En Normandie, « Le Mallouestan » associe vie en communauté et antispécisme. Les résidents de ce lieu prennent soin d’animaux d’élevage sauvés de l’abattoir, en prônant un autre rapport à ces êtres vivants.
Souleuvre-en-Bocage (Calvados), reportage
En arrivant au Mallouestan, un œil non averti pourrait se croire dans une ferme traditionnelle. Une vache paît tranquillement dans un champ clôturé près de la route, quelques chèvres et moutons grignotent l’herbe mouillée du parking, une dizaine de poules avancent dans la boue devant la maison principale, surnommée « l’Auberge ».
Mais ici, dans cet « écovillage » situé à Souleuvre-en-Bocage (Normandie), il n’est point question d’élever des animaux pour dévorer leur viande ou boire leur lait. Le lieu est un « sanctuaire antispéciste ». Autrement dit, un endroit où les bêtes, initialement destinées à aller mourir à l’abattoir, sont recueillies et chéries.
« L’idée ici, c’est de proposer une contre-société, un autre modèle de vie avec les animaux non-humains », explique Cortney, barbe rousse et bonnet vissé sur la tête. En novembre 2019, avec Marie, sa compagne de l’époque, et un couple d’amis rencontrés dans une association opposée à la chasse à courre, il a eu l’idée de créer cet écolieu.
« On voulait un endroit pour créer du lien »
C’est ici, sur ce grand terrain de 10 hectares qui appartenait auparavant à ses grands-parents, qu’ils ont choisi de s’installer. « On voulait un endroit pour créer du lien », poursuit le jeune homme de 28 ans. Désormais, huit personnes y vivent à temps plein, et accueillent régulièrement des curieux de passage.
Étonnamment, avant même de parler de condition animale, ce qui a attiré les visiteurs, c’est l’envie de s’extraire de ce qu’ils appellent tous « le système ». « Le système, c’est ce qu’on t’oblige à faire pour rester en vie dans cette société, résume Lauranne, 24 ans, résidente du Mallouestan depuis un an et demi.
Il faut que tu travailles pour gagner ton argent, pour pouvoir te loger, te nourrir, et éventuellement avoir des loisirs, poursuit-elle. Si tu es hors de ce cadre, c’est considéré comme honteux. »
Autour de la longue table de la salle à manger, Cyprien, 34 ans, abonde : « Dès l’école, on t’apprend à être une machine pour travailler, pour consommer. Jamais à vivre pour devenir un être social », regrette celui qui a rejoint l’écolieu il y a trois ans, avec son mari Daniel. Il poursuit : « Les gens qui essaient de vivre autrement sont réduits à « Ils sont au chômage ». On leur fait croire qu’ils ne sont rien. Ici, on remet ça en question. »
Au Mallouestan, les résidents permanents n’ont pas d’emploi fixe. Ils touchent le RSA (revenu de solidarité active), soit environ 600 euros par mois. De temps à autre, certains d’entre eux vont travailler chez le maraîcher d’à côté. « C’est suffisant pour vivre ici », assure Marie, 26 ans.
En apprenant à vivre à plusieurs, les habitants réduisent le coût de leur loyer. Tous les mois, ils mettent de l’argent dans un pot commun — gros bocal qui sert à payer les courses, les factures d’électricité, les soins des animaux, les différents travaux…
Les visiteurs de passage participent également à hauteur de leurs moyens. Qu’ils soient véganes ou pas, du moment qu’il y a de la place pour dormir à l’Auberge, tous les curieux sont les bienvenus.
D’ailleurs, la plupart des résidents actuels mangeaient encore de la viande en débarquant au Mallouestan. « J’avais une sorte de fainéantise intellectuelle, je ne voulais pas m’enquiquiner à essayer de cuisiner, de penser, de vivre autrement », reconnaît Cyprien. « J’étais curieuse mais aussi craintive de ce qu’était l’antispécisme », témoigne aussi Lauranne.
Prendre le temps
Cortney, Marie et les autres ont donc « pris le temps » de leur expliquer ce courant de pensée — qui défend que l’espèce à laquelle appartient un animal n’est pas un critère pertinent pour décider de la manière dont on doit le traiter.
« Ce ne sont pas juste des arguments comme « Les animaux sont mignons, il ne faut pas les tuer », prévient Cortney. C’est refuser de privilégier les intérêts d’un groupe (les humains) sur un autre (les non-humains). » Invariablement, l’écologie finit toujours par s’inviter dans la discussion, l’élevage étant responsable de 14 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre.
Au fil du temps et des réflexions, et après des journées passées aux côtés des vaches et des moutons, Cyprien comme Lauranne ont donc trouvé « évident » de ne plus consommer de produits d’origine animale, et de devenir véganes. « Dans la vie « réelle », on n’a pas envie de changer ses habitudes, on n’a pas l’énergie, dit Lauranne. Mais ici, j’ai eu l’espace et le temps de déconstruire toutes ces choses-là. »
C’est là que le Mallouestan joue un rôle essentiel, estime Cortney : « Un contexte qui sort des normes peut permettre de se questionner, affirme le cofondateur du lieu. D’avoir du temps pour réfléchir. Et pas que sur l’antispécisme d’ailleurs ! Ni forcément en arrivant aux mêmes conclusions que nous. »
En tout, le sanctuaire accueille une quarantaine d’animaux : une vache, deux cochons, une dizaine de chèvres et moutons, une quinzaine de poules, deux lapins… Les résidents du Mallouestan restent vagues sur leur provenance. « Ils nous ont été apportés par des associations », disent-ils seulement en remplissant les seaux de nourriture des cochons.
Si les habitants veulent leur offrir une nouvelle vie, ils rechignent toutefois à utiliser le mot « sauvetage », ou à dépeindre le lieu comme un endroit paradisiaque.
« Ils vont traîner le coût de leur exploitation toute leur vie »
« Les animaux non-humains sont encore assujettis à des tares génétiques imposées par l’élevage, explique Cortney. Oui, ils ont de meilleures conditions de vie ici, mais la réalité c’est qu’ils vont traîner le coût de leur exploitation toute leur vie. »
Il cite comme exemple le cas de Mallou, une truie rescapée de l’abattoir. « Elle avait une maladie des articulations, due à sa sélection génétique, poursuit Lauranne. On s’est résolus à l’euthanasier au bout de quelques mois parce qu’elle souffrait trop et ne se levait plus. »
En outre, il est parfois difficile de soigner les différents bobos des animaux du Mallouestan, les vétérinaires ayant rarement l’habitude de s’occuper d’animaux « de ferme » aussi « âgés » — ceux-ci étant généralement envoyés à l’abattoir au bout de quelques mois de vie seulement.
« On sait qu’on ne va pas mettre fin au spécisme ou aux abattoirs avec ce sanctuaire, reconnaît Lauranne. Mais réapprendre à vivre avec les animaux, c’est déjà super important. C’est rendre concret l’antispécisme. » « On apprend à coexister autrement avec ces individus », abonde Cortney.
Des animaux sans « utilité »
Au Mallouestan, vaches et moutons n’ont aucune « utilité » particulière. Ils ne fournissent ni lait, ni laine. Ils suivent seulement le cours de leur existence aux côtés des résidents humains, nourris, abreuvés et câlinés par leurs soins. Ces derniers ont d’ailleurs mis un point d’honneur à stériliser les animaux, « pour ne pas faire se reproduire une espèce qui souffre ».
Car le but de l’antispécisme n’est pas de continuer à vivre à tout prix avec ces animaux. Lorsqu’on demande à Cortney à quoi ressemblerait une société sans abattoirs, il l’affirme sans détour : ces espèces, sélectionnées et modifiées par les humains, ne pourraient survivre seules. Elles finiraient par « disparaître ». Mais pour le moment, il faut assumer et s’en occuper.
« On ne veut pas être antispéciste si derrière on a une dépendance au capitalisme »
Outre l’antispécisme, les résidents défendent l’anarchisme, et donc l’anticapitalisme. « On veut avoir la vision la plus holistique possible, développe Cortney. On ne veut pas être antispéciste si, derrière, on a une dépendance au capitalisme, aux grandes industries. »
Ainsi, les produits industriels ultratransformés (margarine, biscuits, sodas, etc.) sont bannis des lieux partagés — notamment l’Auberge, où la plupart des repas sont préparés et pris en commun.
Pour être les plus autonomes possibles, les résidents cultivent également leurs propres fruits et légumes, dans un petit potager derrière le bâtiment principal. Le lieu n’est pas encore autosuffisant — il faut encore se fournir plusieurs fois par mois auprès du maraîcher voisin — mais les habitants espèrent que ça viendra.
Leur consommation d’électricité — produite grâce aux panneaux solaires sur le toit — est réduite au maximum : pas d’eau chaude courante sur le lieu, toilettes sèches derrière la maison, travaux réalisés avec le bois du jardin…
« Il ne s’agit pas de romantiser une façon de vivre « à l’ancienne », ni une quelconque privation, précise Cortney. On fait seulement de notre mieux pour être autonomes. Et ces coûts en moins permettent de consacrer plus de temps et d’argent aux non-humains. » Ces derniers sont principalement nourris avec les fruits et légumes du sanctuaire, mais aussi avec du foin et des invendus de supermarchés.
Sur le papier, le tableau peut sembler idyllique. Mais les habitants du Mallouestan ne s’en cachent pas : tout n’est pas toujours rose. Des disputes entre les résidents (et les visiteurs) ont éclaté par le passé, ce qui a notamment conduit à la création d’une charte, pour établir des règles de vie commune.
Cette charte comprend, entre autres, l’interdiction des agressions verbales ou physiques, et la prohibition de substances addictives (alcool, tabac, drogue…) dans les espaces partagés. « L’anarchie, c’est l’absence de pouvoir sur les autres, pas l’absence de règles », affirme Marie. « La charte a subi beaucoup de modifications depuis sa création, et elle est encore destinée à évoluer — de façon unanime », indique Cortney.
Si le Mallouestan veut s’affranchir des systèmes spécistes et capitalistes, ses résidents refusent toutefois de s’exclure du reste du monde. Les résidents affirment essayer de s’ouvrir à leurs voisins — même les éleveurs du coin. Spectacles de danse, concerts et autres événements sont régulièrement organisés, et ouverts à tous.
Lieu ouvert
« Je ne veux pas être dans un lieu fermé, confie Charly, 29 ans, résidente depuis quelques semaines. Créer ces liens avec l’extérieur peut amener des personnes à venir nous voir pour autre chose que l’antispécisme. Et dans cette cohabitation, on peut montrer qu’un autre modèle existe. »
Ce fut par exemple le cas de Théo, 21 ans, visiteur durant deux mois : « Je ne connaissais pas le véganisme, témoigne-t-il. J’avais l’image de personnes véhémentes qui ne veulent pas discuter. En venant ici, c’est la première fois que j’ai pu en parler. Désormais, c’est quelque chose sur laquelle je veux réfléchir. »
Plus largement, ce sanctuaire — comme les dizaines d’autres qui appartiennent au Réseau national des refuges animalistes — a vocation à être « une conquête des espaces ruraux, estime Charly. C’est bien de ne pas laisser ces espaces uniquement aux éleveurs, aux chasseurs, aux abattoirs. » Pour, quelque part, réinventer les façons de vivre et de se nourrir dans les campagnes. Et imaginer de nouvelles façons de lutter contre l’ordre établi.
https://reporterre.net/En-Normandie-une-communaute-anarchiste-repense-la-vie-avec-les-animaux
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