Situation humanitaire
Au moment où le président français Emmanuel Macron décide de rendre hommage aux victimes franco-israéliennes des attaques du 7-Octobre perpétrées par les Brigades Ezzeddine Al-Qassam, les Palestinien·nes de Gaza comme ceux et celles de Cisjordanie continuent à être tué·es et déplacé·es dans l’indifférence totale de la plupart des gouvernements occidentaux. Le « risque de génocide » contre lequel s’est prononcé la Cour internationale de justice le 26 janvier a été rapidement balayé par les accusations non vérifiées portées par Israël contre l’UNRWA. Et le massacre qui se poursuit ne figure même plus dans les principaux titres de la presse française. Dans ce contexte, nous avons choisi de donner la parole à Jean-François Corty, médecin et vice-président de Médecins du monde, qui compte une équipe dans la bande de Gaza. Il raconte la médecine de guerre dans ses pires conditions, mais également les risques de mort à moyen et long terme pour une population de presque deux millions de déplacé·es.
Propos recueillis par Sarra Grira. > Sarra Grira > Jean-François Corty > 7 février 2024
Il faut d’abord comprendre une chose : il est difficile pour les autorités sanitaires d’avoir des données précises sur les mortalités, les blessés, mais aussi concernant les infrastructures. Les moyens de communication ne marchent pas tous les jours, et les gens meurent au quotidien. Les chiffres des décès sont sous-estimés car ils ne tiennent pas compte des personnes restées sous les décombres, ni de tous ceux qui n’ont pas pu être pris en charge d’un point de vue médical.
Cela fait pas mal de temps que la plupart des hôpitaux sont totalement ou partiellement non fonctionnels. Beaucoup sont devenus des morgues. Et pour les établissements qu’on estime encore fonctionnels, il faut s’entendre sur le sens de ce mot : on parle d’hôpitaux qui tournent à 300 %, surchargés de malades, de blessés et de familles qui sont là pour les accompagner, ou de personnes venues tout simplement y trouver refuge. Mais tant que les blessés peuvent encore y être reçus, on estime que l’hôpital est plus ou moins fonctionnel. Les services font de la médecine de guerre, toutefois sans avoir les médicaments nécessaires, tels que les antalgiques, les antibiotiques ou les anesthésiants, sans parler du manque de fuel – et donc d’électricité1. La médecine de guerre, cela veut dire : faire du tri, choisir des patients qu’on estime pouvoir sauver par des gestes simples. On ne va pas s’engager sur de la chirurgie longue pour sauver la vie de quelqu’un, alors que cela pourrait être possible dans un autre contexte. Vu le type d’armes utilisées dans une zone aussi petite et dense en population, on se retrouve souvent devant des blessures graves qui nécessitent des amputations. Si l’on disposait d’un plateau technique plus poussé, comme il en existe chez nous, en Égypte ou dans n’importe quel pays doté d’installations médicales importantes, on aurait recours à la chirurgie pour essayer de récupérer le membre. Cependant à Gaza, cette option n’est pas envisageable. On ampute des enfants sans anesthésie. C’est ça la réalité.
L’offre de soin est donc extrêmement diminuée. En plus des morts causés par les bombardements, il y a ceux qui meurent parce que leur maladie n’a pas pu être prise en charge, et ça ce n’est ni facilement détectable, ni dénombrable. En France, si vous avez un infarctus, vous appelez le SAMU qui arrive en quelques minutes. Si cela vous arrive à Gaza, vous allez mourir chez vous et on ne le saura pas forcément. De même pour toutes les maladies chroniques, comme le diabète décompensé, l’asthme, les problèmes thyroïdiens, etc. La plupart des personnes atteintes vont mourir chez elles sans comptabilisation épidémiologique. Sans parler de la médecine préventive pour la cancérologie ou la gynécologie. Tous les diagnostics préventifs ont volé en éclats. La perte de chance de survie va donc se poursuivre dans les semaines et les mois à venir.
Soigner « là où on ne risque pas de se faire sniper »
On meurt donc sous les bombes, mais aussi d’infections et de complications, par manque de traitement, et dans la douleur. Les brûlures et les blessures, dues principalement à l’écrasement de membres sous des bâtiments, ne peuvent pas être prises en charge faute de moyens. Il y a une perte de chance car les blessures s’infectent facilement et il n’y a pas d’antibiotiques. Sur les 66 700 blessés, beaucoup vont mourir, car la réponse médicale est largement en-deçà des besoins.
Nos collègues sur place nous le disent : il y a tellement de blessés qui arrivent en même temps qu’on fait les amputations à même le sol, dans le hall d’entrée, ou tout simplement là où le bâtiment de l’hôpital n’est pas détruit et où l’on ne risque pas de se faire sniper. On est donc en dehors de tous les standards d’asepsie et d’hygiène classique. Sans oublier le fait que le système de santé est visé en tant que tel, et que les hôpitaux ont été délibérément attaqués et bombardés par l’armée. C’est donc chaque maillon de la chaîne de ce dispositif qui est défaillant.
Une des particularités de ce contexte, c’est aussi le nombre d’enfants blessés, probablement handicapés à vie s’ils survivent, et qui ont perdu toute leur famille dans les bombardements. Cela pose des questions sur leur devenir. Je ne parle pas en termes de « radicalisation », mais en termes social, médical, d’accompagnement, de projet de vie… La proportion de ces enfants parmi les blessés est très importante à Gaza, comparativement à d’autres contextes de guerre.
L’aide est là, mais elle est bloquée
Sous blocus depuis 17 ans, la bande de Gaza dépendait déjà de l’aide extérieure à 90 %. Depuis le 7 octobre, Israël a accentué ce blocus. Aujourd’hui, rien ne rentre, ou alors de manière très éparse. Médecins du monde (MDM), comme d’autres organisations, a prépositionné du matériel côté israélien et côté égyptien. Tout notre stock se trouve là-bas. C’est la même chose pour le Croissant-Rouge. Kerem Shalom2 devait être un lieu de passage, finalement c’est devenu une zone de combat militaire. La question n’est pas de mobiliser de l’aide : elle est là, prête à rentrer. Mais les conditions de sécurité pour la faire distribuer sans que les aidants meurent sous les bombes sont inexistantes. Les Israéliens ne laissent pas entrer les camions en nombre, en plus de procéder à des fouilles. Il faut négocier longtemps par exemple pour faire entrer un peu de fuel. Il faudrait six à dix fois plus que la moyenne quotidienne actuelle de véhicules entrants pour subvenir aux besoins de la population.
Aujourd’hui, nous avons 14 collègues de MDM encore sur place, tous des Palestiniens. Un collègue a été tué début novembre3, et quatre autres, qui sont binationaux, ont été évacués. Nos collègues sur place sont tous formés à la médecine d’urgence, ils travaillent depuis plusieurs années avec MDM. Notre équipe vit dans les mêmes conditions que le reste de la population. Très vite, ces membres sont aussi devenus une cible. Et comme la plupart des Gazaouis, un grand nombre a été contraint de partir vers le sud. Certains n’ont cependant pas pu bouger parce qu’ils avaient des parents malades.
Depuis qu’ils sont dans le sud, certains collègues dorment dans leurs voitures, d’autres ont pu trouver un point de chute à 25 dans un petit appartement, le tout dans des zones censées être sécurisées et hors combat. Une fois qu’elle a répondu à ses besoins vitaux, notre équipe a essayé de s’organiser à nouveau pour reconstituer des équipes de soin mobiles. Ils ont pu retrouver un lieu pour en faire un bureau. Mais depuis l’offensive de l’armée israélienne dans le sud, leur secteur n’est plus sécurisé, et les bombardements intenses reprennent à côté de leur bureau et de leurs lieux de vie. Nos équipes doivent à nouveau bouger, sans aucune perspective : le nord est totalement détruit et le sud vers Rafah, totalement bloqué.
Le déplacement de la population, un risque supplémentaire de mortalité
Dans ces conditions de déplacement forcé de population, des épidémies ont été rapidement identifiées en lien avec l’eau non potable, saumâtre ou mal filtrée, telles que l’hépatite A ou la gastroentérite. Il y a des endroits où les gens disposent à peine d’un ou deux litres d’eau par jour et par personne pour tous les usages (boire, se laver, cuisiner…), alors que le standard minimum est de 20 litres par jour.
D’autres maladies sont dues à la vie dans la précarité, comme les infections respiratoires. Encore une fois, ces épidémies ne seraient pas graves dans un système de santé classique, mais elles le sont dans un système à plat, où vous avez des enfants et des nourrissons qui ne mangent pas à leur faim, qui ont donc des défenses immunitaires diminuées et ne peuvent pas répondre à ce genre d’agressions virales ou bactériennes. Le déplacement de la population ajoute par conséquent au risque de mortalité. Un des aspects caractéristiques de la situation à Gaza est que la grande majorité des Gazaouis, qui vivent « emprisonnés », n’ont pas pu faire de stock ni anticiper les événements. Ils n’ont rien. Ce sont des « sans domicile fixe » baladés au gré des bombardements, et ils consacrent chaque jour le plus gros de leur temps à essayer de trouver à manger et à boire, voire à se soigner. On oscille en permanence entre les temps d’accalmie où l’on arrive à se poser un peu – pour les équipes de MDM à se restructurer – et le temps de la survie.
Enfin, toutes les personnes qui vivent à Gaza sont sous pression. C’est la peur de la mort à chaque minute. Toutes les conditions du trouble de stress post-traumatique sont réunies. Nous en parlons avec nos équipes. Normalement, quand le contexte de travail est difficile, nous organisons des débriefings, du soutien psychologique à la demande ou de manière préventive. La santé mentale de nos équipes a toujours été pour nous un enjeu majeur. Mais aujourd’hui, ce suivi est impossible. Nous faisons beaucoup de régulation et de soutien par téléphone. Toutefois, on n’est pas dans une configuration où l’on peut apporter une réponse appropriée. On ne peut ni faire sortir nos équipes, ni faire rentrer ce qu’on veut.
Le problème ce n’est pas l’UNRWA, ce sont les bombes
Dans ce contexte, toute la polémique autour de l’UNRWA (l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) est – excusez-moi le terme – dégueulasse. La Cour internationale de justice s’est prononcée sur un risque de génocide. Cela veut dire que poser la question est légitime. L’enjeu aujourd’hui c’est comment sauver des vies. Malheureusement, la CIJ n’a pas appelé à un cessez-le-feu, cependant elle rappelle qu’il faut tout mettre en œuvre pour éviter l’avènement d’un génocide potentiel. Dans ce cadre, on peut dire que la décision de certains pays occidentaux de ne plus financer l’UNRWA est une manière de ne pas respecter la décision de la CIJ. Et de contribuer à l’agonie des civils.
Les accusations portées contre cette organisation méritent certes une enquête interne. Mais on assiste à une forme de punition collective. Pourquoi toute une institution serait-elle sanctionnée à cause des actes d’un nombre infime de ses employés ? C’est du jamais vu. Les Occidentaux prennent une décision rapide, sur la bonne foi des déclarations d’une seule des parties, alors que parallèlement, les besoins sont immenses. Vu la situation humanitaire et le faible nombre présent sur le terrain – contrairement à des situations de catastrophe naturelle où il y a un embouteillage d’aide humanitaire –, vu l’incapacité des organisations à être opérationnelles, c’est de l’UNRWA que dépend la survie de 2 millions de personnes. Cette institution onusienne est un acteur local incontournable, avec le Croissant-Rouge palestinien, puisqu’elle investit dans la distribution de nourriture, d’eau potable et dans l’hébergement. Elle contribue à l’amélioration des conditions de vie qui ont un impact direct sur la santé.
On assiste à un nouveau cas de figure de deux poids deux mesures dans le traitement des atrocités. Des pays occidentaux sont prompts à réagir à ces accusations, mais pas aux bombardements et au blocus qui engendre cette situation à Gaza. C’est vraiment ignoble. En mettant en suspens le financement de l’UNRWA, on joue le jeu des Israéliens qui, depuis le début, ont cherché à détruire cette institution. Tout ce qui peut concourir à améliorer le sort des Palestiniens est ciblé dans le contexte actuel. Le problème ce n’est pas l’UNRWA, ce sont les bombes et le blocus. Dire le contraire, c’est inverser la figure victimaire.
Journaliste, rédactrice en chef d’Orient XXI.
Médecin, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), vice-président de Médecins du Monde.
https://orientxxi.info/magazine/gaza-on-ampute-des-enfants-sans-anesthesie-c-est-ca-la-realite,7057
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