La Sécu, fille de la Sociale

Article mis en ligne le 27 février 2023

dernière modification le 25 février 2023

par F.G.

■ Nicolas DA SILVA
LA BATAILLE DE LA SÉCU
UNE HISTOIRE DU SYSTÈME DE SANTÉ

Préface de Bernard Friot
La Fabrique, 2022, 294 p.

Il y a ce petit temps du matin que je mets à profit, ce bref isolement encore empêtré de nuit, avant que la troupe des collègues ne déboule. Je dis « troupe » mais l’expression n’a plus lieu d’être : depuis la blitzkrieg pandémique et le déploiement tous azimuts du télétravail, les effectifs des burlingues sont clairsemés. Nous ne sommes plus que quelques-uns à nous croiser tandis que le reste des salariés bosse à domicile. Présentiel, distanciel, qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait la laisse. Du bureau au salon, la magie numérique a fait de nous des travailleurs nomades. La mise en réseau nous a rendus délocalisables. Avec ce paradoxe : ce que le travail a perdu en concrétude, il l’a gagné en emprise. Combien de collègues se vantent d’être désormais plus productifs dans le chaud de leurs pénates que dans leur bureau chauffé à 19° max ? L’aliénation est un abîme en extension permanente et la sobriété énergétique la pire des schlagues. Bosser avec un plaid sur les épaules et des bottes fourrées n’est pas d’un meilleur raccord avec la start-up nation. Mais qu’importe puisque même au sein de la vieille Sécu nous sommes tous des jeunes pousses en puissance.

Donc ce petit temps du matin où je suis seul au bureau, les mails qui s’affichent, les applicatifs qui moulinent leurs instances, le planning des réunions zoom qui se met à jour. Planquée dans un grand cahier à spirales : La Bataille de la Sécu de Nicolas Da Silva. Je suis un petit travailleur de la Sécu qui lit en loucedé un bouquin sur l’histoire de la Sécu. L’image pourrait paraître cocasse. Elle ne l’est pas. Je ne partagerai les fruits de ma lecture avec personne car autour de moi tout le monde s’en tape de l’histoire de la Sécu. Je suis un lecteur clandestin condamné à ruminer en solitaire. Mes collègues ont d’autres préoccupations sûrement plus prosaïques. La preuve : les jours de préavis de grève pour les retraites, on est qu’une poignée à débrayer. Mais bon, on fait avec son environnement de travail comme on fait avec les saisons déglinguées : on s’accommode, sinon on désespère. Qu’on ne m’accuse pas de toiser de haut mes collègues. Je ne les juge pas, je constate. Surtout que bientôt je serai l’un d’eux : les doigts frénétiques pianotant, les yeux plissés devant les pixels, le dos rond en un rapetissement servile. Complètement machiné avec la machine. Mais en attendant, je lis.

Arrachements collectifs

« Le régime général de sécurité sociale n’est pas une nationalisation de la protection sociale d’avant-guerre, c’est une socialisation. Contrairement aux nationalisations de Renault, des transports aériens, de certaines banques, du gaz, de l’électricité, etc., le pouvoir de gestion sur le régime général n’est pas entièrement dans les mains de l’État mais dans celles des intéressés eux-mêmes. Le régime général de sécurité sociale ne relève pas de l’État social, mais de la Sociale. » À lui seul, ce passage concentre toute la sève du remarquable travail entrepris par Nicolas Da Silva : non la Sécu n’est pas le produit d’une lente et paisible conversion de l’État envers un quelconque paradigme social à visée sanitaire. Si sa genèse remonte le long et tortueux courant des luttes ouvrières du XIXe siècle, c’est parce que la Sécu est la fille d’un double-conflit : contre l’exploitation capitaliste et contre le paternalisme étatique. La Sociale est cette « forme de protection sociale auto-organisée » par ses premiers bénéficiaires : la classe des travailleurs. Bien sûr ces arrachements collectifs n’ont pas duré. L’État a toujours fini par reprendre ce qu’il avait tièdement toléré en son sein. Quant aux sectateurs libéraux, ils n’ont jamais lâché sur l’essentiel : sanctuariser la machine à cash constituée par les honoraires médicaux, les cliniques privées, la rente pharmaceutique. On en passe. En 2023, la Sécu n’a plus rien à voir avec la Sociale. Elle est une hydre quasiment injoignable pour les assurés sociaux. Une infernale compilation de dispositifs numériques. Une matrice opérant un flicage social de plus en plus moléculaire. Et si je débarquais dans le bureau de Véro en lui lançant : « Et Véro, sais-tu que l’institution qui nous fait présentement croûter trouve son origine dans la Commune de Paris et la Résistance ? », il y a de fortes chances pour que ma collègue me considère comme un hurluberlu en pleine crise mystique et retourne boursoufler sa paupière devant ses myriades de tableaux Excel.

Pour comprendre le travail d’analyse de Nicolas Da Silva, il faut imaginer une frise historique ponctuée par des mouvements de balancier, tantôt à la main des travailleurs, tantôt à celle de l’État libéral, qui amorcent, déploient et reconfigurent des schémas de solidarité sociale. De la Révolution française à l’après-Seconde Guerre mondiale, on pourrait visualiser un continuum dans lequel les prolos issus de la révolution industrielle se débattent, inlassablement, pour instaurer des filets de sécurité censés permettre aux éjectés ou aux cassés du turbin de continuer à vivre dignement. Car, de l’Empire à la République, il est une constante : la santé des corvéables n’est pas une priorité des élites politiques. Quant aux hôpitaux, placés entre les mains charitables des cornettes, leur première mission n’est pas le soin, mais l’hébergement et la nourriture des indigents. Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour le début de leur médicalisation.

Depuis 1791, la loi Le Chapelier a enterré définitivement les corporations et interdit à la naissante classe ouvrière de créer quelque regroupement que ce soit pour faire valoir ses droits. Seules les sociétés de secours mutuel sont tolérées, tout en étant placées sous haute surveillance policière. Car si les mutuelles mettent en place une entraide bien commode – tout y est principalement financé par les cotisations ouvrières, l’État n’investissant que 10% de son PIB dans une embryonnaire politique sanitaire –, elles n’en demeurent pas moins suspectes d’être autant de foyers « d’apprentissage des codes et pratiques de la démocratie et de la citoyenneté ». C’est cette crainte des puissants d’une trop grande autonomie des classes laborieuses qui poussera l’État napoléonien du Second Empire à mettre la main sur une dynamique mutualiste jugée trop inquiétante. « Alors que les mutuelles sont des lieux de socialisation ouvrière potentiellement subversifs où se pense la transformation sociale par l’auto-organisation, écrit Nicolas Da Silva, il s’agit d’en faire des institutions intégrées à l’ordre social. […] Cette réappropriation étatique des combats ouvriers est un fil rouge des institutions de la protection santé au cours de l’histoire. »

La boucherie de 14-18 modifie brutalement la donne. Face à l’urgence sanitaire, l’État se fait alors social. Ce qui fait dire à l’auteur que l’État social est une production de la guerre totale. De prime abord, le lecteur bute sur cette jonction à allure d’oxymore. Par quel bizarre cheminement de la pensée peut-on lier dans un même élan guerre mondiale et santé publique ? Da Silva n’est pas un fat provocateur. Il est même maître de conférences en sciences économiques à la Sorbonne ; alors il s’explique. La guerre totale est cet enrégimentement de toute la société pour nourrir l’effort de guerre. La frontière entre le militaire et le civil est définitivement évacuée. La vaillance martiale impose au corps social d’être vigoureux et solidaire. La mystique patriotique veut des sujets prêts à mourir pour elle et à trucider en masse du fridolin. En échange de quoi, elle prendra soin des « gueules cassées », des veuves et des orphelins. « Paradoxalement, alors que l’État plonge la société dans la guerre totale, en multipliant les politiques sociales pour la gagner il apparaît comme un État social qui se soucie de sa population. Cependant, cette protection bien réelle est inséparable de l’action prédatrice de l’État. Il n’y a pas d’État social sans guerre totale. » Da Silva enfonce le clou.

L’entre-deux-guerres est une période pour le moins instable. Entre le pays à remettre debout, les secousses de la crise économique et les drapeaux rouges révolutionnaires, la Troisième République doit rassurer ses élites économiques et donner des gages à son cheptel de 40 millions d’âmes. Fin des années 20, c’est la promulgation des fameuses assurances sociales concernant la santé et la retraite. Si les travailleurs conservent le choix de la caisse à laquelle s’affilier, le principe de cotisation devient obligatoire. La doxa libérale survit à ce petit coup de canif, surtout que les médecins – un lobby pesant son poids de 170 représentants au Parlement entre 1920 et 1940 – restent libres de leurs honoraires. L’État et les forces du Capital sont un binôme pas toujours synchrone, mais qui sait rester d’accord sur l’essentiel : pour que les dividendes électoraux et financiers jutent tout leur nectar, il convient de stabiliser l’espace social. Dit autrement : « Pour se prémunir des désordres sociaux, l’État doit devenir social et assumer la nouvelle solidarité issue de la guerre. Il doit à ses citoyens la contrepartie de l’impôt du sang. »

Proto-macronisme

Le 15 mars 1944, le Conseil national de la Résistance se réunit en assemblée plénière. Il adopte sa fameuse plate-forme joliment nommée « Les jours heureux ». Chapitre II – petit b – alinéa 5, le texte prévoit l’adoption d’un « plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État » [1]. D’abord les intéressés puis l’État, l’ordre est important.

Début 1946, en l’espace de six mois, et ce dans un pays quasi exsangue, caisses primaires, régionales et nationale, sont mises sur pied. À la manœuvre : la CGT et le PCF sortis renforcés du second conflit mondial par leur part active à la Résistance. Faut dire que les rouges ont des appuis jusque dans les plus hautes instances décisionnaires : le ministre du Travail, Ambroise Croizat, est un des leurs. En 2016, le réalisateur Gilles Perret sortait La Sociale, documentaire dans lequel il rendait un émouvant hommage à ce forçat de la cause du peuple qu’était Croizat. Je me souviens être allé voir le film au cinoche. Quelques collègues étaient là. Perret aussi qui devait animer un débat après la projection. Dans la salle, perché tout en haut des rangées de fauteuils, j’ai rapidement repéré un cadre de la caisse. Seul et figé. Je n’ai jamais su s’il était là par réel intérêt pour le film ou pour rapporter à sa chefferie d’éventuelles prises de paroles dévoilant les arcanes pas toujours reluisants de l’intérieur de la taule Sécu.

« Le régime général s’inscrit dans les pas des grandes luttes pour la démocratisation depuis 1789, résume Nicolas Da Silva. Pour la première fois, la classe ouvrière organisée est en mesure de diriger une partie significative de l’activité économique du pays. » Un pactole estimé à 200 milliards de francs de l’époque. Aussi n’est-on pas surpris d’apprendre qu’à peine créée la Sécu est l’objet d’attaques tous azimuts qui ne cesseront, à vrai dire, jamais. Opérant de bien habiles déséquilibres financiers, les technocrates de l’État fabriquent dès le départ ce fameux « trou » dont la béance s’étendra au fil des décennies. Or Da Silva insiste : ce « trou » n’est rien d’autre qu’ « une construction politique ». Mieux : « Les déficits de la Sécurité sociale ne sont pas liés à une supposée mauvaise gestion mais aux crises du capitalisme et aux réponses politiques que l’État y apporte. » Mais rien à faire, la propagande tant étatiste que libérale a trouvé là un inépuisable credo : les travailleurs sont de piètres gestionnaires et des cotisants pas toujours honnêtes. En 1949, déjà !, les fondements des attaques anti-Sécu sont portés au sein de la représentation nationale : sus à la fraude et aux abus des assurés, attention au vieillissement de la population. En embuscade, le « mauvais pauvre » est toujours là, prêt à sucer le sang d’une Sécu incapable d’être efficace à cause de son « gigantisme ». Parmi les proto-macronistes de l’époque, on trouve quelques libéraux bien gratinés, à la manière de Pierre André, membre d’un éphémère Parti républicain de la liberté. Pour le député, l’obligation d’affiliation à la Sécu est « le contraire de l’émancipation, c’est un assujettissement, c’est d’ailleurs le terme qu’emploie la Sécurité sociale. Autrefois on était sujet du Roi de France, aujourd’hui, on est assujetti aux assurances sociales ». Et le même, bien en verve, de poursuivre : « Si l’Union européenne […] devenait une réalité, et si les barrières douanières tombaient, comment pourrions-nous aligner nos prix sur ceux de la concurrence étrangère, alors que les charges sociales chez nos voisins sont inférieures aux nôtres ? » On est fin des années 1940 ! Derrière leur vernis pseudo-innovant, les libéraux ne sont que des margoulins recyclant ad nauseam les mêmes vieux poncifs.

Gérer le cheptel

« L’histoire du régime général après 1946 est l’histoire d’un succès et d’une défaite. » Succès car « la classe ouvrière dirige une institution d’ampleur », défaite car l’État n’aura de cesse de reprendre aux ouvriers, au fil des décennies et de perfides réformes, ce qu’ils ont réussi à mettre en place. Ordonnances de 1967 offrant au patronat la parité avec les salariés dans les conseils d’administration, étatisation du financement de la Sécu avec la mise en place d’impôts : CSG en 1991, plan Juppé en 1996. « On passe d’une logique de réponse à des besoins à une logique d’adaptation à une contrainte budgétaire », résume Nicolas Da Silva. Depuis, la logique n’a cessé de se renforcer. En interne, notre obsessionnelle boussole s’appelle « gestion du risque ». Le risque, ce sont les assurés qui coûtent un « pognon de dingue » à la collectivité. Alors on dérembourse, on refout les malades au boulot, on incite les soignants à être plus « efficients », on missionne des cost-killers pour rendre l’hôpital performant (avec les résultats que l’on sait). Quitte à changer brutalement de braquet le temps de sauver les meubles de la bourrasque du Covid. D’un coup de baguette magique, l’argent magique fait son retour. Les radicalisés de l’orthodoxie budgétaire la mettent soudain en veilleuse, le temps d’imaginer un monde d’après avec retour des poissons dans les eaux de Venise. Alors le trou de la Sécu subit le sort de celui de la couche d’ozone. Disparu. Pfuit… Il reviendra, bien balèze, mais en attendant c’est open-bar pour les frais de santé. Entre dressage et cajoleries, serrage de ceinture et largesses pécuniaires, le cheptel saura s’y retrouver. Après tout, l’adaptation, même conjoncturelle, est un des piliers du néolibéralisme.

Ça c’était la face A du Covid. La face B a été celle d’une accélération de la bascule numérique. En interne, le déploiement du télétravail a fait perdre au collectif des salariés un peu plus de sa substance physique. Pour le public, et notamment sa partie la plus fragile regroupée sous l’étiquette d’« éloignés du numérique », c’est l’euphémisme déshumanisant et la douche froide. Les guichets de certains organismes ne sont plus accessibles que sur rendez-vous et pour certaines prestations. Les retoqués sachant manier la souris n’auront qu’à aller cliquer sur ameli.fr et causer avec les chatbots en espérant ne pas finir maboul au bout de dix minutes. Les autres se démerderont comme ils peuvent. Récemment, une vieille voisine est venue me voir affolée : depuis quelques temps, elle ne touchait plus un kopeck de remboursement. Impossible d’avoir la caisse au téléphone. Un répondeur tournait en une boucle sadique. Il m’a fallu mener une véritable investigation pour piger que la caisse lui retenait le cumul annuel de ses franchises médicales. Un cadeau de Sarko consolidé par les socialauds.


Le jour se lève définitivement dans mon burlingue. Je range La Bataille de la Sécu dans un tiroir. Je croise quelques collègues dans les couloirs. On se dit les banalités d’usage. Je m’imagine les convoquer en une agora spontanée et leur lire ce passage écrit par Nicolas Da Silva : « Avec sa réappropriation par l’État, le régime général devient étranger aux intéressés qui tendent à l’assimiler à une politique sociale comme une autre. La remise en cause du pouvoir des travailleurs implique une perte de connaissance de l’institution qui rend sa défense plus difficile d’un point de vue idéologique. Qui sait que le régime général de sécurité sociale était dirigé par des travailleurs ? ou que la sécurité sociale est aujourd’hui dans une excellente santé financière ? »

Augustin MARCADER

Notes :

[1] Voir, sur le sujet : « Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui », Les Jours heureux, La Découverte, 2010.

https://acontretemps.org/spip.php?article967

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