lundimatinpapier #6
En librairie le 26 mai
paru dans lundimatin#384, le 22 mai 2023
260 pages, 26 articles, des inédits, des photos magnifiques et un dossier spécial de 300 000 signes sur les principes d’anarchie, le nouveau lundimatinpapier paraît ce 26 mai.
Pour savoir dans quelle librairie indépendante vous procurer la revue, nous vous invitons à consulter Placedeslibraires.fr.
Dans ce nouveau numéro, nous nous replongeons dans le mouvement contre la réforme des retraites. De ses débuts pénibles et un peu déprimés à son débordement dans la joie, l’affrontement et les feux de poubelles. De ses enjeux fondamentaux quant au sens même de la vie qui nous est faite à la répression implacable mise en œuvre par le gouvernement.
À partir d’analyses serrées, de poèmes incendiaires et de récits enflammés, il s’agit de comprendre cette séquence peut-être pas terminée.
On y parle aussi de Sainte-Soline, de ce mur contre lequel nous nous sommes fracassés, de ce trou que l’État à défendu comme son cœur le plus précieux : la propriété et ses intérêts.
Au cœur de ce numéro un dossier spécial et inédit de 60 pages qui vient justifier ce titre d’apparence paradoxale : principes d’anarchie. Pendant une année, l’équipe de lundimatin a réalisé des entretiens filmés avec certains des plus grands anthropologues et philosophes contemporains, se sont retrouvés autour de notre petite table rouge : Philippe Descola, Catherine Malabou, Barbara Glowczewski, Nastassja Martin, Jean Vioulac, Alessandro Pignocchi, Patrice Maniglier, Edouard Jourdain, Tristan Garcia et Mohamed Amer Meziane. A travers ces dizaines d’heures de rencontres accessibles en ligne, nous avons tenté de parcours les idées qui traversent et relient deux disciplines, la philosophie et l’anthropologie à cette idée centrale et impulsive pour l’époque : l’anarchie et ses principes. Un extrait est accessible à la fin de cet article.
Comme pour chaque numéro, la maquette est impeccable, les illustrations sont magnifiques et les idées ciselées. On y croise des signatures bien connues, Eric Chauvier, Josep Rafanell i Orra, Corinne Morel Darleux, Ut Talpa, Nathanaële Chatelin, Fanny Taillandier, Chowra Makaremi, Erwann Sommerer, Fred Bozzi, Thierry Ribault…. autant que des pseudonymes et des anonymes. Des analyses, de la philosophie, des poèmes de lutte et des récits du présent. Avec ce fil toujours conducteur : comment vivre, penser et lutter.
ISBN : 978-2-494-355503-3
Format : 16,5 x 23,5 cm
Diffusion : Hobo Diffusion
Distribution : Makassar
Principes d’anarchie
Par Ut Talpa, Luce, Zoé, Alma Marceau
De juin 2022 à avril 2023, nous avons mené une sorte d’enquête sous la forme de rencontres. Nous partions d’une intuition : série d’entretiens au long cours à partir d’une intuition : aller chercher, à l’intersection de la philosophie, de l’anthropologie et de l’anarchisme, des expériences, des méthodes, des pistes théoriques à partir desquelles penser le présent et se donner quelques chances de provoquer un futur désirable. Catherine Malabou, Barbara Glowczewski, Nastassja Martin, Jean Vioulac, Philippe Descola, Alessandro Pignocchi, Patrice Maniglier, Edouard Jourdain, Tristan Garcia et Mohamed Amer Meziane se sont donc succédés autour de notre table basse : de la critique du préjugé gouvernemental à l’étude des subjectivités qui savent laisser être et rendre puissant, en passant par l’analyse des conjurations sauvages, des alliances rhizomatiques et même des embrouilles terrestres, nous avons tenté de rassembler autant de tentatives complices, bien que distinctes, de refuser l’ordre actuel, et d’y opposer d’autres rapports au monde. Ces entretiens au long cours sont disponibles sur lundimatin (www.lundi.am/Principes-d-anarchie). Pour clore (temporairement) ce travail et partager ce que nous en avons tiré, nous proposons ce dossier thématique : « Principes d’anarchie ».
Ce dossier sur Philosophie, Anthropologie et Anarchisme n’est pas un parcours exhaustif à travers la question de la vie sans domination, sans État, sans arkhè. Les personnes que nous avons rencontrées lors d’entretiens ont peut-être en commun un certain refus de l’ordre actuel. Certaines affirment qu’il n’y a plus rien à espérer d’en haut. D’autres croient encore à une réforme. Beaucoup cherchent l’interruption d’un processus qui semble irrésistible. Critique du préjugé gouvernemental ; philosophie accusatrice de l’histoire ; examen des conjurations sauvages ; théorie des embrouilles terrestres ; subjectivités qui savent laisser être et rendre puissant ; trajectoires et alliances rhizomatiques à travers les déserts centraux, les catacombes, les bocages ou la montagne d’or ; feux oniriques sous les permafrosts du Kamtchatka et hypothèse communale pour une Europe provincialisée : tant et tant de voies « anarchistes » pour en sortir.
On pourrait s’étonner que nous parlions ici d’anarchisme, à l’aide de la philosophie et de l’anthropologie, alors même que nous n’évoquons presque aucun·e de celles et ceux qui, aujourd’hui, se revendiquent sans l’ombre d’un doute de ce vocable-là. Cela tient au hasard de nos lectures et de nos rencontres. Mais Catherine Malabou et Édouard Jourdain sont ouvertement proudhoniens. Jean Vioulac intitule son livre « anarchéologie » et propose un « anarchisme mélancolique ». Patrice Maniglier imagine un « anarcho-structuralisme ». Tristan Garcia développe une éthique non hégémonique antiautoritaire. Une certaine complicité anarchiste hante le style et les soucis de Barbara Glowczewski, de Nastassja Martin, de Philippe Descola et d’Alessandro Pignocchi. Et Mohammed Amer Meziane prône ce qu’il nomme un « anarcho-spiritualisme ». Mais reconnaissons que Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Reclus, Malatesta, Emma Goldman, Louise Michel ne sont pas au centre de notre propos. Disons seulement, par hypothèse, que, dans le cadre de ce dossier, l’anarchisme ne désigne pas uniquement l’anarchisme historique (banditisme révolutionnaire, propagande par le fait, mutuellisme, fédéralisme, communalisme, municipalisme libertaire [1]
[1] « Prenez maintenant les différents courants de…
), mais aussi, très généralement, une certaine tendance à ne pas se laisser réprimer, gouverner, dominer.
En 2014, Johann Chapoutot a publié un livre sur la vision culturelle du IIIe Reich, La Loi du sang, sous-titré : penser et agir en nazi. Certaines de ses remarques suggèrent parfois que le capitalisme autoritaire et colonial n’est jamais, au fond, qu’un nazisme sans folklore. Dans ce dossier, nous aimerions penser l’envers radical de la question. Qu’est-ce que serait penser et agir en anarchiste, c’est-à-dire : qu’est-ce que serait penser et agir sans arkhè ?
En finir avec Léviathan. Lors d’un récent débat, Houria Bouteldja, à propos d’un éventuel « retour à l’État-nation » – proposition qu’elle-même juge « complètement folle » – affirme qu’« on ne connaît pas d’autres structures politiques [2]
[2] À 1 h 19 :…
». Plus loin, elle range la « part lumineuse » du drapeau tricolore sous l’instance paternelle : « La part lumineuse, c’est que dans “patrie”, il y a père. Il y a famille. Il y a protection. […] On a besoin d’un espace qui nous protège. Eh oui. Dans ce monde de brutes, dans ce monde dégueulasse, on a besoin de quelque chose [3]
[3] À…
. » À rebours de cette lumière-là, nous répondons que ce « quelque chose » n’est pas la Patrie, mais le principe d’anarchie. Ce dossier peut contribuer à battre en brèche le double axiome paternaliste et souverainiste de l’idéal rédempteur. Le « besoin de quelque chose » (le désir politique) ne devrait pas redevenir à gauche ce que Houria Bouteldja reconnaît elle-même n’avoir peut-être été qu’une « erreur historique ». Nous aimerions en finir avec le papa-qui-protège et les panthéons de la patrie reconnaissante. Défaire, minimalement, le caractère impensable et inconnaissable – « on ne connaît pas d’autres structures politiques » – des groupes politiques anarchistes. Nous souhaitons vivre et penser hors du ventre avarié du vieux Léviathan.
Même si en dehors de lui, l’anarchisme n’est pas sans ennemi.
Anarchisme et fascisme. « À bas l’État sous toutes ses formes, et quelle que soit son incarnation. L’État d’hier, d’aujourd’hui, et de demain, l’État bourgeois et l’État socialiste. Il ne nous reste plus, à nous, derniers survivants de l’individualisme, pour traverser la nuit présente et celle de demain, que la religion désormais absurde, mais toujours consolante de l’Anarchie. » [4]
[4] Mussolini, cité par Angelo Tasca, Naissance du…
Celui qui prononce ces mots n’est pas un anarchiste. C’est un fasciste. C’est Mussolini, le 6 avril 1920, deux ans à peine avant la Marche sur Rome et la conquête de l’appareil d’État italien. En menant sa campagne « contre l’État », il flattait ainsi, selon Tasca, « l’anarchisme latent du peuple italien [5]
[5] En particulier celui de la moyenne bourgeoisie…
». Mais c’est l’arcane du fascisme que de confondre et de jouer sur l’« ambivalence des formules [6]
[6] Ibid. p. 60. « Cette ambivalence est l’une des…
». Mystifié·es par elles, rien ne nous apparaîtrait plus proche de l’anarchisme que le fascisme. Rien, pas même l’État, n’en est pourtant plus éloigné. Entre fascisme et anarchisme, l’adversité n’est pas civile – elle est intestine. Si l’État est l’obstacle formel de l’anarchisme, son adversaire en général ; le fascisme en est l’adversaire viscéral. Il lui est beaucoup plus intimement contraire, parce qu’il colonise et creuse, comme un derrick pétrolifère, à chaque instant, la brèche équivoque entre l’Anarchie et l’anarchisme. L’anarchisme a bien un rapport à l’Anarchie. C’est l’évidence. En tant qu’an-arkhè, il est négateur du « principe » (arkhè en grec). Mais la négation du « principe », ici, est avant tout négation de son mode opératoire, de sa procédure impérative – commandement – et de son caractère de précellence – commencement. Il ne s’agit pas, avec l’anarchisme, de se vouer à l’abjection opportuniste de l’êtresans principe. Il s’agit de refuser du principe le caractère de masque idéal pour un rapport de domination. Il s’agit de vivre sans arkhè, sans soumission à ce qui commence et commande, c’est-à-dire sans servitude. Or le fascisme, en tant que renversement viscéral de l’anarchisme, en tant que « religion désormais absurde, mais toujours consolante de l’Anarchie », présente, en la personne de Mussolini, un tout autre rapport à la négation du principe. Chez lui, la négation cynique du principe est, d’un même geste, son exaltation pulsionnelle et son retour visqueux comme volonté de puissance. Refuser le principe, ici, ce n’est pas ouvrir sur une autre manière de vivre. C’est se faire soi-même principe, en tant que volonté déchaînée de jouir de sa propre puissance. Angelo Tasca, à propos des lectures de Mussolini, écrit :
« Les auteurs ne lui fournissent pas des principes, mais les formules de combat dont il a besoin. Il éprouve, à l’égard de la pensée, une sorte de méfiance et de gêne qui le fait se jeter sur tout ce qui légitime l’irrationnel et l’incohérence. Il pille, souvent à travers des lectures de troisième main, mais avec un sûr instinct, la « volonté de puissance » de Nietzsche, l’« unique » de Stirner, l’intuition bergsonienne, les « mythes » de Sorel, le pragmatisme et, dernière découverte, le relativisme d’Einstein. Il n’utilise les idées que pour se débarrasser des idées. » (51)
La négation fasciste du principe qui commence et commande, cette théologie négative de l’Anarchie, est, réellement, de facto, l’affirmation nihiliste, irrationnelle et vitaliste maximale de l’activisme faustien : Im Anfang war die Tat [7]
[7] Goethe fait dire à Faust : « Au commencement était…
. « Nous, les fascistes, écrit-il, nous n’avons pas de doctrine préétablie : notre doctrine, c’est le fait. » Et ailleurs : « Le fascisme est pragmatiste. Il n’a pas d’a priori, ni de buts lointains. Il ne présume pas de vivre toujours ou même longtemps [8]
[8] Mussolini, cité par Angelo Tasca, Naissance du…
. » Mais cette pétition de non-principe et cette valorisation de l’action a de l’action une conception entièrement principielle : agir, c’est, pour lui, commencer et commander, c’est se rendre premier et impérieux, usurper et subjuguer. Agir, être vraiment actif, c’est soumettre à soi. La vie active, et non réactive, est volonté de puissance, subordination de puissances inférieures [9]
[9] Nietzsche, Généalogie de la Morale, §12 : « mais par là…
. Autrement dit : au moment où le fascisme prétend s’émanciper de l’arkhè, en tant que Principe, Idée ou État, tout – individu, action, vie – est transformé en arkhè. Le fascisme est un Midas aux mains d’arkhè : il ne s’émancipe de l’arkhèqu’à se changer en arkhè. Tout pour lui est impérialisme.
Signaler l’impasse fasciste de la négation activiste de l’arkhè : trouver un autre espace. Parvenir à agir et penser en anarchiste, c’est-à-dire à agir et penser sans arkhè : trouver une oasis dans le désert de la confusion du désir fasciste. [10]
[10] « De ces « oasis » de socialisme qui couvraient…
Mais cette oasis ne peut être un simple refuge pour convalescents tremblant après la pluie [11]
[11] L’Europe après la pluie est le titre d’un collage de…
– la tige de lotus où se repose l’Indra de nos désirs, après sa victoire sur le mauvais démon : « Quand Indra, roi des dieux, eut, pour le salut des trois mondes, tué le démon Vritra, il fut d’abord comme annihilé, anéanti par le choc en retour de son exploit ; il disparut et vécut longtemps, réduit aux dimensions d’un atome, au creux d’une tige de lotus, dans une île de l’Océan qui est au bout du monde [12]
[12] Rapporté par Marcel Détienne dans Les Maîtres de…
. » Éviter le lotus de l’atomisation collective : éviter les bouts du monde : rester anarchiste ici-là : trouver seulement son lieu, son hospitalité. Le fascisme nous revient aujourd’hui comme fascisme fossile, carbofascisme mais aussi comme écofascisme (l’argumentaire de l’éco-anxiété s’étant ajouté à l’ethnodifférentialisme dans le répertoire des manifestes terroristes, comme on peut le voir avec les blooms que sont Brenton Tarrant et Patrick Crusius). Penser et vivre sans arkhè : interrompre la tendance à l’anarchisme tribal dont parle Pierre Madelin, l’anarcho-fascisme « écologique » : gestion des biorégions raciales, retour du biotope version nazie, du lebensraum, national ou local, articulés au rejet ou non de l’État et au sacrifice excluant des « migrants ». Parce que l’écofascisme vient confondre les coordonnées de l’anarchisme, la capacité à le penser redevient essentielle.
La suite de ce passionnant dossier de 60 pages est à lire dans lundimatinpapier #6 disponible dans toutes les bonnes librairies à partir du 26 mai 2023.
[1] « Prenez maintenant les différents courants de l’anarchisme. Il y a les anarcho-syndicalistes, les anarcho-communistes, les insurrectionnistes, les coopérativistes, les individualistes, les plateformistes… Aucune de ces écoles ne porte le nom d’un grand penseur ; leur nom est plutôt dérivé, invariablement, d’une pratique ou, le plus souvent, d’un principe organisationnel. » cf. David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, Intro.
[2] À 1 h 19 : https://www.youtube.com/watch?v=aVxs_pZ9YyY
[3] À 1 h 49
[4] Mussolini, cité par Angelo Tasca, Naissance du fascisme, p. 96.
[5] En particulier celui de la moyenne bourgeoisie déclassée (officiers, étudiants, boutiquiers).
[6] Ibid. p. 60. « Cette ambivalence est l’une des caractéristiques essentielles de l’idéologie et de la propagande du fascisme, de tous les fascismes […] » En réalité, Mussolini envisageait un État réduit à ses fonctions policières, militaires et scolaires : « Il lui reste la police, l’éducation des nouvelles générations, l’armée qui doit assurer l’inviolabilité de la Patrie, et il lui reste la politique extérieure. Qu’on ne dise pas que l’État ainsi vidé se rapetisse. Non : il reste très grand, car il lui reste tout le domaine des esprits, tandis qu’il renonce à tout le domaine de la matière. » (cité p. 269)
[7] Goethe fait dire à Faust : « Au commencement était l’action. »
[8] Mussolini, cité par Angelo Tasca, Naissance du fascisme, p. 63 et 64.
[9] Nietzsche, Généalogie de la Morale, §12 : « mais par là on méconnaît l’essence de la vie, la volonté de Puissance ; on ferme les yeux sur la prééminence fondamentale des forces d’un ordre spontané, agressif, conquérant, usurpant, transformant et qui donne sans cesse de nouvelles exégèses et de nouvelles directions, l’« adaptation » étant d’abord soumise à leur influence, c’est ainsi que l’on nie la souveraineté des fonctions les plus nobles de l’organisme, fonctions où la volonté de vie se manifeste active et formatrice. » (p. 126-127) Et : « tout fait accompli dans le monde organique est intimement lié aux idées de subjuguer, de dominer et, encore, que toute subjugation, toute domination équivaut à une interprétation nouvelle, à un accommodement, où nécessairement le « sens » et le « but » qui subsistaient jusqu’alors sont obscurcis ou même effacés complètement. » (p. 123)
[10] « De ces « oasis » de socialisme qui couvraient presque toutes la plaine du Pô, il ne reste plus, à la fin de la guerre civile, qu’un sombre désert. » (Angelo Tasca, Naissance du fascisme, 152)
[11] L’Europe après la pluie est le titre d’un collage de Max Ernst pendant la seconde guerre mondiale.
[12] Rapporté par Marcel Détienne dans Les Maîtres de Vérité. Cf. Mahabharata, V, 9.
Commentaires récents