Capitalisme culturel
27 juillet 2023 par Barnabé Binctin
7,9 millions de personnes pratiquent le yoga en France quand elles n’étaient qu’1,6 million il y a dix ans. Dans Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme, Zineb Fahsi signe un essai critique sur cette discipline qu’elle enseigne elle-même.
Publié dans Société
basta! : En quoi le yoga vous paraît-il être devenu une formidable « caisse de résonance » de l’idéologie néolibérale » ?
Zineb Fahsi : Il suffit d’analyser les discours qui accompagnent et encouragent la pratique du yoga aujourd’hui. Cela se résume souvent à une longue liste de bienfaits en tout genre, comme si le yoga était devenu une recette miracle, un palliatif de tous nos problèmes : on va apprendre à mieux gérer ses émotions, reprendre possession de son corps, améliorer son sommeil, gagner en concentration, cultiver enfin des « pensées positives »…
Autant d’aspects qui nous permettraient in fine d’affronter les tracas du quotidien et d’être plus heureux. Or, toute cette rhétorique de transformation que prône le yoga – car le yoga prétend bien changer le monde, c’est bien là tout le sujet ! – ne s’appuie plus que sur la responsabilité individuelle de tout un chacun, en évacuant consciencieusement tous les enjeux collectifs, politiques et sociaux.
C’est le principe de la « révolution intérieure » : tout ne repose plus que sur nos épaules, à nous de faire des efforts en premier lieu. C’est ce qui en fait un canal de diffusion extrêmement efficace de l’idéologie néolibérale, en contribuant à imposer insidieusement ce mythe selon lequel c’est en se transformant soi-même qu’on transforme le monde. Sauf que non, bien sûr que non, ce n’est pas le yoga ni notre métamorphose intérieure qui nous sauveront du patriarcat, de l’augmentation des inégalités, des hôpitaux en déliquescence ou des burn-out au travail !
La discipline reste protéiforme, dites-vous : historiquement, il n’a jamais existé un seul yoga, monolithique, mais bien différentes formes de pratiques cohabitant sous la même appellation. Quel type de yoga est précisément la cible de vos critiques ?
Je parle du yoga tel qu’il est aujourd’hui pratiqué dans les studios ou dans les salles de fitness. C’est-à-dire un yoga de postures, plutôt athlétique et sportif, qui se déclinent en plusieurs courants différents, tels le Ashtanga ou le Vinyasa, tous hérités d’une forme plus ancienne connue sous le nom de Hatha yoga.
Ce yoga est désormais parfaitement « mondialisé ». Les chercheurs parlent parfois d’un « yoga transnational anglophone ». Car dans l’histoire de sa circulation, il a transité par les États-Unis avant de se répandre partout ailleurs. On le retrouve aujourd’hui à l’identique dans les métropoles du monde entier, comme dans les médias ou sur les réseaux sociaux.
Sociologiquement, c’est une pratique très marquée. On manque encore d’études précises à ce sujet, mais le public est principalement composé de CSP+, en majorité des femmes, dans la tranche 25-45 ans. Quand j’ai commencé le yoga dans les studios parisiens, je me suis vite sentie mal à l’aise face au manque de diversité. Il n’y avait aucune personne racisée, aucune mixité. Au contraire, on retrouve toujours les mêmes codes très bourgeois, avec des salles aseptisées, une esthétique très luxe et cette mise en valeur très glamour des corps.
Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes dans l’évolution du yoga. Alors qu’au départ, il prônait l’exploration de soi loin des carcans du moule social, le yoga est devenu une pratique très normative, et très conforme avec les grandes représentations dominantes de la société. Un simple constat : la plupart des cours de yoga ne sont pas accessibles à des personnes non valides. En fait, il y a une grande violence symbolique qui se joue là.
Vous dénoncez également « les injonctions individualistes et dépolitisantes de perfectionnement de soi, de productivité et de performance » qui caractérisent ce yoga contemporain…
C’est la manière dont il est aujourd’hui enseigné et promu, dans ces salles de sport comme dans les ateliers en entreprise, ou dans les écoles, les hôpitaux, etc. On met d’abord en avant la façon dont le yoga va nous permettre d’améliorer notre existence, en prenant soin de notre corps tout en soignant notre esprit. Cette dimension sotériologique (science théologique relative au salut, à la rédemption, ndlr) est parfaitement assumée. Le yoga est devenu l’instrument parfait de la « réalisation de soi ».
C’est ce qui en fait un outil à la fois très dépolitisant, puisqu’il annihile toute référence à la mobilisation collective pour changer concrètement la structure du système. Mais la portée de ce discours n’en est pas moins politique, dans le sens où il réalise justement ce grand dessein néolibéral visant à réduire la société à une somme d’individualités. Si, tel que Pierre Bourdieu l’avait défini, le néolibéralisme consiste en « un programme de destruction des structures collectives [encore] capables de faire obstacle à la logique du marché pur », alors on peut considérer que le yoga y participe, à sa façon, aujourd’hui.
« Le yoga entretient cet imaginaire de transformation sociale, la plupart des yogis pensent qu’ils agissent pour changer le monde »
Cela n’empêche pas une bonne partie des pratiquants d’être animés par des convictions très critiques contre l’ordre établi, avec des discours volontiers anticonsuméristes. Car le yoga entretient cet imaginaire de transformation sociale, la plupart des yogis pensent qu’ils agissent pour changer le monde. Il y a beaucoup d’idéalistes dans ces milieux.
Simplement, cette résistance se retrouve désormais canalisée à la simple échelle individuelle, à travers des petits gestes. C’est toute l’idéologie du « faire sa part » inspirée de la légende du colibri. Autrement dit, le yoga est devenu une méthode de développement personnel, ce qui n’était pas du tout son ambition de départ.
Le titre de votre livre est une référence explicite à l’œuvre de Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme (Gallimard, 1999), où les auteurs montrent comment le système capitaliste a su absorber et récupérer à son avantage une partie des critiques faites à son encontre. Est-ce une façon d’illustrer directement cette forme de dévoiement dont semble être victime le yoga à vos yeux ?
Le Nouvel Esprit du capitalisme reste un travail majeur pour comprendre les mutations du capitalisme à partir des années 1980. Boltanski et Chiapello analysent ce « nouvel esprit » à partir des manuels de management qui ont façonné les nouveaux modes d’organisation des entreprises dans ces années-là.
Or, justement, le yoga a été assez largement récupéré par le monde du travail, c’est une pratique très en vogue dans les grandes entreprises. Je cite l’exemple d’Amazon qui a développé un programme de bien-être proposant aujourd’hui à ses salariés des exercices d’étirement et des cabines de méditation appelées « Amazen ».
L’objectif, c’est de leur permettre de mieux « recharger les batteries », sans pour autant remettre en question la charge, la cadence ou l’organisation du travail, alors même que les conditions de travail y sont connues pour leur extrême pénibilité, particulièrement en entrepôt. On retrouve cette même logique : se montrer toujours plus résilient et continuer à s’adapter sans jamais s’attaquer fondamentalement aux racines du système.
Boltanksi et Chiapello, c’est une excellente référence théorique pour éclairer cette nouvelle instrumentalisation du yoga, et cette drôle d’évolution dans sa réception. En une cinquantaine d’années, le yoga est passé d’une pratique longtemps considérée comme marginale, voire ésotérique, symbole de la contre-culture hippie, à une discipline extrêmement mainstream, presque une sorte d’art de vivre, en tout cas un symbole de la culture urbaine branchée, qui s’est diffusé jusqu’aux plus hauts lieux de la Silicon Valley.
Comment cette transformation s’est-elle faite ?
Il y a deux grands points de bascule. Une première transformation du yoga – qui est une pratique millénaire, née en Inde il y a 2500 ans – intervient vers le début du 20e siècle. Le yoga s’exporte alors en Occident dans un contexte de lutte naissante pour l’indépendance de l’Inde. Le yoga se reconfigure dans cette période au contact des philosophies occidentales, grâce aux milieux intellectuels indiens qui vont jouer le rôle de passeurs et qui y voient l’occasion de reformuler leur pratique spirituelle à l’aune des valeurs de la modernité comme l’universalisme, le progrès social, voire une forme de sécularisme.
Le yoga devient une sorte de bras armé de l’hindouisme dans sa quête de redéfinition en tant que « religion moderne ». Cela devient un moyen de forger des corps forts et sains, pour une nation puissante, à même de s’autogouverner. Il y a à l’époque un enjeu de conquête culturelle pour l’Inde, qui construit un véritable mouvement missionnaire. Le yoga devient un outil de soft power. Cela alimente un registre de discours très orientaliste autour de la « sagesse spirituelle » qui cherche à se positionner comme un parfait complément du progrès technique et de la modernité occidentale.
Pour l’Inde, c’est un excellent moyen de se remettre sur le devant de la scène et de dire qu’elle a quelque chose à proposer au monde. Un siècle plus tard, Narendra Modi (Premier ministre de l’Inde, ndlr) n’a donc fait que poursuivre cette tradition en instaurant la journée mondiale du yoga à son arrivée au pouvoir, en 2014. D’une certaine façon, nous sommes tous aujourd’hui les ambassadeurs plus ou moins complices du soft power indien, et même hindou en l’occurrence !
C’est donc le yoga qui aurait colonisé l’Occident plutôt que l’inverse ?
Disons que concernant le yoga, le mouvement est double, ce qui rend parfois les discussions autour de l’appropriation culturelle compliquées. On ne peut pas mettre sur le même plan la colonisation britannique et l’entreprise de soft power indienne qui se formule en réaction.
Mais il est sûr que cette transformation du yoga n’existe que dans le contexte de la domination coloniale, à un moment où l’Inde veut s’ériger en contre-modèle idéalisé face à un Occident colonial perçu comme violent, matérialiste. Cela va contribuer à fonder une image hyperpositive qu’on a aujourd’hui du yoga. Et c’est précisément ce qui va attirer ensuite toute la mouvance hippie, qui constitue le deuxième point de bascule.
Face à la modernité jugée aliénante et aride, le yoga devient au moment du mouvement hippie une parfaite alternative pour penser un nouveau modèle de société, avec ce regard orientaliste un peu fantasmé. Ça commence à bas bruit avec les beatniks, puis cela connaît un véritable essor avec toute la contre-culture des années 1960, grâce à qui le yoga se démocratise. La pratique devient un symbole, avec tout un tas d’autres techniques, de cette volonté de s’explorer soi-même et de sortir des carcans conformistes et étouffants.
Au vu de son évolution, le yoga ne signe-t-il pas aussi à sa façon l’échec de ces utopies ?
Absolument, et d’ailleurs l’avènement du yoga mondialisé, dans les années 1990, coïncide avec la fin des grandes idéologies politiques. D’une certaine façon, le yoga prospère sur l’effondrement de l’idéal soixante-huitard de construire d’autres mondes. Comme on n’a plus l’espoir de transformer significativement le monde, on s’attache d’abord à changer sa propre vie et à améliorer son psychisme.
Comme le formulait le sociologue allemand Thomas Luckmann, c’est le passage des grandes transcendances, religieuses puis politiques, qui portaient une certaine vision du monde, « au temps des mini-transcendances orientées vers l’individu ». On en revient à nouveau à Boltanski et Chiapello : les idéaux contre-culturels se sont normalisés en même temps qu’ils ont fait l’objet d’une récupération marchande, en devenant des slogans sur T-shirt, des esthétiques, des biens de consommation. Le yoga est un très bon symbole de ça.
« Le yoga a été assez largement récupéré par le monde du travail, c’est une pratique très en vogue dans les grandes entreprises »
C’est ce qu’ils appellent la victoire de la critique dite « artiste » – qui dénonce en priorité l’étouffement de la créativité et de l’épanouissement personnel en système capitaliste – au détriment de la critique « sociale », qui fait des facteurs de production d’inégalités socioéconomiques l’enjeu prioritaire de la lutte contre le capitalisme. J’ajouterais que les mouvements new age ont une grande responsabilité dans cette canalisation néolibérale de la critique du capitalisme, par l’intermédiaire de cette rhétorique qui insiste sur la singularité de l’individu, le développement de son potentiel et la réalisation de soi.
C’est une vision ésotérique qui consiste à connecter changement individuel et collectif – voire carrément « cosmique » – grâce à tout un tas de techniques qui vont ensuite être reprises par les théories du management, au service de la productivité et de la performance individuelle. Il y a une racine historique commune évidente avec l’ethos néolibéral à travers ces idées que le mental peut tout, que la force de la volonté et du travail sur soi peut suffire à faire advenir sa propre réalité. C’est tout ce qui alimente le mythe du self-made-man.
C’est aussi pour ça que l’étude de la pratique du yoga se révèle si passionnante. C’est un objet culturel qui cristallise de nombreux enjeux éminemment politiques, autour de la colonisation, de la mondialisation ou du mouvement des idées.
Pour autant, malgré cette approche critique, vous continuez d’exercer comme professeure de yoga. Parce que vous continuez de croire qu’un autre yoga est possible ?
Ce n’est pas parce que je critique l’industrie du yoga que je remets en cause la pratique en tant que telle. Je connais ses vertus, je sais ce que le yoga peut procurer. Moi, à l’origine, je me suis formée à pouvoir donner des cours de yoga pour aller en dispenser en centre de détention. Autant dire que ce public-là n’est ni bourgeois ni bobo, on ne peut pas dire qu’il soit coutumier de la méditation ou des graines de chia. Mais il n’en est pas moins enthousiaste également à la fin !
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Je me souviens de détenus dithyrambiques, avec les yeux écarquillés, qui n’en revenaient pas… Les effets du yoga peuvent être spectaculaires, cela reste une pratique qui produit quelque chose de profond, dans le rapport au corps, au souffle, dans le moment d’introspection, etc. C’est une discipline d’exploration des affects. On ne va pas au yoga comme on va à un match de badminton. Il y a une dimension plus existentielle, une quête de sens quelque part ; cela offre d’atteindre des stades méditatifs où l’on suspend un peu l’identification à soi-même, au bénéfice de réflexions beaucoup plus universelles.
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Moi, par exemple, j’éprouve à travers mon corps, de façon incarnée et sensible, des considérations précieuses sur l’interdépendance, qui s’avèrent peut-être moins abstraites et théoriques que lorsqu’on les lit dans des rapports ou des essais de philosophie. Et il n’y a rien de mal à vouloir se relier au monde par des approches plus poétiques ou spirituelles, ce ne sont pas des gros mots.
Au contraire, le problème, c’est d’abandonner tous ces enjeux à la société de consommation et du divertissement, ou à tous ces mouvements réactionnaires ou new age qui essentialisent le « féminin sacré » ou la « nature » à des fins politiques très contestables… Le yoga comme le développement personnel ne sont pas des pratiques à jeter à la poubelle en elles-mêmes. Il faut simplement les réhabiliter dans leur juste sens politique. C’est précisément parce que le terrain est miné qu’il faut y aller !
Recueilli par Barnabé Binctin
Photo de une : CC0 Public Domain
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