadre de son action au regard de la décision du TA de Mayotte du 26 décembre 2023 et des obligations législatives encadrant le traitement administratif des demandeurs d’asile et des réfugiés » (Communiqué de la préfecture).

Dès le 25, les « décasages » commencent. Mais les collectifs, fusionnés depuis peu sous l’appellation populiste Forces Vives de Mayotte [4], n’en sont pas pour autant rassasiés, qui poursuivent blocages et barrages dans toute l’île (entraves aux soins, menaces, fouille des véhicules, sous-traitance officieuse de « jeunes cagoulés »…) jusqu’à ce que « les migrants africains soient amenés directement à l’aéroport et pas dans un autre village » (linfokwezi.fr, 25 janvier). Ces Forces Vives réaffirment dans un communiqué leur « opposition aux camps de migrants sur le territoire de Mayotte [ainsi qu’à] tout transfert de migrants d’un lieu à un autre au sein de Mayotte », ce que réclame également Saidali Boina Hamissi (RN) : « Les Mahorais n’en veulent pas de ces immigrés [qui] ne doivent pas rester sur notre territoire » (linfokwezi.fr, 25 janvier). Au point que pour l’Association des Femmes leaders de Mayotte, affirmer que l’une de ses membres loue une maison à des migrants africains – à en croire la rumeur des réseaux, que l’Association outragée s’emploie à démentir avec la dernière énergie dans un communiqué plein de vertu en date du 26 janvier (linfokwezi.fr) – relèverait de « l’insulte » et de « la calomnie », visant de surcroît à « salir [sic] la réputation d’honnêtes citoyennes qui luttent sans relâche pour défendre les intérêts de la population mahoraise »… À l’instar, sans doute, de ces employeurs « mahorais » qui profitent de l’occasion pour ne pas verser le salaire convenu aux migrants africains qu’ils exploitaient depuis des semaines (Daniel Gros, blogs.mediapart.fr, 4 février).

Et de fait, une traque s’organise à la faveur des opérations de blocage qui se généralisent en contestation de « l’insécurité » et de « l’immigration »… Exemple : un véhicule de l’ACFAV (Association pour la Condition Féminine & l’Aide aux Victimes) transportant une migrante africaine et ses deux enfants vers un lieu de résidence temporaire est intercepté sur le barrage de Coconi. Faute de pouvoir l’incendier, la foule dégonfle ou arrache ses pneus (témoignage in Daniel Gros, blogs.mediapart.fr). Dotées d’un sens certain de la communication médiatique, les Forces Vives se dissocient dans la foulée de barrages sans doute concurrents, attribués à des « délinquants », voire à des « personnes… mandatées [sic] pour nuire »… (communiqué du 1er février).

Non sans résonance avec le Congrès des notables à Tsoundzou en 1958 ou le Pacte de Sada de 1967, événements qui scellèrent l’engagement procolonial des élites mahoraises en faveur de la départementalisation, le Congrès de Tsingoni que les Forces vives, élu·es et même syndicalistes [5] organisent le 4 février en présence d’un millier de personnes, se pose en rupture avec la préfecture. Le collectif, qui réclame la nomination d’un médiateur par le gouvernement, articule son discours autour de trois revendications, sous couvert d’une égalisation des pratiques juridiques avec celles de l’Hexagone : la fin de l’insécurité, la fin du titre de séjour territorialisé et le renvoi dans leur pays d’origine ou dans l’Hexagone des migrants africains. À l’issue de ce Congrès, un blocage total de l’île s’annonce : associations d’aides aux étrangers, mairies, pontons d’embarquement, plages, etc. Fantasmée notamment par Badirou Abdou, porte-parole des Forces vives, comme un « siège » de Mamoudzou, la manifestation du 6 février se distingue surtout par un assaut – finalement avorté – du Tribunal judiciaire au motif que… « la justice ne va pas assez vite avec les délinquants », comme le précise Ben Issa Ousseini, président du Conseil départemental (Mayotte la 1ère, 6 février). Par ailleurs, la peste émotionnelle dont les migrants africains sont la cible depuis des semaines est exacerbée par la diffusion provocatrice d’images, sans doute détournées de leur source, montrant une embarcation de Congolais et Somaliens qui seraient en train de débarquer sur la plage de Mtsamoudou au moment même où les gendarmes gazent la foule présente autour du tribunal (ibid.). Les locaux de Solidarité Mayotte, considérée comme « le pire ennemi de Mayotte » par un manifestant, sont d’ailleurs l’objet d’une tentative d’intrusion puis de cadenassage avant que des matelas de fortune appartenant à des réfugiés africains soient brûlés dans la rue (Mayotte la 1ère).

Inexorablement, l’île demeure en proie à la paralysie : barrages tous azimuts, spectre d’une pénurie générale (dont celle de l’eau, déjà en cours), couvre-feu (notamment à Bandrélé), entraves répétées à l’action sanitaire comme à la scolarité, etc. Quant au patronat, il perdrait de l’argent (force de travail et marchandises ne circulent pas assez vite…) ; de quoi affoler Carla Baltus, présidente du Medef à Mayotte, qui évoque à propos des barrages un « chaos par- dessus le chaos » (Mayotte la 1ère, 7 février).

Si les Forces vives semblent se dissocier des élus de Mayotte dont elles interrogent les « véritables intentions » (communiqué du 6 février), elles tentent surtout de s’imposer comme la seule et unique représentation légitime du « mouvement social » en cours au point de lancer un (énième) ultimatum à l’État : le démantèlement accéléré du camp de migrants africains suivi de leur expulsion sous deux semaines, ou bien…

En attendant le pire,

Gamal Oya,
7 février 2024

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Notes

[1] Dans l’imaginaire tourmenté de la députée mahoraise Estelle Youssouffa, « 80 à 100 Somaliens par semaines » débarqueraient à Mayotte (Sud Radio, 24 janvier 2024).

[2] Ainsi, le porte-parole d’un collectif de riverains du stade de Cavani lance un appel à constituer une véritable milice de « 4000 personnes mahoraises, mahorais, comoriens et anjouanais, parce que là c’est un combat pour tout le monde, faut pas se mentir, on est tous dans cette ville, on est tous dans ce pays… ». Si le propos peut surprendre par son appel opportuniste aux « Comoriens et Anjouanais », hier encore voués à la vindicte dans le cadre de l’opération Wuambushu, il rappelle combien les ressortissants des trois autres îles de l’archipel sont à la fois les otages d’un discours et la variable d’ajustement d’une politique, mis au service de Mayotte française (Madi Hamada, linfokwezi.fr, 10 janvier 2024)

[3] Salime Mdéré se présentait pour LREM aux élections départementales de 2021 dans le canton de Bouéni. Jugé en correctionnelle à La Réunion le 1er février 2024 pour « incitation à la haine à raison de l’origine » et « provocation à la commission d’atteintes à la vie », il encourt trois mois de prison avec sursis ainsi que trois ans d’inéligibilité, assortis de 5 000 euros d’amende. Verdict le 7 mars

[4] C’est donc dans le contexte du démantèlement de ce camp de migrants africains à Cavani-stade (Mamoudzou) qu’une recomposition politique des collectifs s’opère : le 25 janvier, Les Forces Vives de Mayotte s’annonce ainsi comme l’unification du Collectif des Citoyens de Mayotte 2018, du Collectif des Habitants de Cavani, du Codim, du Comité du sud, du Nord et de Petite Terre, etc. Les politicards et autres rackets citoyens travaillent…

[5] Déjà, Ousseni Balahachi, secrétaire départemental de la CFDT de Mayotte, appelait à « venir massivement au stade de Cavani le dimanche 21 janvier 24 dès le lever du soleil, pour déloger les immigrants qui sont venus élire leur domicile illégalement » (linfokwezi.fr, 18 janvier 2024) ; une conception singulièrement populiste du « mouvement social » qui n’a rien à envier aux Sections d’assaut de sinistre mémoire. À n’en pas douter, la Task Force Sécurité créée en décembre 2023 par le Conseil départemental de Mayotte ne manquera pas de milices.

http://oclibertaire.lautre.net/spip.php?article4075

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