1 août 2023
Presque tous nos objets de consommation sont produits par des gens réduits à un travail d’esclave et nous sommes en train de dévaster le monde. Il est temps de sortir de « l’impasse socio-écologique dans laquelle nous nous enfonçons » : nous sommes prisonniers matériellement et mentalement, individuellement et collectivement, « vitalement dépendants d’un système qui sape à terme les conditions de vie de la plupart des êtres vivants ». Interrogeant l’idée de liberté, le philosophe-jardinier Aurélien Berlan révèle une « vieille aspiration à la délivrance » sous l’idéal d’émancipation comme arrachement à la nature, à laquelle il oppose la quête d’autonomie matérielle et politique.
À partir du XVIIe siècle, la liberté individuelle fondée sur la propriété et le règne du droit a progressivement remplacé la conception collective de la liberté partagée jusque-là par la plupart des cultures et des traditions de pensée. Les révélations politiques et philosophiques d’Edward Snowden sur la surveillance industrielle mise en place par les services de renseignement états-uniens, ont clarifié l’effondrement de la conception libérale de la liberté, dont l’inviolabilité de la vie privée constituait le coeur… dans une indifférence quasi générale.
Dans De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, discours tenu en 1819, Benjamin Constant oppose la conception antique qui « consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté », à celle qui émerge avec les révolutions anglaise (1648 et 1689), américaine (1776) et française (1789) et qui se présente comme une liste de droits individuels. Avec une restriction de la souveraineté, le citoyen gagne en jouissances de sa vie privée. Il met en avant trois facteurs pour expliquer cette évolution :
- l’échelle des sociétés,
- le temps susceptible d’être accordé aux affaires publiques,
- l’abolition de l’esclavage qui a réduit la disponibilité politique des citoyens.
En 1958, Isaiah Berlin oppose, lui, une conception négative de la liberté, comme absence d’obstacle, de contrainte, de limite ou d’ingérence, à une conception positive, définie par la réalisation d’un but. Ainsi le libéralisme a-t-il régressé depuis une sorte de juste milieu entre une liberté civile complétée par la liberté politique, jusqu’à une pure liberté qui a abandonné ses prétentions (limités dès le départ) pour se resserrer autour de la défense de la liberté privée. Depuis, celle-ci s’est réduite comme peau de chagrin et son inviolabilité est devenue une chimère. La « sphère sociale » du travail et de l’entreprise a émergé, se détachant de la sphère privée sans pour autant relever de l’État. Les médias de masse ont « transform[é] l’intimité familiale en simple promiscuité », envahissant la sphère privée par « des forces sociales porteuses de normalisation culturelle », avant que le numérique n’en finisse avec l’anonymat de la vie individuelle. « Si le libéralisme était l’une des expressions de l’individualisme moderne, il s’est autodétruit en favorisant la mise en place du règne industriel des organisations. Loin d’avoir construit une société où “l’individu est roi“, il a produit un “monde totalement administré“ (Adorno) où les individus sont écrasés par les grandes organisations qui déterminent leurs formes de vie, de la naissance à la mort. » « On est ainsi passé de la liberté d’entreprendre à la liberté des entreprises. » Cette « liberté des Postmodernes » est la liberté de choisir, entre un très grand nombre d’expériences et de produits. L’argent l’accroit infiniment, au-delà d’un certain seuil. Les rapports de pouvoirs sont devenus impersonnels, difficiles à identifier et à contester.
Les citoyens grecs et romains valorisaient l’engagement politique mais les philosophes antiques prônaient, eux, « l’abstention de la politique » et la « vita contemplativa ». Puis le christianisme réduisit la question de la liberté à celle du libre arbitre. Héritant de cette « dévalorisation chrétienne », le libéralisme a continué à bannir la notion de liberté hors du domaine politique, faisant le lit d’une « conception gestionnaire du pouvoir, centrée sur la sécurité (des jouissances privées) ». Sur le plan matériel, l’avénement de la société de consommation est une extension des formes de délivrance jusque-là réservée aux couches supérieures de la société.
Les partisans du socialisme, opposés au libéralisme, ont défendu une conception de la liberté finalement guère différente de celle des libéraux, si ce n’est qu’il voulait la réaliser pour tous. Pour eux aussi, « le Progrès est vecteur de délivrance ». L’histoire des religions montre que la délivrance est transculturelle. Leur force est d’avoir su proposer des méthodes spirituelles pour délivrer les humains du désir insatiable de réaliser ces fantasmes ici-bas, au risque de rendre insupportable la condition terrestre. Elles ont apporté à leurs adeptes sinon la béatitude, du moins des formes de sérénité permettant de se réconcilier avec la fatalité. » L’ émancipation moderne a orienté la quête de délivrance vers des voies technoscientifiques, détournant les exploités de la lutte contre les problèmes sociopolitiques,, les abreuvant de promesses illusoires quant à « l’avenir radieux ». Pour les puissants la délivrance matérielle passe par la domination sociale : se défausser sur les autres des efforts nécessaires pour satisfaire ses besoins, en les y contraignant. Avec le marché, le salariat, la concurrence, le capital, la classe dominante des temps modernes a développé des méthodes de domination indirecte, en respectant formellement la liberté des exploités. Avec Descartes, puis Francis Bacon, l’exploitation des forces de la nature par l’industrie laisse miroiter une « délivrance intégrale et universelle », compatible avec l’idéal de liberté et d’égalité de tous les individus. La science devient la matrice et le modèle de l’idée de Progrès qui va dominer l’imaginaire moderne à partir du XVIIIe siècle, promettant une amélioration infinie et une délivrance ici-bas. Cependant, les conditions de vie matérielles des classes laborieuses régressent. Les premiers intellectuel socialiste se sont enlisés dans « les ornières de l’industrialisme ». Et si Marx a compris que les intérêts des patrons serait irréconciliables avec ceux de leurs salariés, il a négligé la figure intermédiaire de l’ingénieur et la bureaucratisation. « En réalité, le progrès industriel implique la division de la société en classes, qui est synonyme d’oppression sociale. » les crises récurrentes de surproduction sont en partie et provisoirement résolues par la concession d’une part plus importante de la plus-value aux ouvriers, afin de leur faire éponger les surplus. Mais « la corne d’abondance industrielle » s’accompagne d’une « boulimie énergétique », d’une division mondiale du travail et de l’exploitation des pays du Sud. « L’essor de la consommation s’inscrit dans la continuité de la “guerre contre la subsistance“ qui a commencé au début des temps modernes avec les enclosures. » Aurélien Berlan resitue chacune de ces assertions dans son contexte historique et idéologique, et rapporte les critiques qu’elles ont suscitées.
De tout temps, les dominants ont cherchés à être délivrés des tâches quotidiennes non vecteurs de prestige et dévalorisées socialement « dans l’esprit de ceux qui sont sous l’emprise de l’imaginaire dominant », afin de se consacrer à celles qui donnent du pouvoir. Les aristocraties se sont déchargées du labeur pour se constituer en « classe de loisir ».
Plus que d’être délivrées des tâches liées à la vie quotidienne, les classes populaires, des paysans allemands de 1525 aux peuples du Sud aujourd’hui, en passant par les réfugiés de la Zomia, revendiquent « l’autonomie par l’autosuffisance et l’accès aux ressources locales qui en est la condition première », revendication condensée dans le slogan : « Terre et liberté ! » Après être revenu sur l’étymologie du terme « autonomie », ses différentes acceptations et les formulations successives de ce concept depuis l’Antiquité, l’auteur s’arrête sur celle des écoféministes de la « perspective de la subsistance » (Maria Mies et Veronika Bennholdt), la plus aboutie, selon lui et qui demeure « la seule alternative pratique, éprouvée et avérée, au capitalisme, et la meilleure base d’inspiration pour repenser notre liberté dans un monde en plein bouleversement ». « Il s’agit de reconstruire des interdépendances personnelles permettant de desserrer l’étau des dépendances anonymes, et ce dans l’égalité. L’autonomie ne consiste pas à se débrouiller tout seul, mais à s’inscrire dans un monde d’interconnaissance où les obligations réciproques et les règles partagées tissent des liens de solidarité qui libèrent des formes de domination impersonnelles. » Il invite à réfléchir collectivement pour « faire un tri dans nos besoins, dans « nos sociétés dites d’abondance » qui sont en fait des « sociétés de pléthore et de pénurie » : « dès lors que l’on pourvoit à nos propres besoins, les limites de nos capacités posent des bornes immanentes à l’escalade des besoins. Car le besoin le plus pressant devient celui de ne pas perdre sa vie à satisfaire de plus en plus de besoins. » Il distingue « le fameux DIY » qui s’adresse avant tout à l’individu en l’incitant à cultiver, dans l’espace privé, des bribes d’autonomie dépolitisées, du « faire maison », du « vernaculaire » (Illich), du travail communautaire, du « faire avec ses propres outils », conviviaux (Illich) ou démocratiques (Mumford). L’autonomie matérielle doit cependant être complétée par l’autonomie politique.
Alors que la « conception orwellienne où “la liberté, c’est l’esclavage“ (soit qu’elle le suppose, soit qu’elle y aboutisse) est devenu hégémonique », Aurélien Berlan affirme « qu’un mode de vie libre n’est pas basé sur le dépassement de la nécessité, mais sur la minimisation des dépendances matérielles asymétriques qui constituent le fondement des relations de domination » : s’émanciper du fantasme de délivrance, pour réconcilier terre et liberté. Le mode de vie industriel est utopiste, au sens de nihiliste, ne tenant pas compte des conditions de vie sur terre. Il s’agit donc de renouer avec l’autonomie. Son propos, extrêmement argumenté, permet de faire le tri dans l’héritage de l’histoire des idées, de dessiner un chemin vers un ici et maintenant désirable et soutenable, et de dégager une perspective appropriable. À lire de toute urgence.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
TERRE ET LIBERTÉ
La quête de l’autonomie contre le fantasme de délivrance
Aurélien Berlan
220 pages – 16 euros
Éditions La Lenteur – Saint-Michel-de-Vax – Décembre 2021
librairie-quilombo.org/terre-et-liberte-8865
https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2023/08/terre-et-liberte.html#more
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