Darmanin, la police et les agriculteurs
paru dans lundimatin#414, le 5 février 2024
Depuis le début des manifestations d’agriculteurs, les médias semblent s’être déniaisés d’un coup en découvrant le « double standard » du traitement politique et policier réservé à l’expression publique d’une colère collective. Un immeuble endommagé à coups d’explosifs, un bâtiment des douanes détruit par le feu, un autre incendié, des édifices publics dégradés, des axes routiers bloqués, des domiciles privés agressés.
Aura t-on entendu parler d’éco-terrorisme ? « On ne répond pas à la souffrance en envoyant des CRS » explique Darmanin, laissant à tant d’autres manifestants matraquées, mutilés, emprisonnées, grièvement blessés, le fait de ne s’être livrés qu’à des divertissements sans autre raison que de vouloir rompre avec ce que le chef de l’Etat a appelé « la géographie de l’ennui ».
Que les agriculteurs connaissent une impunité aussi remarquable en regard du nombre de détenus dans les prisons françaises et ne subissent pas, jusqu’à présent, les férocités policières et judiciaires toujours ordinaires mais de plus en plus banalisées depuis une dizaine d’années est chose appréciable.
C’est ce que subissent les diverses autres masses de manifestants qui relève de l’insupportable.
Médias et hommes et femmes politiques déroulent quantités d’explications destinées à justifier les raisons d’une telle mansuétude face à ce qui, ailleurs, se justifie comme « usage de la violence légitime » contre des casseurs, des racailles, des Gilets jaunes, des opposants à des réformes, à de nouvelles contraintes ou à la destruction de la biodiversité. Là, on déterre le lien historique de la France et de ses « paysans », pendant que, ici, ceux qui créent la souffrance – syndicats agricoles, politiciens, financiers, gros propriétaires, banquiers, etc. – expriment une feinte empathie avec la colère provoquée par cette souffrance. On argue d’une popularité du milieu paysan au mépris des millions de personnes qui dans les rues ont refusé massivement la réforme des retraites. On invoque une « colère saine » contre les autres baptisées malsaines, celles qui prétendent notamment refuser l’appropriation privée de l’eau. On convoque des fulgurances telle cette remarque d’un policier : « Entre des gens qui se battent pour leur survie et des chevelus qui vous expliquent qu’il ne faut pas prendre plus d’une douche par jour, ma sympathie, de manière spontanée, va plutôt vers les premiers ». D’autres se veulent plus techniques au prétexte des difficultés qu’il y aurait à déplacer de lourds engins agricoles.
Pourtant derrière ces commentaires à courte vue, d’autres raisons plus profondes semblent se dissimuler. Entre les syndicats dominants et les divers gouvernements, les collusions sont légion. Indépendamment des personnages à la tête de ces grandes organisations – le dirigeant de la FNSEA est d’abord un homme d’affaire au compte en banque bien chargé dont le projet correspond en tous points aux conceptions et perspectives industrielles posées par les États, les industriels, les banquiers et les lobbys. Il n’y a pas d’antagonisme, mais un accord global. A l’instar de cette Coordination rurale – qui s’auto définît comme une meute.
Le discours aux apparences de « radicalité » ne vaut que par le bruit que font ses dirigeants. Ils battent des mains, crient, menacent, excitent au sang et incitent à l’insubordination tout en psalmodiant les mêmes consignes que celles des puissants dont ils sont une des courroies de transmission : libre marché, agriculture productiviste, industrialisation, participation à la réduction du nombre de paysans. La véhémence des leaders de la Coordination Rurale se nourrit d’une profonde colère sans mots qui trouve dans le spectacle de ses chefs une jubilation désarmée. La posture menaçante et prête à en découdre leur rallie adhésions et suffrages en flattant quantités de colères justifiées et offrant par la même l’accès à une existence publique dont les portes leurs sont fermées depuis bien longtemps. Elle permet aussi de mettre de côté les questions concernant la nocivité de nombre de pratiques agricoles dont la reconnaissance équivaut à accentuer encore la perte des savoirs et la multiplication de risques sanitaires pour les agriculteurs eux-mêmes. Ce sont des bruits et des fureurs qui en bas compensent le sentiment d’abandon et d’exploitation et en haut comble d’aise les ambitions qui permettent à une telle organisation d’exister. Cela ressemble aux exercices de coaching dans les vestiaires lors de la mi-temps. Les coups de gueule, les appels« au rentre dedans »se veulent stimulants et ont valeur d’arguments. Le charisme des chefs est la mesure de l’autorité. Ce n’est pas un hasard si cette Coordination est si puissante en pays de rugby.
Comment de fait imaginer des assauts policiers contre un mouvement dont les expressions publiques sont autant, et globalement, partenaires des orientations dominantes ? Les remises en cause de détails ne valent que comme légers combustibles destinés à présenter des apparences de discussion.
Mais aussi, le cœur de cette « mansuétude » est peut-être lié au rapport particulier qui s’est exacerbé entre la police et l’Etat depuis le mouvement des Gilets Jaunes. De multiples privilèges ont été régulièrement distribués aux forces de police : déferlements de primes, avalanches de non-lieux dans des procédures incriminants des policiers, sentences d’une légèreté indécente lors de procès intentés à des fonctionnaires responsables de mutilations voir de décès, absences de poursuites contre des actes relevant de quantités d’articles du code pénal. Loin est l’époque de la Cité antique où le policier rompant l’exigence d’être absolument exemplaire était immédiatement banni. Le surgissement massif des Gilets Jaunes en novembre 2018 – ce plus grand mouvement social depuis mai 68 – a, en peu de temps, provoqué parmi les dirigeants un effroi d’une autre nature que celui que leur fait subir les aléas du marché ou de la politique institutionnelle. Ils se sont vus menacés, sombrer, sans prises sur lesquelles, comme à l’ordinaire, espérer s’appuyer. Une peur inattendue et sans mesure s’est abattue sur eux. Ultime rempart dans l’urgence : la police. Leurs syndicats, s’exprimant en tant que dirigeants du service public et interlocuteurs exclusifs – d’une manière très soviétique – auprès des pouvoirs publics, ont profité de ce boulevard sans obstacle, sachant que l’équilibre étant rompu, ils tenaient entre leurs mains le sort des autorités. Caresses de l’État, détournement des regards lorsque la police désigne la justice comme leur ennemi, compliments et soutiens indéfectibles à ces bras armés regardés comme seul refuge contre les menaces de leur effondrement. « Ne pas se mettre la police à dos » n’a, depuis, cessé d’être le mantra qu’il n’est pas difficile de voir transpirer du comportement des dirigeants.
C’est au prétexte d’une popularité que rencontre « la révolte des paysans » que l’Etat se montrerait si magnanime au même moment où devant le parlement le chef du gouvernement menace avec à propos et non sans rire : « Tu casses, tu paies ! Tu salies, tu nettoies, etc. » Ce n’est pourtant pas à l’aune d’un soutien populaire que les ordres policiers sont distribués ; c’est bien plutôt un spectre qui hante les autorités répressives, celui de prendre le risque de voir quelques contingents mettre crosse en l’air, refuser les ordres au nom d’un de ces retours de mémoire d’un passé familial où contingences agricoles et exodes ont provoqué des embauches massives dans cette activité avec garantie de l’emploi qu’est la police.
Reste que dans la décomposition générale de l’organisation de cette société qui marque cette première moitié du XXI siècle, il est aussi réconfortant qu’un certain nombre de personnes tentent de s’emparer de la parole publique, de voir des êtres vivants s’agiter au milieu des décombres qui ne cessent de croître et que provoquent les accumulations de contradictions, d’incrédulités, de rappels à des évidences que l’industrie du mensonge renforce et épuise en même temps. « Au moins, ce mouvement aura permis de faire savoir comment nous vivons et ce à quoi nous sommes confrontés » dit un paysan comme pour se rasséréner face aux propos des leaders fortunés et autres gros exploitants agricoles qui, pour conserver prébendes et profits, se servent de la misère et des tragédies auxquelles ils contribuent.
Lentement et de manière de plus en plus affirmée, les épuisements des « organes » structurant l’État se répandent au jour le jour. La brutalisation policière bien loin d’exprimer la force de l’État et des dirigeants manifestait au contraire sa faiblesse. La sollicitude des forces de police à l’égard des agriculteurs en colère est la même face d’un même panique.
Walter Markovic
1er février 2024
Commentaires récents