10 mars 2023
Le leader européen de l’acier dépasse les limites de pollution autorisées par la loi, en dépit des risques sanitaires et des millions d’euros d’aides publiques dont il bénéficie depuis dix ans. Des documents confidentiels obtenus par Disclose et Marsactu révèlent des manquements répétés jusqu’en 2022 au sein des deux principales usines françaises d’ArcelorMittal, à Dunkerque et Fos-sur-Mer.
publié le 10 mars 2023
par disclose
Une fumée brune monte de l’une des hautes cheminées de l’usine. Le panache se disperse au-dessus des routes, des marais et des habitations environnantes, avant que les particules fines ne retombent pour se déposer on ne sait où. Une chose est sûre, en revanche, ces poussières tout droit sorties de l’usine d’acier du groupe ArcelorMittal à Fos-sur-Mer, au cœur d’une immense zone industrielle située à 50 kilomètres de Marseille (Bouches-du-Rhône), sont extrêmement nocives pour les humains. Une fois inhalées, elles peuvent être responsables de maladies cardio-vasculaires, de cancers et de morts prématurées.
Cet air vicié, les quelque 400 000 personnes qui vivent autour de l’étang de Berre le respirent quotidiennement depuis des années. Sans compter les 4 000 ouvriers de l’usine, dont 1 500 personnels sous-traitants, qui travaillent directement dans les poussières. Au point, certains jours, de garder un masque sur le nez et la bouche huit heures durant. « Même si ce n’est pas une obligation, parce qu’à chaque fois qu’ils se mouchent, ce qui sort est noir », rapporte Nordine Laimeche, délégué syndical CFDT de l’usine. Comme ce fut le cas le 23 janvier 2023, lorsque les ouvriers ont découvert leurs vestiaires recouverts d’une épaisse couche de poussière. « Les vêtements propres des salariés qui étaient rangés dans les casiers étaient devenus gris », déplorele syndicaliste. Au printemps 2022, un laboratoire d’analyse privé était déjà venu mesurer l’ampleur de ces dépôts. Le rapport d’évaluation que Disclose s’est procuré est sans appel : dans deux salles de contrôle, le niveau d’empoussièrement était 2 à 5 fois supérieur aux objectifs de propreté de l’industriel.
Cette pollution industrielle, et ses probables conséquences sur la santé de près d’un demi-million de personnes, est connue du géant mondial de l’acier, qui rejette pas moins de 80 % des particules fines présentes dans l’air de cette partie du département, où sont recensées plus de 400 usines. Elle est aussi connue des autorités. Pour preuve : une étude récente financée par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) démontre que les habitants de Fos-sur-Mer, et d’une commune voisine, ont deux fois plus de cancers que la moyenne nationale. Ils sont également plus touchés par des maladies chroniques comme l’asthme et le diabète, ainsi que par des maladies auto-immunes.
Malgré le risque sanitaire évident, les problèmes de pollution ne s’améliorent pas. Bien au contraire. D’après notre enquête, conduite en partenariat avec Marsactu, l’usine d’ArcelorMittal à Fos-sur-Mer dépasse les limites de rejets autorisés par l’administration française et l’Union européenne. Six rappels à la loi, deux condamnations en justice et deux amendes administratives de 15 000 euros n’y ont rien changé. Pas plus qu’une condamnation, en avril 2021, à verser 30 000 euros à l’association France Nature Environnement pour trente-six infractions environnementales liées aux rejets polluants.
240 jours de pollution illégale en 2022
D’après un rapport interne d’ArcelorMittal de 56 pages, obtenu par Disclose, l’usine de Fos-sur-Mer a enfreint la réglementation environnementale à de nombreuses reprises, entre 2021 et 2023.
Au cours de l’année 2022, l’unité d’agglomération du site, là où sont préparés les minerais qui seront ensuite transformés en fonte, a ainsi dépassé les limites légales d’émissions de particules fines dans l’air sur une période de 240 jours. Soit des dépassements qui se sont étalés sur 65 % de l’année.
Pourtant, l’agglomération a été doublement subventionnée… précisément dans le but d’éviter ce type d’infractions. La première fois, c’était en 2015, lorsque l’agence de l’environnement (Ademe), rattachée au ministère de la transition écologique, a déboursé 8 millions d’euros pour le dispositif Mistral. Celui-ci était censé conduire à une baisse de 25 % des rejets de poussières de l’agglomération. La seconde aide a été allouée en 2019 afin de financer un système de filtration des particules fines baptisé Odas. Censé réduire de 40 % ces émissions, le projet a reçu une aide de 5 millions d’euros de la part de l’Union européenne, sur les 20 millions budgétés. La mise en service de la première phase du filtre Odas n’a débuté qu’à l’été 2022, soit deux ans après la date de livraison initiale. Une deuxième phase devrait être opérationnelle fin 2023, en attendant la troisième et dernière phase du dispositif. Selon ArcelorMittal, les « premiers résultats de réduction des émissions de poussières [sont] très positifs ».
Accusations de falsifications
Autres éléments inquiétants découverts dans les documents d’autosurveillance en notre possession : le fait que des fumées orangées chargées de benzène et benzopyrène, deux composants cancérigènes, se soient échappées des fours de la cokerie, là où le charbon est converti en coke métallurgique avant d’être utilisé comme carburant des hauts fourneaux. Ces fuites, au-delà des seuils autorisés, ont été constatées durant 21 semaines, soit plus d’un tiers de l’année 2022. Une information confirmée par la préfecture des Bouches-du-Rhône, qui estime néanmoins que « la remise en état des étanchéités de portes de fours [de la cokerie] ont permis un retour à la conformité à partir de décembre 2022 ».
A Fos-sur-Mer, l’infraction pourrait être une pratique érigée en système. C’est du moins ce que laissent entendre les témoignages, sous pseudonymes, de deux anciens travailleurs de la cokerie, en poste jusqu’au premier semestre 2018. Selon eux, certains relevés de pollution remis aux services de l’État auraient été volontairement sous-estimés. « En faisant le tour des fours de la cokerie, je comptais en général 15 à 20 fumées anormales, se remémore Mathieu, alors chargé de ces relevés d’autosurveillance. Quand j’ai transmis à mon supérieur les relevés réels, qui dépassaient les limites légales, il m’a fait comprendre que je devais lui rapporter de “meilleurs” résultats. » Des accusations confirmées par Patrick. « J’accompagnais le technicien chargé des relevés et je l’ai vu modifier les chiffres une fois devant son ordinateur », raconte celui qui travaillait à la maintenance des fours.
« Quelques heures avant une visite d’inspection, nous devions venir plus tôt le matin pour colmater les fuites. »
D’après les dires de Patrick, des inspecteurs de la DREAL (direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement), l’organisme de contrôle des usines les plus polluantes, auraient également été trompés par ArcelorMittal au cours d’une vingtaine de visites d’inspection du site. « Quelques heures avant une visite d’inspection annoncée à l’avance, nous étions plus nombreux et nous devions venir plus tôt le matin pour colmater au maximum les fuites. Dans la salle de contrôle, un technicien baissait les barillets pour aspirer les fumées à l’intérieur des fours », affirme l’ex-salarié. Selon lui, cette manoeuvre se serait répétée pendant plus d’une décennie, au moins jusqu’au début de l’année 2018.
Interrogé sur ces accusations, ArcelorMittal dément formellement. « Nos salariés agissent avec professionnalisme, éthique et conscience, assure à Disclose le service communication de l’industriel, ajoutant que « les prélèvements et analyses des émissions font l’objet d’un suivi rigoureux et d’une information auprès des autorités compétentes ».
Mathieu et Patrick ont été entendus par la justice dans le cadre de l’instruction ouverte à la suite d’une plainte contre X, déposée en novembre 2018 pour « mise en danger de la vie d’autrui » par 211 habitants, sept associations environnementales des communes de la zone industrielle de Fos-sur-Mer et le syndicat CFDT Métallurgie.
100 jours d’infraction à Dunkerque
Il n’y a pas qu’à Fos-sur-Mer que le sidérurgiste enfreint la réglementation environnementale. A Dunkerque, où ArcelorMittal rejette 2 800 tonnes de particules fines par an, soit près de 85 % des émissions des industries de la région Hauts-de-France, l’analyse des rapports de l’Inspection des installations classées révèle que le site accumule également les dépassements liés aux émissions de particules fines. Trois arrêtés de mise en demeure ont été pris à ce sujet par la préfecture du Nord depuis 2017. L’un d’entre eux est survenu après une inspection de la DREAL, en septembre 2021, qui a conduit à relever six « manquements » liés aux rejets de poussières. Le 3 mars 2022, le préfet du Nord a fini par prendre un arrêté de mise en demeure exigeant de l’industriel qu’il se conforme à la réglementation environnementale. Une inspection de la DREAL « aura prochainement lieu », indiquent à Disclose les services de la préfecture.
Pourtant, malgré cet avertissement, les manquements d’ArcelorMittal n’ont pas cessé. Selon des données d’autosurveillance obtenues par Disclose, les émissions de particules fines dans l’unité d’agglomération du site de Dunkerque ont dépassé de 1,5 à 2 fois les seuils autorisés durant cent jours, entre janvier et octobre 2022. Interrogé sur ces dépassements, le ministère de la transition écologique répond que « des mesures effectuées par des organismes extérieurs montrent l’absence de dépassements de la valeur limite d’émission », sans fournir plus de détails. Les analyses effectuées par les salariés de l’usine indiquent que des dépassements ont également été constatés à la cokerie durant 58 jours sur les 300 contrôlés. C’est ici, aussi, qu’ont été enregistrées des émanations excessives de dioxyde d’azote (NOx), un gaz rouge brun à l’odeur âcre qui peut provoquer de graves infections respiratoires. Mais, selon la préfecture du Nord et des Hauts-de-France, aucun dépassement, là encore, n’aurait été constaté par des « organismes extérieurs ».
En dépit des multiples infractions à la réglementation environnementale à Dunkerque et Fos-sur-Mer, les aides publiques ont coulé à flots (lire notre enquête). D’après nos calculs, entre 2013 et 2022, la filiale française d’ArcelorMittal a bénéficié de 392 millions d’euros de fonds publics français et européens. Rien que ça.
Nina Hubinet et Ariane Lavrilleux
Cette enquête a reçu le soutien du Journalismfund
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https://disclose.ngo/fr/article/arcelormittal-revelations-sur-un-pollueur-hors-la-loi
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