En Russie, « les couches populaires portent le fardeau de cette guerre qui enrichit les capitalistes »

Dans une salle de l’Assemblée nationale, six militantes et militants russes se situant à gauche, voire se disant marxistes, ont été invités à s’exprimer par le député de la Nupes Arnaud Le Gall. L’occasion d’écouter des avis aussi nets qu’étouffés.

Antoine Perraud, Mediapart, 21 mai 2023

https://www.mediapart.fr/journal/international/210523/en-russie-les-couches-populaires-portent-le-fardeau-de-cette-guerre-qui-enrichit-les-capitalistes?utm_source=quotidienne-20230521-193915&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20230521-193915&M_BT=5095886060028

Des citoyens russes opposés aux criminels de guerre du Kremlin, sans manifester pour autant la moindre complaisance envers cette Europe polono-américaine sous l’égide de l’Otan qui pointe le nez à la faveur du conflit en Ukraine ?

De telles voix rares, qui illustrent une voie étroite, se sont exprimées à Paris, dans le « Premier bureau » de l’Assemblée nationale. Le député Arnaud Le Gall (LFI, Val-d’Oise), membre de la Commission des affaires étrangères, a pris l’initiative de réunir le 17 mai six représentants de la gauche russe (trois hommes et trois femmes), exfiltrés de leur pays depuis l’invasion de l’Ukraine. Et ce « avec l’aide du Quai d’Orsay et de l’Élysée, malgré tout ce qui nous sépare dans le champ politique », a précisé le député insoumis.

Alexey Sakhnin, membre de la coalition Socialistes contre la guerre, a d’abord fortement relativisé le soutien unanime à Poutine que serine la propagande du régime : « Les sondés qui acceptent de répondre sont inférieurs à 10 %, tant la peur domine désormais la société russe. Leurs réponses donnent une image ambivalente de l’état d’esprit général puisqu’ils soutiennent la guerre à un peu plus de 50 %, tout en souhaitant qu’elle prenne fin… »

Se fondant sur de récentes études sociologiques, Alexey Sakhnin affirme que les adhérents à la guerre sont riches et âgés tandis que les partisans de la paix sont précaires et jeunes, quel que soit leur niveau d’études.

« On ne soutient pas, on se soumet »

Le militant précise cependant : « Dans une dictature, on se sent impuissant. On ne soutient pas la guerre, on se soumet à la force du pouvoir. Mais cela ne peut durer éternellement. » Il en veut pour preuve, malgré l’atomisation, la terreur et l’impossibilité d’organiser une réponse collective, les actes de résistance individuels : échapper à la conscription, déserter, se révolter sur la ligne de front (vingt émeutes de soldats ont été recensées), ou encore saboter – cent poste de recrutement ont été incendiés, trois cents voies ferrées ont été dégradées, actes souvent commis par de très jeunes gens, dont un tiers de mineurs.

Il assure que pour l’opinion générale au sein de la Fédération, la guerre est une mauvaise chose, mais le pire serait sans doute que la Russie soit battue, tant les conséquences devraient se révéler désastreuses pour la population. D’où la difficulté, pour la gauche, de se faire entendre « face au revanchisme et au fascisme » qui couvent.

Liza Smirnova, également membre de la coalition Socialistes contre la guerre, se veut d’un optimisme aussi mesuré que déterminé. Elle insiste sur les craintes d’un pouvoir sur ses gardes face à un mouvement d’opposition à la guerre plus massif qu’on ne le croit, ainsi qu’en témoignent les 20 000 personnes arrêtées, les dizaines de cas de torture, les 500 poursuites pénales et les 6 500 poursuites administratives engagées ; ainsi que les dispositions législatives échafaudées pour qualifier de « trahison contre l’État toute réunion comme la nôtre en ce moment ».

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© Photo Antoine Perraud / Mediapart

Liza Smirnova se dit persuadée que la société russe demeure de gauche, ou pour le moins attachée à la justice sociale et à l’égalité. Pour preuve, à Moscou et dans les grandes villes, le succès de candidats progressistes aux municipales de 2019 et aux législatives (à la Douma) de 2021, en dépit de tous les bâtons mis dans les roues de l’opposition – en particulier l’exclusion à grande échelle des listes électorales.

La militante rêve « sinon d’atteindre ce que fut Woodstock au moment de la guerre du Vietnam en 1969, du moins de créer des rencontres, des événements, de promouvoir des voix que les soldats russes pourront entendre ».

Sergei Tsukasov est justement un opposant qui a réussi à se faire élire à Moscou, dans le district d’Ostankino, où aucun candidat du parti de Poutine (Russie unie) n’a été désigné. Il s’est concentré sur la défense de l’environnement – résistance contre l’abattage des arbres dans des parcs destiné à permettre à des promoteurs alliés au régime de lotir des parcelles.

Quand il s’est présenté à la Douma, sa candidature a été retirée. La Cour constitutionnelle a jugé la mesure illégale : « Mais il était trop tard pour me réintégrer et me faire élire », dit-il en souriant amèrement. Ensuite, Sergei Tsukasov a été condamné au civil pour avoir soutenu Alexeï Navalny. Le 22 février 2022, quand Poutine a reconnu les prétendues Républiques populaires de Donesk et Lougansk, l’opposant a immédiatement compris que l’invasion de l’Ukraine était imminente.

« Je suis allé manifester, dit-il, devant l’administration présidentielle, ce qui m’a valu d’être aussitôt détenu. C’est dans ma cellule que j’ai appris le 24 février, par mon avocat, que la guerre avait commencé. En prison, j’ai vu arriver tous ces gens coffrés pour avoir protesté contre l’invasion. Je suis sûr que cette minorité active ne peut aller qu’en s’élargissant. »

« Une Internationale est possible »

Réfugié aujourd’hui en Allemagne, non loin de la frontière française, Sergei Tsukasov s’emploie à fédérer les anciens élus russes exilés à travers l’Europe opposés à la guerre.

Elmar Kustamov, membre du groupuscule Russie ouvrière, se veut optimiste sur l’existence d’une opposition de gauche radicale, née après la chute de l’URSS, alors que les oligarques capitalistes mettaient le pays en coupe réglée. Poutine a ensuite gelé la situation à son profit, mais la guerre craquelle son régime : « Même si la direction du parti communiste russe soutient officiellement l’invasion, elle fait face à une très vive opposition interne. Le consensus poutinien n’existe plus. Je crois même qu’un dialogue, aujourd’hui, peut s’amorcer avec les forces de gauche ukrainiennes et qu’une Internationale est possible. »À lire aussi

Maria Menshikova, qui appartient au groupe de soutien au mathématicien Azat Miftakhov – emprisonné pour appartenance à un réseau anarchiste et terroriste inventé de toute pièce par le FSB –, se veut elle aussi optimiste en dépit de la répression : « Les médias occidentaux prennent de plus en plus en considération les actions radicales anti-guerre, les seules désormais possibles dans une Russie totalement cadenassée. »

Irina Shumilova est sans doute l’intervenante la plus impressionnante. Âgée de 22 ans, elle était étudiante dans la ville de Kostroma, sur la Volga, au nord-est de Moscou. Dès l’âge de 16 ans, elle a milité pour soutenir Navalny. Elle se dit « marxiste » et travaille à un « Livre noir du capitalisme ». Elle a été obligée de s’exiler après que la police de Kostroma a mis en ligne ses coordonnées pour la livrer à la vindicte des ultranationalistes : elle avait, dès le début de la guerre, organisé à elle seule une « micromanifestation, c’est-à-dire un piquet de protestation solitaire ».Illustration 2 Irina Shumilova, entre Elemar Kustamov et Sergei Tsukasov. © Photo Antoine Perraud / Mediapart

D’abord partie en Asie centrale puis en Turquie, elle a pu rallier la France grâce au syndicat FO et à LFI. Irina Shumilova dresse un constat sans appel : « Les revenus de la population russe sont en baisse tandis que le capital cumulé des oligarques a augmenté de 150 milliards de dollars. La Russie compte vingt-deux milliardaires de plus qu’avant la guerre. »

Elle enfonce le clou : « Les profits du patron de Wagner, Evgueni Prigojine, ont sextuplé : il vend ses troupes plus les rations qui nourrissent l’armée tout entière. Alexei Repik, qui a déjà amassé des millions grâce à l’industrie pharmaceutique, vient d’obtenir le marché de la reconstruction de Marioupol. Ce sont les couches populaires qui portent le fardeau de cette guerre qui enrichit les capitalistes russes. »

Toutes et tous souhaitent que « l’avenir de la Russie se décide avec l’ensemble des peuples qui y habitent ». Cela passe par « une société décentralisée qui implique les citoyens, seul gage d’une paix durable ».

Mais la paix ne sera acceptée par la société russe qu’à deux conditions, martèlent-ils. D’une part, que soient punis ceux qui ont choisi cette guerre – le gouvernement avec ses relais – et non pas ceux qui l’ont subie – le peuple. D’autre part, qu’il n’y ait pas d’ingérence des États occidentaux dans les affaires russes comme dans les années 1990.

La paix sera sans doute plus difficile à gagner que la guerre, de la part d’une bonne conscience américano-européenne incapable de se réfréner : tel est le message que tente de faire passer une gauche radicale russe minoritaire et prophétique.

Antoine Perraud

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