L’association d’une imagination politique forte et d’une détermination dans la lutte donne, avec la lutte des ouvriers et ouvrières de Lip en 1973, un échantillon de ce que pourrait être une autre organisation du travail.
Lino Castex • 29 septembre 2023
29 septembre 1973. 100 000 personnes manifestent dans les rues de Besançon sous une pluie battante pour soutenir la lutte exemplaire menée par les travailleurs à l’usine horlogère Lip.
« C’est possible : on fabrique, on vend, on se paye. » Ces mots résonnent aujourd’hui comme les miettes d’une madeleine de Proust de la lutte ouvrière post 68’. Nostalgie d’un mythe pour certains, souvenir d’une utopie inachevée pour d’autres, l’image de la banderole accrochée à la façade de l’usine occupée doit être cultivée comme le souvenir d’une brèche taillée dans l’ordre des possibles.
Pendant une courte période, marquée par des allers-retours dans la lutte, l’usine Lip de Besançon a été le lieu d’une expérimentation politique créatrice dans laquelle les travailleurs ont suspendu les liens de subordination habituels et révisé les normes capitalistes à l’œuvre sur leur lieu de travail pour imaginer l’autogestion, la démocratie ouvrière, l’information des travailleurs et la justice salariale.
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En 1973, alors que Lip est une entreprise importante dans l’industrie horlogère française, la concurrence américaine et japonaise dérègle l’équilibre économique du secteur. Le 17 avril, après la démission du directeur général, Jacques Saint-Esprit, l’actionnaire majoritaire appelle au démantèlement et au licenciement des 1 200 personnes employées par l’entreprise.
Regarder ce conflit ouvrier comme le souvenir d’une possibilité alternative, d’un possible critique qui nous permet de repenser le travail.
En réaction, le comité d’action héritée de mai 1968 entame une grève qui se change en occupation à partir du mois de juin suite à la découverte du plan de licenciement (1). C’est le début de ce grand mouvement expérimental dans lequel l’imagination radicale des travailleurs va jouer un rôle déterminant dans la lutte. Un slogan mémorable fera la synthèse de trois moments décisifs au cours desquels les comités d’action vont confisquer le stock de montre (le 12 juin), redémarrer la production horlogère (le 18 juin) et organiser la première paie ouvrière (2 août).
1
Donald Reid, L’affaire Lip. 1968-1981, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », trad. Hélène Chuquet, préf. Patrick Fridenson, 2018.
Ces trois moments de l’activité des travailleurs confinent donc à la réalisation d’une utopie ouvrière du XXe siècle : l’autogestion. Fabriquer, vendre et se payer constituait autant une stratégie de lutte ouvrière qu’une tentative de préfiguration d’un possible politique.
En confisquant les montres et en les cachant aux autorités et aux cadres de l’entreprise, les travailleurs en lutte vont s’assurer d’avoir un moyen de pression suffisant pour garder le contrôle des lieux et éviter l’expulsion immédiate. Il faut dire que les travailleurs avaient commencé par séquestrer le syndic et les administrateurs de l’entreprise, qu’ils ont dû libérer à la suite d’une évacuation policière ordonnée par le préfet. « On venait de perdre des otages humains, il nous fallait un otage matériel » (2) concluait Charles Piaget, pragmatique.
2
Brigitte Camus-Lazaro, « Il y a vingt ans, Lip : les marches de l’utopie », Le Monde, 14 juin 1993 cité par Collombat, Benoît. « Lip, 1973 : la grande peur du patronat », Benoît Collombat éd., Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours. Le vrai visage du capitalisme français. La Découverte, 2014, pp. 232-241.
Mais, associée à un large mouvement de démocratisation de la lutte, cette confiscation a des allures de gage politique : les travailleurs se réapproprient le fruit de la production pour reprendre la main sur la chaîne de commandement. Ils ne sont plus les rouages d’un large système contraignant, mais les acteurs d’une action politique partagée dont le but est à la fois de survivre et d’éviter les licenciements (3) mais aussi d’inventer un nouveau rapport au travail et de conduire une réflexion collective sur l’émancipation des travailleurs.
3
Comme le souligne justement Guillaume Gourgues, nous aurions trop vite fait de mystifier l’évènement en le considérant uniquement comme une expérimentation politique inédite et en oubliant qu’il s’agit aussi d’une stratégie de survie. Dans « Occuper son usine et produire : stratégie de lutte ou de survie ? La fragile politisation des occupations de l’usine Lip (1973-1977) », Politix, 2017/1 (n° 117), p. 117-143.
Dès lors, il nous faut regarder ce conflit ouvrier comme le souvenir d’une possibilité alternative, d’un possible critique qui nous permet de repenser le travail. Les Lip – puisqu’eux-mêmes avaient l’habitude de s’appeler ainsi – ont vécu et occupé l’usine en réinventant les rapports sociaux sur la base d’une démocratie participative et d’une autonomie instituée dans l’autogestion de la production, de la vente et de la paye.
« Je rêvais de la libération des peuples (…) et je pensais qu’on pouvait libérer une usine comme on libère un peuple. » (4)
4
Jean Raguenès dans Christian Rouaud, Les Lip. L’imagination au pouvoir, Paris, Les films d’ici, 2007.
La pratique même de la lutte repose sur une créativité inédite. L’organisation de l’occupation autour d’instances spontanément installées comme le comité d’action, les commissions particulières et l’assemblée générale permet d’y voir un moment démocratique fort dans lequel l’imagination collective rencontre en permanence la perspective de l’action.
Le conseil d’administration répond à deux objectifs décrits a posteriori par un de ses acteurs principaux, Jean Raguenès : coordonner les actions en proposant des espaces et des modalités d’action et assurer un lieu de critique permanente vis-à-vis de la tentation d’une mainmise des syndicats sur la conduite et les formes du mouvement. À Lip, l’émancipation des travailleurs est double : on se défait de l’autorité du patron et de l’organisation hiérarchique, et on consolide l’égalité dans la lutte en conservant le pouvoir de décision sur les syndicats.
L’assemblée générale est l’espace où la démocratie du mouvement se présente sous sa forme la plus éclatante ; discours des syndicats, prises de parole libre, lecture des informations, débat, vote des propositions du comité d’action, etc. C’est le petit parlement de la lutte.
Enfin, les commissions s’attachent à organiser la stratégie d’occupation en travaillant sur des aspects particuliers tout en faisant vivre la communauté en lutte : « L’usine devient ‘un véritable lieu de vie fourmillant d’activités’, où se tiennent des bals populaires des représentations théâtrales, des concerts, des projections de films, qui mêlent des chanteuses engagées (Claire, Colette Magny), des cinéastes d’avant-garde et des divertissements populaires (…) L’équipe de football de l’usine transforme ses matchs amicaux en meetings ou autres manifestations permettant de populariser la lutte en cours. » (5)
5
« Occuper son usine et produire : stratégie de lutte ou de survie ? La fragile politisation des occupations de l’usine Lip (1973-1977) », Politix, 2017/1 (n° 117), p. 117-143.
L’occupation de l’usine répond à une volonté de transformation profonde dans laquelle la solidarité est le moteur. Faire vivre l’usine c’est ainsi s’assurer de faire vivre cette énergie contestatrice qui ébranle l’évidence du monde tel qu’il est en offrant un point de vue moral et critique qui permet de souligner les défauts du monde existant.
L’occupation de l’usine répond à une volonté de transformation profonde.
Contre le licenciement forcé, ils occupent illégalement l’usine. Contre la pression de la fin du mois, ils confisquent les montres, reprennent la production et se versent des « paies sauvages ». Contre la verticalité instituée dans le monde du travail, ils inventent une combinaison de différentes instances de discussions et de délibérations. Quand la police les expulse du site de Besançon, ils ‘surréalisent’ les murs de Lip et décrètent que « l’usine est là où sont les travailleurs ». Bref, contre l’aliénation que représente la soumission à la fermeture et aux licenciements, ils revendiquent une « capacité autogestionnaire » (6).
6
Extrait intervention Burgy CFDT Lip, 29 septembre 1973.
Comme le souligne Pierre Rosanvallon, « la réalité sociale est justement faite d’évènements fondateurs, comme Lip ou Mai 68, qui introduisent une brèche dans le système et renouvellent les conditions de son évolution » (7). Autrement dit, l’expérimentation politique menée autour des instances de décisions collectives mises en place à l’usine Lip produit une situation critique qui déséquilibre le champ de contrôle du patron sur l’entreprise et plus généralement du capital sur la société. Dire « c’est possible » c’est projeter, à partir de cette utopie concrète qu’est cette courte période d’autogestion, puis de mise en coopérative de l’usine, qu’une transformation de la société est possible.
7
Pierre Rosanvallon, L’Âge de l’autogestion, « l’évènement et le changement social », Paris, Seuil, 1976, p. 95.
Les Lip ont provoqué une alternative qui leur a permis de faire et d’imaginer une organisation du travail qui vise l’émancipation des travailleurs. Malgré l’échec que peut représenter « l’affaire Lip » (jusqu’à la fermeture définitive et le rachat des coopératives en 1981), cet évènement constitue un moment assez extraordinaire dans l’histoire des conflits sociaux. L’association d’une imagination politique forte et d’une détermination dans la lutte donne avec l’usine Lip un échantillon de ce que pourrait être une autre organisation du travail.
https://www.politis.fr/articles/2023/09/50-ans-lip-apres-la-lutte-se-souvenir-des-possibles/
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