Petit à petit, l’internet local et alternatif déploie son réseau

Reportage — Alternatives

Petit à petit, l'internet local et alternatif déploie son réseau

Dans l’Yonne, le fournisseur d’accès à internet alternatif Scani relie plus d’un millier de personnes. Une vision à taille humaine du web où les coopérateurs remplacent les clients.

Joigny (Yonne), reportage

« Ce qui m’a séduit, c’est avant tout l’aspect local. C’est-à-dire de parler à des humains qui peuvent me dépanner rapidement, un truc rare quand il s’agit d’internet ! » Entre deux coups de feu, Laïd se délecte de la programmation musicale de FIP via son ordinateur tandis que ses clients télétravaillent à l’étage. Peu d’entre eux le savent mais dans ce café-brocante, l’internet est aussi local que les bières servies en bouteilles.

Exit Orange, SFR, Free, Bouygues Telecom et autres mastodontes du secteur : à Joigny, dans l’Yonne, une bande d’irréductibles a créé la Société coopérative d’aménagement numérique icaunaise (Scani), qui fabrique et fournit des accès à internet. Scani fournit une adresse IP à plus d’un millier de particuliers, entreprises, établissements scolaires et collectivités locales. Elle raccorde des zones blanches ou grises par ondes radio ou fibre optique.

Plus d’un milliers de lieux sont reliés à l’internet grâce à Scani. © Reporterre

« Nous sommes là pour construire des solutions à partir du besoin des personnes, pas pour leur vendre des solutions qu’on aurait construites sans se soucier d’elles. Nous sommes une boîte à outils à disposition de nos membres », dit Bruno Spiquel, l’un des cerveaux de l’affaire, adepte de l’internet « libre, non marchand et coopératif ». Début mai, Scani fêtait joyeusement ses dix ans d’existence sous le clocher de l’église de Béon, un village voisin, qui fut le premier à accueillir une antenne radio.

Chez Scani, les utilisateurs ne sont pas des clients mais des sociétaires. Chacun paie un abonnement mensuel unique de 30 euros mais il doit aussi prendre une part minimum dans la structure — 10 euros — ce qui lui donne voix au chapitre lors des assemblées générales.

Au bout du câble, internet ! © Reporterre

« Nos membres sont tous copropriétaires du réseau et encouragés à donner des coups de main en fonction de leurs possibilités. Cela va des opérations de maintenance à l’autorisation de poser une antenne sur leur toit », précise Bruno Spiquel. À l’inverse, avec un salarié et un apprenti à temps-plein, ce FAI alternatif peut dépanner ses coopérateurs dans l’heure et solutionner les ralentissements ou coupures du réseau à tout instant.

Le tout étant économiquement stable puisque Scani a dégagé un chiffre d’affaires de 245 000 euros en 2022. Ce modèle incarne une certaine autonomie numérique, une brique qui préoccupe généralement peu le monde de la transition ou des élus locaux.

« C’est rare de pouvoir se rendre à l’assemblée générale de son fournisseur d’accès à Internet »

Sauf Nicolas Soret, l’actuel maire de Joigny. En 2013, alors premier adjoint, il demande aux « geeks » de Scani de l’acculturer aux enjeux du numérique dans les territoires : « À l’époque, le télétravail émergeait à peine, il fallait à certains habitants une offre solide. Je me souviens d’un architecte d’intérieur qui avait besoin d’envoyer ses plans sans se poser de questions. »

Soret est si convaincu par l’offre radio de Scani qu’il demande à la coopérative de déployer le wifi gratuit de la ville, d’équiper les écoles, la mairie, la rue commerçante et la halle du marché. Avec 630 parts souscrites, la municipalité détient un peu plus de 10 % des parts de la Société coopérative d’intérêt collectif (Scic) [1]. « C’est rare de pouvoir se rendre à l’assemblée générale de son fournisseur d’accès à Internet », rigole l’élu. Autre avantage, selon lui, « si demain, tout saute, nous disposons d’une boucle locale et nous sommes indépendants ».

Bien sûr, en cas de coupure globale d’internet, les sociétaires de Scani perdront comme tout le monde leur accès à Netflix ou à Google mais ils pourront toujours jouir de leur boucle locale pour communiquer et s’envoyer des données… « Ils auront même accès à la copie de Wikipédia que j’ai réalisée pendant le covid ! » s’amuse Bruno Spiquel.

Les travailleurs de Scani s’appuient sur les infrastructures existantes, et les créent lorsqu’il s’agit de relier des endroit mal desservis. © Reporterre

Sur ce territoire truffé de zones blanches ou grises, l’accès à du (très) haut débit est un enjeu pour réduire la fracture numérique. Là encore, Scani raccorde elle-même ses sociétaires à la « fibre à domicile » (FFTH). Entre deux averses, dans une rue déserte de Joigny, Fred et Alan s’activent respectivement au sommet d’une échelle et dans les entrailles de la rue.

Fred est l’antenniste attitré de la Scic — qu’il préside — et Alan en est l’unique salarié. Revêtus de leurs gilets jaunes, les deux techniciens raccordent la demeure de Marc à la fameuse fibre de verre. L’homme, qui conseille des entreprises texanes sur leurs stratégies réseaux, est exigeant.

« J’ai besoin d’une connexion stable avec des débits costauds et, surtout, symétrique, c’est-à-dire avec des débits montants et descendants équivalents. » Le câble noir, déroulé depuis la rue [2] jusqu’à son bureau à travers les combles, abrite une fibre de verre qui devrait garantir entre 800 Mb/s et 1 Gb/s de débit. De quoi mener des visioconférences transatlantiques en paix.

En plus d’être participatifs, les fournisseurs d’accès à internet associatifs sont engagés pour la défense d’un internet sans inégalités. © Reporterre

Apparentée à la fédération French Data Network, Scani trouve son inspiration originelle dans le « monde du libre », qui promeut, notamment, la « neutralité du Net » [3]. « Le FAI s’apparente à un concierge qui voit passer tous vos paquets et qui peut regarder dedans à tout moment, y ajouter des choses ou les renvoyer à qui bon lui semble. La neutralité du net consiste à s’assurer que le FAI ne regarde rien, n’ajoute rien et ne modifie rien  », explique Khrys, présidente de FDN, FAI historique indépendant né en… 1992, également membre de la FFDN.

Répartis sur le territoire français — Toulouse, Nantes, Strasbourg, Compiègne ou sur le plateau de Saclay… — les passionnés bénévoles d’une trentaine de structures font vivre une alternative à un Internet purement commercial. À Nantes, l’association FAImaison a permis des accès réseau temporaires à des squats ou des zad.

Au-delà de la connexion à la Toile, Scani relie aussi les Icaunais autour des enjeux numériques. La coopérative propose des ateliers de « dégafamisation » où ses bénévoles récupèrent, retapent et offrent des ordinateurs à des foyers précaires ainsi que des projections et des débats sur la question des données personnelles et de l’intelligence artificielle. « De plus en plus de personnes veulent s’affranchir de la surveillance généralisée et de la captation des données », conclut Bruno Spiquel.

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