Opération Sirli : la France visée par une plainte devant la Cour européenne des droits de l’Homme08 févr. 2024

08 févr. 2024

Secret défense

Deux ONG ont saisi la CEDH, jeudi 8 février, pour faire reconnaître la responsabilité de l’État français dans l’exécution de centaines de civils égyptiens. Cette plainte fait suite au refus de la justice française d’enquêter sur les dérives de l’opération Sirli, une mission du renseignement militaire français en Égypte, révélée par Disclose.

La détermination des autorités françaises à dissimuler les dérives de l’opération Sirli en Égypte n’a d’égal que l’obstination de deux ONG à réclamer justice. Les organisations de défense des droits humains Egyptians Abroad for Democracy et le réseau féministe Code Pink-Women for Peace, toutes deux basées aux États-Unis, ont déposé plainte, le 8 février, devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) à Strasbourg pour violation de la convention européenne des droits fondamentaux. Ce recours intervient après le classement sans suite d’une précédente plainte contre X. Déposée par les deux ONG, celle-ci portait sur des accusations de complicité de crimes contre l’humanité et tortures liées aux révélations de Disclose, en novembre 2021, sur l’implication de la France dans des crimes de l’État égyptien visant des civils.

« La justice l’emportera à force d’insister », estime Mohamed Ismaïl, le directeur d’Egyptians Abroad for Democracy. Même si « le système judiciaire français ferme les yeux sur les massacres systématiques à la frontière libyenne perpétrés avec l’aide de la France ». Avec ce nouveau recours devant la plus haute instance judiciaire de défense des droits humains en Europe, le militant égyptien espère obtenir une « évaluation en détail les procédures [de l’opération Sirli] » et in fine, « mettre fin aux crimes contre les civils innocents ».

Déni de justice 

En portant plainte une première fois il y a deux ans, Mohamed Ismaïl n’imaginait pas être témoin d’un tel déni de justice. Depuis 2022, pas moins de trois procureurs ont rejeté les plaintes visant les autorités françaises. Et ce, avant même l’ouverture d’une quelconque enquête judiciaire. 

Recevez nos enquêtes, leurs coulisses et leur impact

Le 3 janvier 2022, à la suite d’une saisine d’Europe Écologie-Les Verts, François Molins, alors procureur général près la Cour de Cassation et membre de la Cour de justice de la République, a dédouané les ministres des affaires étrangères et des armées de l’époque. Dans sa réponse aux élu·es écologistes, François Molins assurait que les ex-ministres Jean-Yves Le Drian et Florence Parly n’avaient « pu participer personnellement à une infraction pénale de manière intentionnelle, tant en qualité d’auteurs que de complices d’une infraction éventuellement commise par des responsables égyptiens ». Il admettait néanmoins que « si [les faits révélés par Disclose] étaient avérés, ils seraient de la plus haute importance ». 

Un an plus tard, c’est au tour du pôle spécialisé dans la lutte contre les crimes contre l’humanité du tribunal judiciaire de Paris d’empêcher le déclenchement d’une enquête indépendante. Le 19 décembre 2022, la procureure Sophie Havard a classé sans suite la première plainte des ONG Egyptians Abroad for Democracy et Code Pink, pour complicité de crimes, crimes contre l’humanité et tortures. D’après la magistrate, les infractions étaient « insuffisamment caractérisées ». Après avoir apporté de nouveaux témoignages sur les intimidations et les crimes perpétrés par le régime égyptien, les ONG ont à nouveau été déboutées par la procureure générale, Marie-Suzanne Le Quéau. Toujours sans la moindre explication. 

Violation du droit à la vie

Selon les ONG, les refus répétés de l’État français de mener une enquête sérieuse et indépendante sur ses propres agissements auraient violé au moins trois articles de la convention européenne de sauvegarde des droits humains et libertés ratifiée par 46 États, dont la France : l’article 2 qui garantit « le droit à la vie » et l’obligation de mener une investigation en cas d’atteinte à ce droit ; l’article 6 protégeant « le droit à un procès équitable » par un tribunal impartial et indépendant ; et l’article 13 qui permet à tout justiciable d’obtenir des moyens de « recours effectif », au niveau national, en cas violation de ses droits. Ce dernier article est censé offrir une garantie pour contraindre les États à respecter les droits fondamentaux, sans avoir à faire appel à la CEDH.

« Les auteurs de crimes ne doivent pas rester impunis, c’est un principe fondamental de l’État de droit, explique Haydee Dijkstal, avocate de l’ONG Egyptians Abroad for Democracy. Or, ce principe a été doublement bafoué : non seulement parce que la France n’a pas ouvert d’enquête sur les crimes [dénoncés par les ONG], mais aussi parce qu’elle n’a proposé aucun mécanisme satisfaisant de contestation devant un tribunal indépendant et impartial. » 

Intimidation des ONG plaignantes

Si la France s’est bien gardée de réagir, ses partenaires au Moyen-Orient, en revanche, n’ont pas hésité à menacer directement les défenseurs égyptiens des droits humains. En octobre dernier, les autorités turques ont détenu pendant un mois Ghada Naguib, la représentante d’Egyptians Abroad for Democracy, à Istanbul. Selon l’ONG, elle aurait été ciblée à la demande des autorités égyptiennes, en raison de son action publique contre l’opération Sirli.

L’intervention de deux médias égyptiens proches du régime d’Abdel Fattah Al-Sissi accrédite cette thèse. Alors qu’aucun élément ne vient étayer le fait que Ghada Naguib ait été en contact avec Disclose avant son arrestation, un article du média saoudien al-Arabiya prétend qu’elle aurait été arrêtée « en raison de sa relation mystérieuse avec une journaliste française arrêtée par Paris pour avoir diffusé de fausses informations sur l’Égypte ». Comprendre : Ariane Lavrilleux, co-autrice des révélations sur l’opération Sirli, détenue 39 heures dans le cadre d’une enquête pour compromission du secret de la défense nationale, en septembre dernier. Une phrase copiée à l’identique sur le site égyptien Vetogate, contrôlé par les services de renseignements du pays.

À défaut d’informer, ces deux porte-voix de la dictature d’al-Sissi révèlent la peur des autorités égyptiennes de voir leur partenariat avec la France déstabilisé par la société civile. Une raison supplémentaire qui pousse Ghada Naguib à « être déterminée à obtenir justice »

Enquête interne du ministère des armées bâclée

Il n’y a pas que la justice française qui rechigne, pour l’instant, à ouvrir la boîte noire des secrets d’État. Le gouvernement d’Emmanuel Macron, après avoir promis d’enquêter sur les possibles dérives de l’opération Sirli, s’est muré dans le silence. 

Images capturées par le renseignement militaire français en Égypte.

Quelques jours après nos révélations, en novembre 2021, le gouvernement français avait confirmé l’existence de sa mission secrète en Égypte et diligenté une enquête interne pour « vérifier les règles fixées et leur mise en œuvre ». Une farce qui s’est conclue trois mois plus tard par un autosatisfecit classé secret défense. « La prévention d’un éventuel risque de dérive a fait l’objet d’un suivi dans la durée », s’est contenté de répondre le ministère des armées à l’époque. En clair, aucun dérapage ne serait apparu pendant l’enquête interne que l’état-major garde confidentielle. Faut-il en déduire que les fins limiers du ministère n’auraient pas retrouvé les notes de la direction du renseignement militaire (DRM) — pourtant en accès libre sur le site de Disclose — dans lesquelles des militaires français multipliaient les signaux d’alerte à l’attention de leur hiérarchie ? 

La délégation parlementaire au renseignement, composée d’élu·es et magistrats habilités secret défense, ont tenté d’en savoir plus en réclamant l’audition des ministres concernés. En vain. La délégation s’est vue opposer une fin de non-recevoir, comme elle l’explique dans son rapport annuel rendu public en octobre 2022. Le refus aurait été motivé par la « nécessité que le contrôle ne puisse en aucun cas entraver le bon déroulement de l’activité opérationnelle des services [sur tout ce qui a trait] aux échanges avec les services étrangers ». Une phrase qui laissait supposer que l’opération Sirli était toujours en cours en 2022.

Pour mémoire, les dizaines de notes « confidentiel défense » dévoilées par Disclose montrent que les renseignements livrés par la France ont été utilisés dans au moins 19 bombardements contre des civils depuis 2016 et ont pu causer plusieurs centaines de morts.

On ignore si l’opération Sirli se poursuit toujours aujourd’hui, et si elle se déroule dans les mêmes conditions qu’à son lancement, en février 2016 : le ministère français des armées n’a pas répondu à nos sollicitations sur ce point. Reste à savoir si la justice européenne mettra fin à l’omerta qui entoure cette opération meurtrière décidée au plus haut sommet de l’État. 


Rédaction : Ariane Lavrilleux et Mathias Destal
Édition : Pierre Leibovici

https://disclose.ngo/fr/article/operation-sirli-la-france-visee-par-une-plainte-devant-la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.