24 oct. 2023
Malgré l’invasion de l’Ukraine, les entreprises européennes sont autorisées à acheter des matériaux « critiques » comme le titane, l’aluminium ou le nickel à la Russie. Plus de 13 milliards d’euros de ces métaux ont été importés en Europe depuis 2022. Des géants de l’aéronautique tels qu’Airbus et Safran en profitent, au risque d’alimenter la machine de guerre du Kremlin et d’enrichir des oligarques pourtant sous sanctions financières.
Pour se protéger de la pluie, ils se sont dirigés tout droit vers le cockpit. Emmanuel Macron a pris la place du pilote, Olaf Scholz, le chancelier allemand, s’est assis à sa droite. D’une main, chacun tient le manche de l’avion Airbus A321 tout droit sorti des lignes de production de l’usine d’Hambourg. Ce lundi 9 octobre, durant une visite officielle des deux dirigeants sur le site, les sourires sont de mise : quel meilleur symbole que celui de l’avionneur franco-allemand pour dire la réussite de l’industrie européenne. Mais ce que ne raconte pas la photo souvenir, c’est qu’un pays en guerre, la Russie, et ses oligarques sanctionnés par l’Union européenne, bénéficient aussi des excellents résultats d’Airbus. Et de nombreux autres fleurons industriels européens.
Afin de fabriquer ses avions de ligne long et moyen courrier, ses appareils de fret ou ses hélicoptères, l’avionneur a besoin de minéraux ou de métaux spécifiques regroupés sous le nom de « matières premières critiques ». Parmi ceux-là, on trouve le titane, un métal à la fois léger et très résistant, dont l’un de ses principaux fournisseurs est la Russie. La guerre en Ukraine ne semble pas avoir changé la donne. Bien au contraire. Entre le 24 février 2022, date de début du conflit, et le 14 mars 2023, Airbus a acheté pour 22,8 millions de dollars de titane russe, selon des données douanières inédites analysées par Disclose et Investigate Europe (IE). C’est quatre fois plus qu’au cours des 13 mois précédents.
Airbus et la machine de guerre russe
D’après notre enquête, le principal partenaire d’Airbus à Moscou s’appelle Vsmpo-Avisma. Il s’agit du leader mondial de la production de titane. Or, cette société n’appartient pas à n’importe qui : elle est détenue à 25 % par Rostec, la société nationale d’armement qui fabrique des missiles, des armes de précision ou encore du matériel pour les forces aériennes russes, et à 65 % par l’ancien directeur des investissements de cette entreprise d’État. Les liens entre Rostec et Vsmpo-Avisma sont si étroits que les deux entités partagent un seul et même président. Son nom : Sergueï Tchemezov. Cet homme d’affaires, qui a noué des liens avec Vladimir Poutine du temps du KGB, est sous sanctions européennes depuis l’annexion de la Crimée, en 2014. L’an dernier, les autorités espagnoles ont saisi son yacht, le « Valérie », estimé à 140 millions de dollars.
Quant à Rostec, la société d’armement présidée par Sergueï Tchemezov, elle fait l’objet de restrictions depuis mars 2022. Motif, selon un document public européen : sa contribution « au renforcement militaire et technologique de la Russie ou au développement de son secteur de la défense et de la sécurité ». Depuis le début de l’invasion, les volumes de production de Rostec ont décuplé.
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Comment expliquer qu’Airbus se fournisse toujours auprès d’un partenaire si étroitement liée au Kremlin ? Et ce, après avoir assuré il y a presque deux ans qu’elle se désengagerait du titane russe en « quelques mois » ? Contacté, un porte-parole de l’avionneur explique ce retard par une augmentation de la « production d’avions commerciaux », mais promet que la multinationale va réduire sa dépendance à l’égard de Moscou. Il n’oublie toutefois pas d’insister sur un point : le fait qu’Airbus respecte les règles édictées par l’Europe. C’est vrai. Le titane russe, à l’instar de toutes les matières premières critiques, ne fait l’objet d’aucune sanction de l’Union européenne.
Les États membres protègent leurs fournisseurs russes
Tout se joue du côté de Bruxelles. C’est ici , dans les bureaux feutrés du Conseil de l’Union européenne, que les ministres des vingt-sept États membres décident à l’unanimité d’infliger, ou non, des sanctions contre des personnes ou des sociétés russes. Onze paquets de sanctions ont ainsi été adoptés depuis les premiers jours du conflit. Ils concernent le pétrole brut, l’acier ou encore le ciment, le bois, les fruits de mer, les liqueurs… Mais rien, pas un mot, sur les matières premières critiques et leurs producteurs, quand bien même ils seraient de mèche avec les vendeurs de canons. En tout, une trentaine de matériaux sont recensés, dont le titane, le nickel, l’aluminium, ou encore le lithium utilisé dans l’industrie liée à la transition énergétique. L’une des raisons invoquées pas l’Europe : ne pas plomber son économie.
Avec ces exemptions, c’est la grande dépendance de l’Union européenne à l’égard des mines russes qui est mise au jour. En 2021, le premier marché pour le titane russe était l’UE, avec 47,7 % de la part des exportations de la Fédération. De même pour l’aluminium, où les Vingt-Sept totalisaient 28 % des ventes à l’export russe, selon les chiffres compilés pour IE et Disclose par la Kyiv School of Economics (KSE).
Mais selon Airbus, un autre argument motiverait le choix discutable de ne pas intégrer les métaux critiques dans les paquets de sanctions : « L’arrêt de l’utilisation par l’Occident du titane russe pour l’aviation civile encouragerait l’industrie russe à se concentrer sur les besoins en matière de défense. » En clair, si les Européens n’achètent pas ces métaux, ils pourraient fournir l’effort de guerre de Moscou. En réalité, Vsmpo-Avisma, le numéro un mondial du titane, est d’ores et déjà un important fournisseur des troupes du Kremlin, ce qui lui a valu des sanctions de la part de Washington. Et l’arrêt des commandes de l’américain Boeing, qui en a fait l’annonce dés mars 2022. Contactée, la direction de Vsmpo-Avisma n’a pas répondu à nos questions.
Inertie européenne
Grâce aux avantages concédés par les États membres, la société Vsmpo-Avisma profite des commandes d’un autre fleuron tricolore : le groupe Safran, dont l’État français est actionnaire. Entre février 2022 et mars 2023, le fabricant d’armes et de moteurs d’avion a importé pour 25 millions de dollars de titane russe. Le tonnage de ses commandes a doublé par rapport aux 13 mois précédents. Et cela ne semble pas près de s’arrêter. « Nous continuons à nous approvisionner chez Vsmpo » en attendant de trouver de nouveaux fournisseurs, « essentiellement en Amérique du nord », explique un porte-parole joint par IE et Disclose. Ce qu’il ne dit pas, c’est que dès le début du conflit, l’aéronautique française s’est ruée sur les stocks de titane russe. Dans une note datée d’avril 2023, la préfecture d’Occitanie, qui accueille les lignes de production de Safran et Airbus sur son territoire, rappelait à ce propos que les industriels avaient commandé jusqu’à deux ans de titane d’avance à leurs fournisseurs russes. Et ce, en vue d’un possible embargo sur les matières critiques.
« L’aéronautique mondiale est tributaire de la production russe, observe un expert du secteur minier russe sous couvert d’anonymat. Tant qu’aucune sanction ne s’appliquera au titane, les avionneurs continueront de faire des stocks en prévision de possibles restrictions. » Pour d’autres, cette inertie européenne relève surtout de la faute lourde. « Nous avons eu suffisamment de temps pour réagir, déplore Roland Papp, expert des flux financiers illicites au sein de l’ONG Transparency International. L’annexion de la Crimée date de 2014, l’invasion de la Géorgie remonte à 2008, il y a 15 ans. Et qu’avons-nous fait ? Nous avons accru notre dépendance à l’égard de la Russie. C’était une erreur grave. »
13,7 milliards d’euros depuis le début de la guerre
Depuis le début de la guerre, l’Union européenne a importé pour au moins 13,7 milliards d’euros de métaux russes, d’après nos calculs basés sur les chiffres d’Eurostat, l’office statistique de l’Union européenne. Principalement de l’aluminium, du nickel, du cuivre et du titane. Pour la France, la facture était d’environ 276 millions d’euros rien que pour l’année 2022, selon les statistiques compilées en interne par la Commission européenne.
En plus de Vsmpo-Avisma, qui a vendu 308 millions de dollars de titane à l’UE depuis le début du conflit, d’autres sociétés ont tiré leur épingle du jeu. Des entités parfois sous sanctions internationales, quand ce n’est pas leurs dirigeants.
Comme l’illustre par exemple le cas de Vladimir Potanine, le président et principal actionnaire de Nornickel, l’un des leaders mondiaux du secteur minier. Deuxième homme le plus riche de Russie, ancien vice-premier ministre du pays et proche du président Poutine, Vladimir Potanine est personnellement visé par des sanctions américaines et britanniques : les biens de celui qui passe régulièrement ses vacances dans les Alpes françaises et possède un yacht estimé à plus de 300 millions de dollars sont désormais gelés. Reste que les États membres de l’UE n’ont pas estimé nécessaire de s’aligner sur Londres et Washington. Et encore moins de cesser leurs échanges avec Nornickel : depuis l’invasion de l’Ukraine, la société a enregistré un chiffres d’affaire de 7,6 milliards de dollars lié à ses exportations de nickel et de cuivre vers l’UE. Sans compter 3 milliards de dollars de palladium, de platine et de rhodium qui sont entrés en Europe via l’aéroport de Zurich. Un tiers de ses livraisons ont été acheminées jusqu’en Finlande, où l’entreprise possède une raffinerie. Le reste a atterri entre les mains de clients inconnus. Car, en inscrivant sa propre filiale suisse comme importatrice des stocks, le groupe a en effet pu dissimuler l’identité des acheteurs réels dans ses déclarations à la douane.
Le schéma est similaire chez Rusal. Le géant russe de l’aluminium s’appuie sur ses antennes dans des paradis fiscaux pour anonymiser ses partenaires européens. Via des entités en Suisse et à Jersey, Rusal a ainsi exporté au moins 2,6 milliards de dollars d’aluminium vers l’Union européenne dans les seize mois qui ont suivi l’agression de l’Ukraine. En Europe, le groupe possède toujours une fonderie en Suède et la plus grande raffinerie européenne d’aluminium, en Irlande. Bien que son principal actionnaire, le milliardaire Oleg Deripaska, soit sanctionné par Bruxelles, l’entreprise échappe à toute restriction. En août 2023, l’Europe représentait encore un tiers de ses revenus, selon la communication officielle du groupe. Sollicitées, ni la direction de Rusal ni celle Nornickel n’ont répondu à nos questions.
Désormais, l’Union européenne essaie de sortir de l’ornière dans laquelle elle s’est mise. En mars dernier a eu lieu la présentation du règlement intitulé Critical Raw Materials Act. Ce texte a pour objectif de renforcer l’autonomie de l’Union européenne vis-à-vis de pays concurrents, voire belliqueux, à l’image de la Russie. Problème : les fonds alloués restent dérisoires. Le statu quo en matière d’importation de matières premières critiques reste donc de mise. Alors que l’Union européenne s’apprête à adopter un douzième paquet de sanctions contre la Russie, lesdites matières premières sont restées soigneusement à l’écart des négociations. Une décision qui dénote avec celles des États-Unis et du Royaume-Uni qui ont choisi de sanctionner directement des compagnies minières. Voire, pour ce qui concerne Londres, de bannir le cuivre, l’aluminium et le nickel russes de ses achats.
Cette enquête a été réalisée par Investigate Europe, un collectif de journalistes indépendant·es qui enquête en partenariat avec des médias européens.
Rédaction : Pascal Hansens, Sigrid Melchior, Maxence Peigné et Harald Schumann (Investigate Europe)
Rédaction en chef : Mathias Destal
Édition : Mathias Destal et Pierre Leibovici
Photo de couverture : Ludovic Marin (AFP)
Infographies : Marta Portocarrero et Pierre Leibovici
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