29 mars 2022
Les quartiers populaires sont ravagés depuis des décennies par un urbanisme au rabais, le chômage de masse et les humiliations policières. Pourtant, ils se révoltent peu. Julien Talpin, sociologue et chercheur au CNRS, met à nu les tactiques répressives et les logique disciplinaires déployées par les pouvoirs publics pour entraver les mobilisations collectives : chantage clientélaire aux subventions, disqualification islamophobe des opposants, piqûre anesthésiante de la démocratie participative, complètent la répression policière et judiciaire et ont un effet décisif dans la démobilisation des classes populaires et la production de la paix sociale. Il souhaite ainsi « contribuer à armer la critique et l’auto-organisation ».
« La diffusion de l’idéologie dominante par les institutions, l’école et les médias joue un rôle central dans la production du consentement. » Comme « les subalternes font néanmoins preuve de micro-tactiques de résistance », la contrainte s’impose mais doit se trouver des justifications : « La répression des opposants oscille entre disqualification symbolique d’un ennemi intérieur (“racailles“, “mouvance anarcho-autonome“, “frères musulmans“…) et contraintes physiques et matérielles. » « Bâillonner les quartiers, c’est d’abord les constituer en problème, en population à risque qu’il faut gérer », en menace pour la République.
« Les vertus dissuasives de la répression policière sont d’autant plus élevées pour les habitants des cités qu’ils sont particulièrement ciblés par les forces de l’ordre au quotidien. Les contrôles au faciès discriminatoires, les insultes racistes et la violence physique entretiennent non seulement une défiance considérable à l’égard de l’institution policière, mais façonnent également le rapport à l’espace – les contrôles policiers exercés notamment en dehors des quartiers n’incitent en effet pas franchement à en sortir – et à l’engagement. » Des procès-bâillons à l’encontre des militants, pour outrage, rébellion et diffamation, les entravent et accroissent le coût de l’engagement, tout en contribuant à le dépolitiser en le convertissant en simple délit de droit commun. Dépénalisé dans de nombreux pays, l’outrage à agent constitue une exception française. Les arrestations pour « outrage et rébellion », ciblant de façon disproportionnée les membres des groupes racisés des quartiers populaires, sont passées de 17 700 en 1996 a 31 500 en 2008. Et les frais d’avocats des policiers sont pris en charge par l’État. De Dammarie-les-Lys à la cité du Petit Bard à Montpellier ou à Aulnay-sous-Bois, Julien Talpin multiplie ensuite les exemples montrant l’usure des militants par le droit, utilisé « comme une arme dans une guerre de basse intensité ». De même, les poursuites pour diffamation contribuent à délégitimer un combat en rendant celui qui le porte sujet à suspicion, tout en représentant un coût en temps et en argent.
Disqualifier des militants permet de les désigner comme des délinquants plutôt que des opposants, de « désarmer symboliquement la critique ». En niant la dimension politique de la contestation, ont dépolitise aussi la répression. La stigmatisation des classes populaires en « classes dangereuses » remonte au XIXe siècle mais n’a cessé de se recomposer. Elle touchait les habitants et leur positionnement idéologique jugé séditieux, et vise désormais leur identité, réelle ou supposée : ainsi, la question des banlieues s’est muée en « problème musulman ». Les organisations antiracistes, par exemple, sont fréquemment confrontées à l’accusation de « communautarisme ». Les associations représentant la tendance progressiste de l’islam, affaiblies par des accusations de prosélytisme et la « répression institutionnelle », ont laissé le champ libre pour le développement d’une version plus conservatrice : le salafisme. Des engagements pro-palestiniens sont rapidement assimilés à de l’antisémitisme et une défense trop affirmée des musulmans peut valoir l’étiquette délégitimante « d’islamo-gauchiste ». De nombreux exemples viennent illustrer ces propos, démontrant le coût parfois très élevé que peut prendre parfois l’engagement.
« Les élites politiques non pas significativement modifié leurs pratiques, qui restent arrimées à une conception traditionnelle de la légitimité démocratique : seul le vote et la construction de majorités électorales seraient à même d’orienter les décisions collectives. Malgré une abstention massive qui interroge ce substrat théorique – comment peut-on se dire légitime à gouverner seul quand on est élu avec moins de 10 % des suffrages de la population, comme c’est fréquemment le cas dans les communes populaires ? –, la majorité des élus demeure accroché à cette conception archaïque de la représentation élective, qui trouve aussi sa justification dans un mépris des classes populaires qu’ils prennent de moins en moins le temps de dissimuler. » La démocratie participative, nouveau dispositif de gouvernementalité, entièrement contrôlée par les responsables politiques, a rapidement lassé les habitants, peu nombreux à encore jouer le jeu. « Prise entre le besoin d’innover face à la crise de la représentation et la volonté de ne rien changer en profondeur, la démocratie participative se mue fréquemment en dispositif de forclusion de la crise sociale, qui doit passer par les fourches caudines d’espaces où elle a du mal à être entendue. Ces stratégies de containment, de canalisation et de contrôle ne ciblent d’ailleurs pas que les quartiers populaires, comme en atteste le Grand Débat National, organisée en réponse au mouvement des Gilets Jaunes. La démocratie participative vise bien souvent à couper l’herbe sous le pied des mobilisations populaires, quelle que soit leur zone d’expression. » L’auteur revient sur la création des premiers dispositifs de concertation dans le cadre de la Politique de la Ville, au début des années 1980, en réponses aux premières « émeutes urbaines ». La procédure du Débat public est élaborée au début des années 1990, pour donner aux opposants à un grand projet d’infrastructure le sentiment qu’ils ont leur mot à dire, et pour délégitimer les contestataires qui passent alors pour des agitateurs refusant de débattre. Enfin, le Grand Débat, « sorte de remake participatif de la manifestation gaulliste du 30 mai 1968 pour Emmanuel Macron », s’il n’a pas réussi à attirer les Gilets Jaunes, aura permis de détourner l’attention médiatique pendant quelques mois, et de fragmenter l’opinion public.
Les pouvoirs publics se servent des ressources financières à leur disposition pour influencer les mobilisations, en soutenant les amis, cooptant les hésitants et coupant les vivres aux contre-pouvoirs trop critiques. « Entre le clientélisme – le soutien financier apporté à des acteurs en échange de leur appui électoral – et son envers, l’ asphyxie financière, c’est l’autonomie des luttes qui est en jeu. »
Toutes ces pratiques restent discrètes, insidieuses, diffuses, insaisissables, étant rarement coordonnées entre les différents niveaux de pouvoir, c’est pourquoi, en les mettant à jour, Jules Talpin entend démontrer leur dimension systémique et contribuer « au long chemin des luttes autonomes pour l’égalité ». Il réclame une transformation profonde du fonctionnement institutionnel, par « un projet municipaliste radical ». Enquête édifiante, car si l’acharnement et les entraves déployés à l’encontre de militants, sont parfois visibles localement, à condition d’en être directement témoin et d’échapper au filtre des médias locaux, ils sont rarement perçus comme pratiques systématiques.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
BÂILLONNER LES QUARTIERS
Comment le pouvoir réprime les mobilisations populaires
Julien Talpin
186 pages – 9 euros
Éditions les Étaques – Collection « Libelle » – Ronchin (59) – Janvier 2022
lesetaques.org/2020/01/29/baillonner-les-quartiers/
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