Portrait — Agriculture
Laurence Marandola devrait être élue porte-parole de Confédération paysanne ce 23 mai. Reporterre l’a rencontrée dans son hameau ariégeois, où elle élève des lamas.
Saleix (Ariège), reportage
Les douces sonorités d’un carillon éolien, bercé par le vent tourbillonnant, s’entremêlent au chant des mésanges. Perché dans les Pyrénées ariégeoises, le hameau de Saleix échappe à l’effervescence de la plaine. C’est ici que vit Laurence Marandola. Quelques jours avant son élection, Reporterre a tenté de comprendre qui était la nouvelle porte-parole de la Confédération paysanne. Seulement, dresser un portrait intime de la voix publique d’un syndicat n’a rien d’évident. « Ça, tu ne l’écriras pas », répète Laurence Marandola dès que l’on aborde le champ privé. La quinquagénaire maîtrise déjà l’art de la politique, et celui de cadenasser son cocon personnel.
Les rares bribes de vie privée, échappant à ce filtre, résolvent une première intrigue : Laurence n’est pas fille de paysans. Née en 1922, sa grand-mère rêvait de grandes études et d’une carrière d’aviatrice. Elle finira ingénieure. Des décennies plus tard, en apprenant que sa petite-fille allait devenir fermière, elle ne put retenir ses larmes. Le seul héritage paysan coulant dans ses veines, Laurence le doit à son autre grand-mère, vachère en Haute-Savoie : « Gamine, elle gardait le troupeau du patron. Je me souviens des histoires terribles qu’elle racontait, où elle congelait dans ses sabots, ensevelis sous la neige. »
À la fin de ses études d’agronomie, Laurence a réalisé son rêve de côtoyer les sommets les plus vertigineux de la cordillère des Andes et s’installe en Bolivie. Elle y a entamé l’écriture d’une thèse auprès de populations indigènes, avant de l’abandonner au bout d’un an : « Je ne me sentais pas utile en tant que chercheuse. » De fil en aiguille, elle épouse la lutte pour la protection des communautés paysannes, « menacées par le néolibéralisme, le capitalisme et l’impérialisme ». Un combat mené aux côtés des Agronomes et vétérinaires sans frontières (AVSF) et d’autres organisations piliers du mouvement international La Via Campesina.
Désormais accompagnée de son époux bolivien, Laurence est retournée au pays après seize années d’expatriation et déposé ses bagages sur une friche abandonnée d’une quarantaine d’hectares. Terriblement raide et accidenté, le terrain n’est pas mécanisable et aucun bétail ne peut s’y adapter. Aucun, sauf un : le lama. Au hasard d’une rencontre, le couple a obtenu un troupeau d’une trentaine de bêtes, véritables machines à débroussailler les garrigues, et ainsi limiter bon nombre d’incendies. Ils élèvent ainsi ces camélidés andins, pour leur laine mais également pour les vendre à des collectivités ou à des particuliers qui les emploient comme « tondeuses » sur pattes.
Quant au mythe du lama cracheur ? « Jamais sur les humains, rassure Laurence en approchant d’une femelle à la crinière blanche. Sauf avec celle-ci : elle est née à l’envers, il a fallu la sortir d’urgence et il faut croire qu’elle a manqué un peu d’oxygène. »
Cette vie pyrénéenne a doté Laurence d’une sensibilité pour le sort des bergers. Alors, sans surprise, l’ours fait irruption dans la conversation. « Comment dormir sur tes deux oreilles en sachant qu’au petit matin, tu peux découvrir des dizaines de cadavres et des brebis encore vivantes à finir au couteau ? Il est en train de flinguer le pastoralisme », lâche-t-elle, franc-jeu.
Au début des années 2000, la Confédération paysanne s’est déchirée sur la question de la cohabitation avec l’ours et le loup. Aux yeux de la nouvelle porte-parole, aucune solution n’existe. « Ni les patous ni les clôtures n’empêcheront les ours de tuer les brebis, poursuit-elle. Je suis folle de rage, parce que, putain, ce ne sont pas des ours pyrénéens. Il y a de la malhonnêteté intellectuelle, on ne peut pas s’acheter une conscience écologique en prétendant réparer des dégâts irréversibles avec des animaux slovènes. »
« Je me suis promis de ne jamais en arriver là »
Si elle est élue, « elle devra veiller à conserver un équilibre dans sa vie et sa ferme. Ce n’est pas facile d’avoir l’esprit happé par la Conf’ sept jours sur sept. » Éleveur de vaches laitières dans le Jura, Nicolas Girod devrait céder aujourd’hui son rôle de porte-voix à Laurence. Investie dans le syndicat depuis 2012, au comité national depuis 2017, l’Ariégeoise d’adoption est lucide quant au raz-de-marée qui l’attend : « Il y a deux ans, je m’en sentais incapable. Parmi mes prédécesseurs, les trois quarts y ont laissé leur ferme ou leur famille. Je me suis promis de ne jamais en arriver là. »
Pour autant, Laurence ne souhaite pas partager ce poste avec un autre. Jamais, dans l’histoire de la Confédération paysanne, une femme n’avait occupé seule cette prestigieuse fonction. En 2003, la Périgourdine Brigitte Allain était ainsi coporte-parole aux côtés de José Bové. « Quelqu’un le sait-il ? Non. L’heure est venue de marquer une rupture, d’assumer cela politiquement et médiatiquement. » Si l’écoféminisme n’est pas encore inscrit dans les statuts du syndicat, ce combat fait son chemin. Avant de s’attaquer de plein fer au patriarcat, Laurence entend déjà faire vivre les droits des paysannes : « Seuls 57 % des congés maternité sont pris, et trop de femmes sont encore lésées en cas de séparation. »
En janvier 2025 auront lieu les élections des Chambres d’agriculture. La Confédération paysanne s’y rendra en conquérante. « Des décennies durant, on s’est battu pour que la FNSEA ne reste pas le syndicat unique. Voilà qui est fait, alors ne crachons pas dans la soupe et poursuivons le combat. »
En ligne de mire également, l’objectif affiché du million de paysans installés d’ici 2050. Aux yeux de Laurence, il faudra pour cela se libérer du carcan néolibéraliste : « Il nous étrangle, détruit l’environnement et plonge dans la précarité nos concitoyens pour qui se nourrir sainement n’est plus possible. »
Ne pas condamner la violence, ne pas y inciter
Un petit chat au pelage grisâtre serpente silencieusement entre de majestueux pommiers. Il y a encore quelque temps, Laurence produisait du jus de fruits. Freinée par l’assèchement des sols, cette activité est devenue anecdotique. « En août 2022, on n’a pas eu une seule goutte d’eau dans nos robinets pendant trois semaines », dit-elle, médusée. Les lamas buvant peu, Laurence a échappé au pire. Sa voisine, en revanche, a dû se séparer de son troupeau de vaches. « L’eau, comme le foncier, est un bien commun qu’il faut à tout prix protéger avant qu’il ne soit accaparé et financiarisé. »
À tout prix, comme avec les mégabassines ? Laurence s’interrompt. Au loin tintent les cloches de l’église. « Les affrontements à Sainte-Soline [le 25 mars dans les Deux-Sèvres] sont la suite logique des politiques néolibérales menées, tranche-t-elle. La Confédération paysanne ne condamnera pas la violence, elle n’y incitera pas non plus. Est-ce que ça veut dire être plus radical ? Je ne sais pas. » Si le syndicat reste fidèle à ses actions de désobéissance civile, non violente et à visage découvert, sa porte-parole qualifie « d’incontournable » la convergence des luttes, notamment avec Les Soulèvements de la Terre ou Bassines non merci.
Le cliquetis de l’appareil photo extirpe Laurence de ses pensées. « Oh ! Quel cliché je véhicule, moi… », soupire-t-elle en jetant le brin d’herbe qu’elle mâchouillait. Émaillés de griffures, ses bras témoignent des heures passées à batailler avec les ronces. Entre les murets de pierres apparaîtront bientôt des tapis de plantes aromatiques et médicinales. Laurence les cueille dans la montagne, les cultive et fabrique ensuite des tisanes ou du pesto qu’elle vend sur les marchés ou à des boutiques bio.
Une main caressant la douce laine d’un lama, Laurence murmure : « Mon malheur, c’est de m’éloigner d’eux. » Dès demain, une double vie devrait l’attendre. Tantôt les mains dans la terre, humant l’air frais de la vallée ariégeoise. Tantôt sous le feu des projecteurs, dans les bureaux d’un ministère. Entre ces deux mondes, le train de nuit reliant Tarascon-sur-Ariège à Paris. « Certes, les victoires seront rares et les batailles rudes, prédit Véronique Marchesseau, son acolyte de dortoir et actuelle secrétaire nationale du syndicat. Mais nos belles amitiés nous donneront l’envie, la force et le plaisir de continuer à militer ensemble. »
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