26 sept. 2023
TotalEnergies inonde la France en gaz naturel liquéfié (GNL) venu des États-Unis. Mais au Texas et en Louisiane, la production de cette énergie fossile provoque de lourds dégâts environnementaux et menace la santé de 420 000 personnes. Enquête dans le rêve américain de la multinationale, au moment où un nouveau terminal méthanier doit entrer en fonction au port du Havre.
La chaleur est étouffante, l’humidité empêche de respirer et les alertes ouragan sont quasi quotidiennes. Bienvenue à Arlington, Texas, 400 000 habitants, où les transports publics n’existent pas. Les plus pauvres marchent le long des routes à six voies, à travers les hautes herbes brûlées par le soleil texan. Ils sont frôlés par les pick-ups rutilants venus des quartiers plus cossus. Les quartiers noirs et populaires, eux, sont saturés de panneaux publicitaires vantant des facilités de paiement pour des voitures d’occasion. La particularité de cette ville située à 35 kilomètres de Dallas, et de la région, se loge dans ses sous-sols : ils regorgent d’une énergie fossile précieuse, le gaz de schiste. Son extraction, par fracturation hydraulique — « fracking » en anglais, provoque des risques de pollution des eaux, mais aussi de l’air à cause des émissions de méthane — un gaz qui est 80 fois plus polluant que le CO2. Si la France a prohibé le fracking sur son sol dès 2011, elle ne s’est en revanche jamais interdit d’importer du gaz de schiste exploité par ce biais.
Ce 14 juin 2023, au détour d’une rue, une étrange odeur prend à la gorge. Au bout de quelques minutes à peine, on est pris de maux de tête et de vertiges. L’attention se tourne vers une haute palissade en bois sur laquelle est placardé un panneau interdisant de fumer ou d’allumer un briquet. Derrière cette enceinte anonyme installée en pleine zone urbaine et autour de laquelle s’affairent des dizaines d’ouvriers se cache un gisement de gaz appartenant à TotalEnergies. À Arlington, le géant français des hydrocarbures est le plus important propriétaire de puits, devant les sociétés Sage ou BKV. La multinationale, au travers de sa filiale TEP Barnett, y possède 181 puits de gaz de schiste, et attend un feu vert pour 4 de plus. Des installations situées parfois à quelques dizaines de mètres d’écoles ou de crèches.
Au-delà d’Arlington, TotalEnergies exploite quelque 1 700 gisements actifs au Texas. Avec des conséquences sanitaires potentiellement dramatiques pour les populations locales. D’après les données exclusives recueillies par Disclose grâce aux ONG Earthworks et FracTracker Alliance, 420 000 personnes seraient directement exposées aux émissions toxiques libérées par les forages de TotalEnergies dans la région. Leur point commun : elles résident toutes à moins de 800 mètres d’un puits de l’énergéticien — à cette distance, plusieurs études scientifiques synthétisées dans la revue Environmental Health Perspective, en 2017, ont montré que les émanations avaient un impact négatif sur la santé.
TotalEnergies, présent d’un bout à l’autre de la chaîne du gaz
Depuis 2016, la France importe du gaz de schiste sous une forme présentée, à tort, comme « une énergie de transition », voire « propre » : le gaz naturel liquéfié (GNL). Des milliards de mètres cubes de GNL sont acheminés par d’immenses tankers depuis les États-Unis direction les terminaux de Dunkerque (Nord), Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône) et Montoir-de-Bretagne (Loire-Atlantique). La guerre en Ukraine, qui a mis fin aux importations par gazoduc en provenance de Russie, a amplifié le phénomène : les quantités de GNL importées en France ont été multipliées par 3,5 entre 2021 et 2022, d’après les données publiques américaines. Pour le plus grand bonheur de TotalEnergies et de son président, Patrick Pouyanné, qui se vante d’être devenu le principal exportateur de GNL américain vers l’Europe, tout en restant présent sur la chaîne du GNL russe. Selon une étude du cabinet indépendant Carbone 4, le GNL transporté par bateau depuis les États-Unis est le type de gaz importé dont l’empreinte carbone est la plus importante : 2,5 fois plus élevée que celle du gaz acheminé par gazoduc, en raison notamment de l’énergie consommée par les navires méthaniers et des rejets de méthane en mer.
Recevez nos enquêtes, leurs coulisses et leur impact
Preuve de la dynamique en cours, TotalEnergies est parvenu au terme d’un intense lobbying à imposer l’installation en urgence, et au mépris de la réglementation environnementale, d’un nouveau terminal méthanier en France. Il s’agit du Cape Ann, un bateau-usine qui doit entrer en fonction d’ici la fin du mois de septembre au port du Havre, dans le but d’accroître les capacités d’importation du GNL made in USA. Une opération ultra-rentable pour le géant pétrogazier : en plus d’exploiter le terminal havrais et d’en être le principal client, TotalEnergies détient des participations (16,6 %) dans le terminal méthanier expéditeur, Cameron LNG, de l’autre côté de l’Atlantique. Il est également impliqué à différents niveaux dans d’autres terminaux d’export américain, comme le controversé projet de GNL Rio Grande. Pour finir, une partie du GNL arrivant sur les côtes françaises proviendrait de ses propres puits de gaz de schiste texans.
Dans l’enfer de « Total City »
Retour à Arlington, où les forages de l’énergéticien français sont installés au cœur de quartiers résidentiels, malgré des risques sanitaires évidents. Le Texas est doté de la quatrième plus grande agence environnementale des États-Unis, la Texas Commission on Environmental Quality (TCEQ) — laquelle est censée faire preuve d’une relative indépendance à l’égard des industries fossiles. Disclose a demandé à l’autorité de régulation s’il existait des plaintes déposées par des habitants contre les forages de TotalEnergies. L’agence environnementale nous en a transmis 27. Vertiges, saignements de nez, maux de tête, soit tous les symptômes que les études scientifiques associent à l’exposition aux substances toxiques émises par les forages de gaz de schiste. Exemples : en mars 2020, un riverain se plaint d’odeurs qui durent depuis plusieurs mois, provoquant nausées et maux de tête. En février 2022, un autre constate qu’une fumée noire s’échappe d’un forage, lui causant, ainsi qu’à sa famille, une perte brutale de cheveux. Deux mois plus tard, une troisième personne évoque la présence d’une matière inconnue dans l’air qui tue la végétation et génère des problèmes respiratoires.
Au mois d’avril 2022, Anne Mattern était aux premières loges d’un de ces incidents impliquant TotalEnergies. Infirmière en reconversion professionnelle, la fringante Texane nous reçoit dans son pavillon de Fort Worth, la commune voisine d’Arlington. Elle plonge dans les archives de son ordinateur pour retracer les évènements. Un soir, en pleine nuit, elle entend une forte explosion, « presque un tremblement de terre ». Au petit matin, elle découvre le quartier voisin bouclé par la police et les pompiers. « Une forte odeur imprégnait l’air », se souvient-elle. Un policier lui explique que de « l’eau salée » se serait échappée d’un puits appartenant à TotalEnergies — l’expression pourrait désigner le mélange d’eau et de produits chimiques injecté dans la roche pour extraire le gaz. Une réponse vague qui ne la satisfait pas. Dans le tchat que des voisins ont créé pour le quartier, c’est l’affolement. Certains évoquent une étrange pluie huileuse à l’odeur de pétrole, d’autres font état de la végétation complètement brûlée par endroits. Une voisine partage une vidéo où l’on voit la substance gazeuse s’échapper du forage. https://flo.uri.sh/visualisation/15138382/embed
Sur des images filmées par la vidéosurveillance d’une maison deux jours après l’incident et obtenues par Disclose, on voit une équipe de quatre hommes munis de casques de chantier et de vêtements étanches en train de nettoyer la chaussée à coup de Karcher. Ils ont été engagés par TotalEnergies « pour nettoyer le liquide échappé du forage sur les propriétés concernées », assure la TCEQ, joint par Disclose. Une information confirmée par la direction de l’entreprise pétrogazière, qui explique avoir pris « les mesures nécessaires pour remettre les lieux en état. »
Après l’incident et en guise de dédommagement, l’entreprise a proposé une aide financière à des riverains pour le nettoyage de leur voiture ou de leur terrain. Quant à Anne, elle a interpellé la multinationale française, qui lui a promis des analyses du sol sans jamais les obtenir, dit-elle. Sollicitée, TotalEnergies soutient que « les résultats des échantillons prélevés sur la propriété ont été examinés et expliqués aux résidents ». À la demande de Disclose d’en obtenir une copie, l’entreprise n’a pas donné suite.
Les enfants victimes des forages
Au sud-est d’Arlington, dans un quartier résidentiel où TotalEnergies creuse de nouveaux puits, Edgar est affairé devant sa maison. L’ancien chauffeur de poids lourds retape une vieille Ford Mustang rouge et blanche. Alors qu’ils sont installés dans le quartier depuis une trentaine d’années, sa femme et sa fille souffrent depuis peu de saignements de nez récurrents et de forts maux de tête. Des symptômes qui coïncident avec le début du forage. Ses deux petits-enfants, qui vivent sous le même toit, sont également tombés malades soudainement. « Les médecins disent que c’est de l’allergie mais ça empire, raconte-t-il. La petite d’un an étouffe presque à force de tousser, ça nous fait peur ». Il pourrait s’agir du flowback. À savoir, le retour à la surface des substances chimiques injectées dans la roche sous haute pression.
« Les cas d’asthme augmentent de façon alarmante, notamment chez les enfants », alerte Russ Gamber, un médecin généraliste à la retraite résidant à Arlington. Ce que confirment plusieurs études scientifiques publiées ces dernières années. Celles-ci établissent un lien entre la présence des forages de gaz de schiste et l’augmentation des problèmes respiratoires chez les plus jeunes. Si Russ Gamber a le sentiment que « ni l’État ni la ville ne se soucient vraiment du problème », il appelle le conseil municipal d’Arlington à ne plus valider de forages supplémentaires. Comme ce fut le cas au début de l’année 2022. Chose rare dans un État où la loi restreint le droit des communes de refuser des forages, sauf s’il est motivé par des arguments « commercialement raisonnables ». À l’époque, TotalEnergies réclamait un permis supplémentaire pour exploiter l’un de ses gisements situés à une centaine de mètres d’une garderie, la Mother’s Heart, accueillant une centaine d’enfants. La demande a été rejetée par un vote retentissant du conseil municipal, après une longue mobilisation des voisins et de Liveable Arlington, un collectif de riverains fondé en 2015 par Ranjana Bhandari. Fin 2021, la directrice de Mother’s Heart a par ailleurs déposé plainte auprès de la Texas Commission on Environmental Quality, après que certaines de ses employées se sont senties mal.
Si le manque de transparence du réseau gazier américain ne permet pas de remonter la trace des molécules de gaz, depuis les puits texans de TotalEnergies jusqu’aux ports français, de nombreux liens existent. Premier indice : un graphique réalisé par TotalEnergies détaille les exportations de GNL américain, listant le gaz de la région d’Arlington comme un « actif gazier en amont ». Second élément : un contrat qui indique que le gaz produit dans cette même zone par la multinationale est confié à la société de transport The Williams Companies. Cette dernière approvisionne des centrales texanes, mais aussi les terminaux d’export du GNL situé dans le Golf du Mexique. Avant d’atteindre l’Europe, le gaz américain, dont celui produit dans le secteur d’Arlington, passe notamment par la Louisiane et l’un de ses plus importants terminaux méthaniers : Cameron LNG, dont TotalEnergies est actionnaire. Interrogée sur ce point, la société affirme que son gaz de schiste « n’est pas exporté mais commercialisé sur place » par des entreprises clientes. Une réponse habile, qui se garde bien de préciser comment ledit gaz est utilisé, par qui et où.
« Avant on entendait les vagues, maintenant il n’y a plus que le bruit du torchage. »Nicole Dardar, pêcheuse en Louisianne
Depuis Arlington, il faut rouler plus de cinq heures et passer du Texas à la Louisiane pour atteindre le site de Cameron LNG, dans le Golfe du Mexique. Ici, l’eau est partout. Les bandes de terre sont encadrées par les lacs, le paysage est sillonné de centaines de canaux. Tout le monde est lié d’une façon ou d’une autre à l’industrie gazière. À l’image de Nicole Dardar, qui gère une entreprise de pêche à la crevette avec son mari. Installés dans la région depuis plusieurs générations, les Dardar viennent de vendre leur terrain à Venture Global, qui prévoit l’extension de son terminal, Calcasieu Pass, situé non loin de leur domicile. Un soulagement teinté d’amertume pour Nicole. « Avant on entendait les vagues depuis chez nous, maintenant il n’y a plus que le bruit du torchage [le fait de brûler à l’air libre et par intermittence du gaz superflu, NDLR], déplore-t-elle. La nuit, ça éclaire notre jardin comme en plein jour. » Les torchages représentent jusqu’à 10 % des rejets de méthane par l’industrie pétrogazière américaine.
En plus des risques pour la santé, l’explosion de la demande en gaz américain entraîne de lourds dégâts environnementaux. D’ici 2026, selon l’Université de Louisiane, l’industrie du GNL du seul État émettra près de 55 millions de tonnes de gaz à effet de serre. Sur place, les problèmes se font d’ores et déjà ressentir. À commencer par l’érosion des côtes, liée à l’élargissement des canaux et aux mouvements incessants de tankers de plus en plus imposants. « Ils ont cassé le cycle naturel de l’eau », constate un autre pêcheur, Eddie Lejeune, habitué à travailler aux alentours du terminal de Cameron LNG depuis 40 ans. « Avec l’arrivée des super tankers, qui créent des vagues de plus de 2 mètres de haut sur leur passage, plus rien ne résiste, pas même les huîtres ». Pointant le canal qui passe au pied de la maison où il vit avec sa femme et ses enfants, il ajoute : « À chacun de leur passage, les tankers remuent les sédiments toxiques rejetés par l’industrie pétrogazière et les font remonter à la surface. L’hiver, l’eau du canal fume ». D’après les données du gouvernement américain, depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, 38 de ces « super tankers » remplis de GNL ont approvisionné un ou plusieurs ports français au départ de Cameron. Une frénésie qui n’est pas près de s’arrêter : trois nouveaux terminaux destinés aux exportations sont en cours de construction dans la région.
Rédaction : Alexander Abdelilah
Photo de couverture : Nitashia Johnson
Rédaction en chef : Mathias Destal
Édition : Pierre Leibovici
Traduction vers l’anglais : Béatrice Murail
Cet article a été publié en partenariat avec Libération et a reçu le soutien de Sunrise Project
Disclose face aux intimidations de l’État
Pour la cinquième fois depuis notre création, en 2019, la rédaction de Disclose subit une grave tentative d’intimidation de l’État français. Mardi 19 septembre, notre journaliste Ariane Lavrilleux a été placée en garde à vue, et son domicile perquisitionné pendant dix heures. Motif invoqué : compromission du secret de la défense nationale et révélation d’information pouvant conduire à identifier un agent protégé. L’objectif réel de cette procédure, comme des précédentes, ne fait aucun doute : l’État français veut identifier nos sources. Celles qui nous ont permis de révéler, documents confidentiels à l’appui, la complicité de la France dans de potentiels crimes contre l’humanité au Yémen et en Égypte. Ces sources ont pris le risque de nous parler pour dévoiler des informations d’intérêt public. Nous cherchons, par tous les moyens, à protéger leur identité et leur sécurité. Grâce à elles, nous avons publié plus de 120 enquêtes en quatre ans. Toutes, sans exception, sont en accès libre car, pour Disclose, l’information est un bien public. Sans publicité, sans actionnaire, notre média à but non lucratif peut poursuivre son travail d’investigation grâce à vous. Il n’y a pas de petit montant pour nous soutenir : tous les dons, dès 1 euro, contribuent à renforcer notre indépendance :
Commentaires récents