Sur le volet du droit des étrangers, la justice administrative connaît une embolie de contentieux alors que les préfectures durcissent le ton ou ne remplissent pas leur délai de réponse aux demandes de titres de séjour. Une tendance absurde que le projet de loi immigration n’est pas prêt d’endiguer.
Au téléphone, maître Yannis Lantheaume est désabusé. Avocat au barreau de Lyon, il décrit les incohérences et absurdités subies par les personnes étrangères qu’il reçoit dans son bureau. Parmi ses clients, une femme marocaine, ingénieure dans une grosse société. « Elle disposait d’un titre de séjour “salarié” depuis trois ans après avoir été étudiante. Elle voulait demander une carte de résident à laquelle elle était éligible », commence l’avocat. La préfecture fait traîner sa demande. Après un an d’attente, la dame en question se rend chez maître Lantheaume : « Il y avait des ruptures dans les récépissés qu’elle avait reçus. Conséquence ? Elle a perdu son boulot qu’elle occupait depuis sept ans. » À cause des lenteurs de la préfecture, l’avocat doit saisir le juge administratif et demander des indemnités.
Loin d’être un exemple isolé, « ce type de cas représente 80 % des gens qui viennent me voir. J’ai plus de clients qui me sollicitent dans le cadre de situations d’attente que pour contester une décision négative », soupire-t-il. Dans une contribution rédigée fin 2022, l’Union syndicale des magistrats administratifs (USMA) mentionnait les « dysfonctionnements de l’administration » qui « ont un retentissement fort et immédiat sur l’activité des juridictions administratives. » Alors que les préfectures restent souvent inaccessibles ou serrent la vis sur l’attribution ou le renouvellement des titres de séjour, les contentieux liés au droit des étrangers (visa, séjour, regroupement familial, éloignement et expulsions) s’amoncellent. En 2022, ces contentieux représentaient 43,5 % des affaires dans les juridictions administratives, contre 29,4 % en 2011.
La justice administrative, seul réel recours pour contester une OQTF
Une tendance qui ne devrait pas s’arranger avec le projet de loi immigration qui prévoit de mettre le paquet sur les expulsions, ce qui pourrait engendrer davantage de recours à l’Obligation de quitter le territoire (OQTF) devant les juridictions. « Depuis la loi du 24 juillet 2006, le contentieux du séjour est lié à celui de l’éloignement, avec l’introduction d’un nouvel outil pour le législateur, l’OQTF. Cette décision accompagne, dans l’immense majorité des cas, les refus de titre de séjour, les refus de renouvellement de titre de séjour et les retrais de titre de séjour », indique maître Pauline Collange, avocate à Valence.
Sur les 100 301 décisions liées au contentieux des étrangers prises en 2021, 27 434 portaient sur les OQTF. Dans ce domaine, la justice administrative fait office de seul recours ayant une chance d’aboutir, a contrario des recours gracieux (auprès du préfet) ou hiérarchiques (auprès du ministre de l’Intérieur) qui ne fonctionnent pas. La volonté de l’exécutif d’améliorer le taux d’expulsion, constitue-t-elle une nouvelle crainte d’embolie du côté des juridictions ? « Plus que l’augmentation du nombre d’OQTF, le gouvernement semble davantage vouloir mettre l’accent sur l’exécution de ces décisions », répond Pauline Collange, précisant que des OQTF sont parfois délivrées à des personnes protégées non-expulsables.
Par ailleurs, les recours liés aux OQTF pressent les juridictions administratives, à l’instar d’autres contentieux des étrangers. « Il s’agit d’un contentieux de flux, avec des délais très courts pour juger, présente Sylvie Bader-Koza, présidente du tribunal administratif de Clermont-Ferrand qui n’échappe pas à la hausse des contentieux liés aux droits des étrangers. Pendant que les magistrats traitent du contentieux des étrangers à délai contraint, ils ne traitent pas les autres dossiers. » D’autant que la complexité du droit des étrangers rend ce contentieux « à la fois technique et à fort volume » rapportait en 2019 le syndicat de la juridiction administrative qui appelle à une simplification « drastique ».
Des situations absurdes
En 2021, un nouveau contentieux est venu encombrer les juridictions administratives : celui des référés « mesures utiles » afin d’obtenir un rendez-vous en préfecture. Il concernait certains tribunaux, comme celui de Montreuil. Au sein de cette juridiction, « sur les 3 795 dossiers jugés en urgence en 2021, 2 038 d’entre eux étaient des référés mesures utiles », pour obtenir un rendez-vous indique Sylvain Humbert, le secrétaire général adjoint en charge des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel. Il précise que ce type de contentieux est en nette baisse depuis l’été 2022 avec 223 dossiers au 2ème semestre 2022 et 102 pour le 1er semestre 2023.
Les préfectures seraient-elles devenues plus accessibles ? Ce n’est pas ce que semblent dire les avocats. « Ce type de contentieux est moins facile à invoquer depuis que les préfectures ont mis en place les demandes de rendez-vous via les formulaires ou via l’espace démarche simplifiée. Les juges administratifs, notamment concernant les premières demandes, sont plus rigoureux sur l’aspect de l’urgence », commente Vanina Rochiccioli, avocate à Paris et co-présidente du Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés).
La dématérialisation, un énième obstacle pour les personnes étrangères
Preuve du dysfonctionnement des services publics, maître Rochiccioli donne l’exemple d’une femme qui a demandé un renouvellement de titre de séjour en ligne. Elle aurait envoyé ses pièces justificatives par mail et par courrier recommandé à la préfecture. Or, l’administration n’aurait pas reçu ses documents, classant le dossier sans suite. « Elle nous a renvoyé un lien de demande de renouvellement de titre de séjour, mais il ne fonctionnait plus car, entre-temps, il n’était plus valable et nous ne parvenions plus à obtenir un rendez-vous » Maître Rochiccioli précise que les permanences associatives et les cabinets d’avocats sont sollicités par des personnes qu’elles ne voyaient pas avant, contraintes d’être assistées pour renouveler leur titre de séjour. En cause, les nombreux bugs en ligne recensés et l’absence d’interlocuteur capable de régler le problème.
Par exemple, lors d’une demande de renouvellement de titre, l’intéressé a le droit d’obtenir un récepissé provisoire qui lui permet de demeurer régulièrement sur le territoire. Un droit mis à mal par la dématérialisation. Le 3 juin 2022, le Conseil d’Etat, saisi par différentes associations, a condamné l’absence d’alternatives à la dématérialisation. Le ministère de l’Intérieur a attendu le 23 mars 2023 pour publier un décret prévoyant une solution. Mais reste à écrire un arrêté qui fixe « les conditions de recours modalités de mise en œuvre de la solution de substitution ».
« Notre seule arme, c’est le droit »
Pour répondre au flux de contentieux liés au droit des étrangers, la question des moyens humains et financiers est essentielle. « Le contentieux des étrangers a fortement augmenté au cours des cinq dernières années alors que les effectifs du tribunal n’ont, quant à eux, pas évolué », admet Sylvie Bader-Koza. Idem pour les préfectures qui manquent de personnel. Cependant, Yannis Lantheaume y décèle également des choix d’ordre politique. « On s’est rendu compte que la préfecture du Rhône avait des moyens très suffisants pour traiter les procédures Dublin (qui visent à renvoyer les demandeurs d’asile passés par un autre pays, avant d’arriver en France). »
Du côté des juridictions, l’avocat estime que la juridiction administrative pourrait aller plus loin, en imposant à l’administration le paiement d’astreintes conséquentes qui contraindrait les services préfectoraux concernés à se doter de moyens supplémentaires. Qu’en pense la présidente du tribunal de Clermont-Ferrand ? Elle n’y est pas favorable. « Les juges doivent bien se garder d’intervenir vis-à-vis de la préfecture.»
En attendant, Yannis Lantheaume questionne le sens de son travail. « Quand on parvient à faire condamner la préfecture parce qu’elle n’a pas rendu sa décision à temps et que, malgré cela, elle ne respecte pas le jugement, on atteint un point de non-retour, dit-il avant de conclure, en tant qu’avocat, on perd pied, car notre seule arme, c’est le droit ».
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