Article mis en ligne le 29 mai 2023
dernière modification le 28 mai 2023
par F.G.
Visage de circonstance, l’animateur de télé à jet continu contrôle son rictus de dégoût. Derrière lui un festival de poubelles incendiées sature l’écran. Face à lui, un pékin lambda de gauche attend la question. Il sait qu’elle va venir, qu’il ne va pas y couper. Il a répété. Il va, pense-t-il, s’en sortir. Il attend… Entre-temps, il a dû subir des images démontées et remontées de destructions d’abribus ou de distributeurs de billets, le top étant celle d’un Molotov expédié sur un flic ne risquant pas grand-chose dans son uniforme-carapace ignifugé. Le visage du lambda est sérieux. Surtout ne pas sourire, même de dépit. Ça compterait à charge au tribunal de l’inquisition médiatique. La question vient. Elle peut prendre deux formes. Directe, procédurale, inquisitrice – « Condamnez-vous les violences ? » – ou faussement connivente – « Bien sûr, vous condamnez les violences… ». La seule façon de s’en sortir serait de refuser le jeu. Quand on l’accepte, on cautionne le dispositif disciplinaire global. On a beau biaiser – « oui, mais non… », ou « ça dépend des circonstances, du niveau de violence contraire » ou encore, plus osé : « oui, mais à condition que vous, Monsieur, Madame, vous condamniez les violences policières ? » –, ça ne marche pas. Le lambda de gauche ou syndicaliste d’appareil le sent bien. Alors, il s’y plie en puisant au vieux fonds de l’infamie de gauche, celle de la nécessité faisant loi : séparer le « manifestant pacifique » du « casseur Black Bloc et autre provocateur ». Contre toute évidence, puisque ces temps violents qui courent se caractérisent par un retour d’agressivité manifestante où il n’est plus rare de voir un syndiqué UNSA à gilet bleu balancer un paveton sur un panneau publicitaire Decaux. C’est sûr, faisant ça, le lambda de gauche ou syndicaliste d’appareil pourra revenir : il s’est couché. D’avoir dit « non, je ne condamne pas », il aurait subi le lynchage médiatique dont ces non-violents journaliste de préfecture sont capables.
Rien à foutre, diront les plus radicalisés de mes amis, ça fait longtemps qu’on ne regarde plus la télé. Soit, compagnons et compagnes du décrochage assumé, c’est comme moi. Mais, comme nous comptons encore pour peu – quoique… – dans l’étalonnage statistique de l’insoumission (la vraie), il convient de comprendre ce qui se trame derrière cette obligatoire condamnation de la violence. Et donc de réfléchir, si ça nous est possible, à ce que dit cette stratégie de la diabolisation de tout acte, même anodin, de violence urbaine en manifestation. Ça dit d’abord la panique des dispositifs de domination (ici, les chaînes mainstream) et de représentation (là, la gauche institutionnelle et le syndicalisme intégré) devant l’irruption continue sur la scène publique, depuis au moins vingt ans, d’une plèbe séditieuse peu encline à manifester pour rien. Ça dit encore que le consensus sur lequel reposait l’ancien système de domination n’existe plus. Ça confirme enfin, et clairement, depuis les Gilets jaunes, que la violence sociale est bien accoucheuse d’histoire. Et c’est certainement ce qui mesure la panique réellement existante des commentateurs radio-télévisuels de l’Ordre : ils avaient oublié cette vérité première qui veut que surgisse toujours un moment inattendu de l’histoire où, acculés à périr par consentement, les gueux se lèvent et s’énervent. C’est là, à vrai dire, un oubli bien étrange, mais dont la cause est identifiable : elle tient au très allégé bagage historique que les écoles de formation au consensus néo-libéral ont alloué à l’analphabète génération morale aujourd’hui rivée aux prompteurs pour qui la violence est condamnable partout, sauf quand elle relève du domaine réservé de l’État et de ses miliciens. Dans ce cas seul, elle serait « légitime ».
L’intention n’est pas ici de se rallier à l’idée stupide que, parce qu’elle serait accoucheuse d’histoire, toute violence venue d’en bas – ou « contre-violence » – devrait susciter l’engouement, mais de constater que, à la faveur des mouvements spontanés de contestation sociale de ces dernières années et des moyens de répression, de nassage, de fichage et de contrôle que leur oppose l’État policier, la question de la contre-violence – symbolique, défensive ou offensive – a refait surface dans un débat qu’on croyait plié entre partisans de la violence et tenants de la non-violence. Pour ma part, j’ai toujours eu la faiblesse de penser qu’il s’agissait là d’un faux débat creusant une contradiction inexistante. Car ni la violence ni la non-violence ne font réponse en soi à la question des circonstances. Je me souviens, par exemple, qu’un des slogans les plus repris lors des premières manifs parisiennes des Gilets jaunes étaient « La police avec nous ! ». On pourrait dire qu’il était juste, ce slogan – crosse en l’air, fils du peuple ! –, mais vain. Car un flic, ce n’est pas seulement un « fils du peuple », c’est aussi le rouage d’un dispositif qui le norme et auquel il adhère. Pour qu’il pense à remettre en cause les ordres qu’on lui donne, il faut qu’il ait peur, peur pour lui je veux dire. C’est arrivé dans l’histoire – à l’été 1789 à Paris, en juillet 1936 à Barcelone, ailleurs… Et pour qu’il ait peur, le fils du peuple, il faut que la contre-violence, c’est dire la résistance qu’on oppose au corps qu’il représente, le déstabilise vraiment, intimement. Par le nombre, pour sûr, par la détermination du nombre aussi, par l’invention stratégique dont il est capable. Les Gilets jaunes de l’automne 2018 pensaient moralement : « La police avec nous ! », ça voulait dire : vous et nous, nous sommes le peuple. Quinze jours plus tard, les mêmes Gilets jaunes se mirent à penser stratégiquement. Se ralliant massivement au cri de « Tout le monde déteste la police ! » – décliné, plus subtilement, par la suite en « La police déteste tout le monde ! » –, ils s’inventèrent comme « mouvement ». Dans l’inattendu de leurs réactions, dans l’élan offensif dont ils furent capable, dans la déroutante manière déambulatoire et hors contrôle de manifester qu’ils adoptèrent spontanément. Par cette rapidité de déduction, les Gilets jaunes se montrèrent capables de s’adapter au réel de la haine médiatico-policière que l’État déchaîna contre eux. Doté de peu de soutiens ou d’alliés réel, ils ne comptèrent que sur leurs propres forces coalisées pour inquiéter, voire plus, le système d’exploitation et de domination. L’honneur de ce mouvement hors normes fut de comprendre très vite qu’il ne demandait que des miettes quand il fallait prendre la boulangerie. On les a dit violents, ces résistants camarades, ce qu’ils pouvaient être, mais seulement contre les symboles de la richesse ou de l’arrogance du pouvoir. Ce qu’ils ouvrirent, c’est une nouvelle perspective dans nos imaginaires atrophiés. Une perspective claire et majeure dont les effets courent encore.
La contre-violence est une réponse ciblée et mouvante à la violence d’État, la vraie, la seule, celle qui estropie, mutile, encabane, déferre en justice, celle surtout qui fixe et organise, au préalable, le niveau de l’affrontement. Son but est d’inscrire dans les corps – n’importe quel corps, celui qui passe et qu’on gaze ou matraque – et dans les esprits – ceux qui croient encore à la neutralité des intentions de l’État et même à sa bienveillance – l’idée, terrifiante, que tout manifestant doit savoir qu’il risque gros, très gros, à sortir dans la rue. C’est la mise au point d’une terreur préventivement exercée par l’État pour décourager toute aspiration à lui résister. Les images sont là, celles qui ne passent pas sur les écrans des télé-poubelles, pour en attester. À foison.
L’expérimentation vient de loin. Elle atteste une crise démocratique à effets prolongés que le macronisme a radicalisée jusqu’à la caricature, une brutale caricature qui dit, in fine, la vérité sur ses intentions : la guerre des classes existe, mais c’est notre classe qui décide des armes, des moyens à employer et des ennemis à abattre. Face à cela, la seule question que notre camp doit se poser est celle de la résistance et des formes qu’elle doit prendre. En fait, elles sont aussi nombreuses que les intentions, contradictoires ou pas, qui les motivent. En période de ré-ensauvagement [1] de l’histoire, de rupture du consensus et de radicalisation de l’affrontement, la lutte pour la vie bonne, c’est-à-dire simplement vivable, doit se poser la question de la contre-violence en la pensant méthodiquement, sans œillères et sans tabous, en sachant que cette contre-violence peut s’exercer, au gré des circonstances, de manière offensive ou défensive, à condition qu’elle soit au clair sur deux intentions : tout faire pour éviter qu’elle se réduise à une ritualisation viriliste sans autre projet que la casse ou qu’elle devienne la spécialité d’une avant-garde militarisée autoproclamée nous dépossédant de notre combat.
Bien sûr, au fil de la plume, je sens pointer, sur l’autre rive de mes amitiés, un certain malaise à l’idée que je puisse céder au panégyrique de la violence d’en bas comme seule alternative à celle de l’État d’en haut. C’est à vrai dire un vieux débat qui agite régulièrement l’hétéroclite tribu anarchiste. « Au bout du pouvoir, disent les uns, il y a toujours le fusil. » « Au bout du fusil, disent les autres, il y a toujours du pouvoir. » À vrai dire, les deux points de vue se défendent. C’est même ce qui fait le charme inépuisable de la dialectique circulaire : on peut y tourner infiniment en rond avec la conviction d’avoir raison. Bakounine versus Proudhon : la « passion de la destruction » contre l’ « anarchie positive ». Comme si ce choix n’était que d’ordre moral, ou éthique pour parler comme Kropotkine : l’emballement contre la raison. Le problème, c’est que l’un comme l’autre des deux camps théorisent dans l’abstraction. Au cœur du dilemme, c’est la question de l’adéquation des moyens aux fins qui se pose. La violence, disent les uns, serait forcément contre-productive. La non-violence, disent les autres, ne mènerait qu’à la défaite. L’histoire dément également les deux hypothèses, mais il faut croire que l’histoire importe peu quand le présent est devenu perpétuel. Malheureusement.
Quand je parle de contre-violence, je n’opère aucun choix moral. Je ne tiens compte que des circonstances qui nous sont imposées par un État qui ne négocie plus rien – sauf les parcours des manifs, histoire d’organiser ses dispositifs de quadrillage policiers et l’appareillage à prévoir pour tenir la rue. Au plus fort de leur mouvement, un débat légitime – et récurrent – agita les Gilets jaunes : déclarer ou pas. Il fut un temps, pas si lointain, où la déclaration reposait sur un accord : connaissant le parcours et les responsables de l’appel, la police devait et savait se faire discrète. Ça permettait de défiler à la bonne franquette et en famille. Les syndicats étaient friands de ce genre de randonnées revendicatives qui, entre merguez-frites et sonos, avaient un début et une fin sans que le moindre képi ne vienne troubler la fête. Au bout du compte, le nombre faisait preuve. Preuve de quoi ? On est encore à se le demander… Désormais, c’est fini, toute manif déclarée tient du piège. Il suffit de voir nasser ou charger les bleus surarmés qui sont censés l’encadrer à distance pour comprendre que l’époque a sacrément changé depuis que la Start-up Nation « gère » nos affects.
Les circonstances, c’est ça : la mise en place progressive d’un État policier, l’abandon de toute retenue « républicaine », une police gangrénée par la haine, une superstructure aux abois. Et, en contre, un ensauvagement débordant légitime. Et c’est avec ça qu’il faut faire autrement pour reprendre cette rue qui est à nous, à nous, à nous. Car rien ne sert qui ne soit pensé stratégiquement comme contre-violence, défensive et offensive, c’est-à-dire à la fois protectrice des manifestants et combative. Cette contre-violence peut être non-violente, à condition qu’elle soit massive, ou violente, à condition que la violence exercée le soit intelligemment, sur les biens et les symboles de ce monde de merde. Le cortège de tête est probablement devenu une forme révolue car trop identifiable. Il fut une étape dans la longue marche qui nous attend. Il faut qu’elle s’adapte aux temps maudits qui pointent et qui exigent constance, fluidité, éclatement, dissémination, inventivité et coordination pour choisir les terrains de l’affrontement et de la résistance.
Ces choix nous appartiennent.
Avant qu’il ne soit trop tard.
Freddy GOMEZ
Notes :
[1] Pas au sens des « sauvageons » de Chevènement, bien sûr, ni du pouvoir macronien ou de Le Pen fille, mais au sens où l’on parle de grève « sauvage », de manif « sauvage » ou encore de « socialisme sauvage », notion que Charles Reeve rattache au « fil rouge et noir de l’émancipation ». Voir Le Socialisme sauvage : essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours, L’échappée, 2018.
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