Entretien avec Romaric Godin
L’inflation exerce des effets très concrets sur notre quotidien, mais la compréhension de ses mécanismes reste peu accessible au profane. Une opacité qui profite aux élites politiques et économiques, bien contentes de pouvoir nous subjuguer par leurs analyses – et leurs remèdes « miracles ». Et pourtant, la crise que nous subissons découle de choix profondément politiques. C’est ce qu’explique Romaric Godin, journaliste économique à Mediapart.
Il faut bien l’admettre, l’économie ne nous passionne pas des masses. Les pages saumon du Figaro, c’est pas tellement pour nous, et on tourne volontiers le bouton quand la radio entonne les cours de la bourse – comme convaincus que ces histoires de fric, ça concerne surtout ceux qui en ont, du fric. Et pourtant. À bien y regarder, l’économie ne parle que de notre quotidien. Son objet, ce sont toutes ces activités qui occupent nos journées – quand on trime pour bouffer ou avoir un toit sur la tête, ou pour trouver des raisons de remettre ça le lendemain ; qu’on essaie de se repérer dans la forêt obscure des aumônes gouvernementales ; ou qu’on se lâche, « allez, c’est pas tous les jours », dans un petit resto de grillades ou sur une terrasse. Et quand on réfléchit politiquement à tout ça, la question de savoir qui domine et qui est dominé, qui est libre et qui ne l’est pas, appelle des réponses finalement assez simples.
Devant ces questions quotidiennes, le boulot des économistes, depuis le XVIIIe siècle, aura surtout consisté à interposer un épais brouillard théorique, qui a fini par nous les rendre à peu près incompréhensibles. L’économie comme « science » se fonde en somme sur l’idée que, dans toutes les sociétés, le fonctionnement de l’activité et la circulation de l’argent obéissent à des lois identiques. Au XIXe siècle, Marx a montré que ces pseudo-lois de l’économie avaient en réalité pour fonction de naturaliser les inégalités sociales. N’empêche : l’économie est devenue le langage du monde contemporain – autant dire que tout est fait pour que nous ne comprenions plus rien à la société dont nous faisons partie.
Et voilà qu’une nouvelle crise survient, une vraie, du genre de celles où les choses risquent de ne plus marcher du tout. Et voilà que, comme d’habitude, médias mainstream et gouvernements se sentant menacés par la populace, lui jettent le nuage d’encre de la nécessité économique. Si vous souffrez, c’est normal ; si nos politiques vous font souffrir encore davantage, laissez-nous faire, c’est pour votre bien. Mais, après des décennies de régression sociale, on ne nous la fait plus. Pour décortiquer les mécanismes à l’œuvre dans la crise actuelle, pas mieux donc qu’un journaliste économique comme Romaric Godin, de Mediapart, qui ne s’en laisse pas conter sur les causes réelles de la crise actuelle.
Entretien.
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On observe depuis longtemps un décalage entre l’inflation « ressentie » et les taux constatés par l’Insee. Pourquoi ?
« La mesure du niveau et de l’évolution des prix est difficile à réaliser, mais encore plus à interpréter correctement. Selon votre classe sociale, votre lieu de résidence ou vos choix personnels, votre “panier” de consommation moyen est différent. L’indice des prix à la consommation (voir encadré 1) est moins là pour traduire “votre” réalité personnelle qu’une moyenne globale pour l’ensemble de la consommation française. Mais construire cette moyenne suppose des choix en termes de pondération des différentes consommations. Ces choix sont nécessairement le fruit d’une certaine interprétation économique, et sont donc contestables.
Cela ne signifie pas que l’indice est “faux” ou fait l’objet de “manipulations”, mais qu’il est le fruit d’un rapport de forces social et économique qui donne une certaine “traduction” de la réalité. C’est sans doute pour cette raison qu’il ne serait pas inutile de disposer d’indices “concurrents” faisant l’objet d’autres choix. Dans les années 1970, par exemple, la CGT produisait son propre indice et fondait ses revendications sur lui. »
Comment s’explique l’augmentation des prix dans la crise actuelle ?
« La poussée inflationniste actuelle me semble relever d’un faisceau de causes profondes liées à un dysfonctionnement global du système économique. A priori, la hausse des prix s’explique par trois crises contemporaines dites “exogènes”, c’est-à-dire dont les origines sont extérieures au système économique : la crise sanitaire qui a perturbé des chaînes logistiques mondialisées, la crise géopolitique liée à la guerre en Ukraine qui prive progressivement l’économie d’une partie de ses ressources en matières premières, notamment énergétiques, et la crise écologique qui perturbe la production, par exemple de produits alimentaires.
Mais il est nécessaire d’aller plus loin : ces trois crises ne sont possibles que dans le cadre d’une évolution plus générale. Elles ne tombent pas du ciel : elles sont aussi le produit de dysfonctionnements du développement économique (voir encadré 2). La crise des chaînes logistiques traduit celle d’un système de production fragmenté et régi par le seul souci de la rentabilité immédiate. Les conflits géopolitiques sont aussi (certes, pas exclusivement) les produits des inégalités de développement et des exploitations de ces inégalités par certains régimes en place. Enfin, nul besoin d’expliquer en quoi la crise écologique est le produit de notre système économique. »
En même temps, la hausse des prix ne fait pas que des malheureux… On évoque beaucoup ces derniers temps les « superprofits » de certaines entreprises, qui profitent bien de la crise actuelle…
« Notre système économique se caractérise par l’existence de marchés en situation d’oligopole, aux mains de quelques entreprises en situation de rente ou de quasi-rente, et qui ne sont donc pas ou peu soumises à la concurrence (voir encadré 3). La libéralisation des années 1980-1990 a justement produit des concentrations dans certains secteurs, par exemple l’énergie ou le transport maritime, où l’on voit déjà que les profits de certaines entreprises augmentent fortement. Cela pourrait être suivi d’autres secteurs. Dans la dynamique actuelle de l’inflation, c’est bien la hausse des profits qui cause la hausse des prix. »
En l’état actuel des choses, quelles pourraient être les conséquences sur le quotidien de la population ?
« Les impacts sont déjà sensibles. La hausse des prix de l’énergie et de l’essence a commencé voici plus d’un an. Elle a dépassé en France les 20 % sur un an en août. Les produits alimentaires ont suivi : à la fin de l’année, selon l’Insee, la hausse devrait être de 12 % sur un an. Mais les biens manufacturés sont aussi touchés et leurs prix devraient augmenter de plus de 5 %, sur un an à la fin de l’année, avec des tensions plus fortes sur certains biens touchés par les pénuries. Les services sont pour l’instant, moins impactés (autour de 3,5 %) mais c’est une question de temps : pour produire ces services, il faut s’éclairer, se chauffer et disposer de biens manufacturés. Ces hausses de prix de production, renforcés par l’effet de rente décrit plus haut, devraient donc finir par jouer.
Qui sera le plus touché dans la population ? Ceux évidemment qui sont les plus fragiles et qui dépensent une grande partie de leurs revenus dans ces produits “essentiels” : chauffage, transports, alimentation. Certes, le Smic bénéficie d’une bonne protection contre l’inflation car il est réévalué en fonction de la hausse des prix. Mais cette indexation n’est pas immédiate et ne prend pas forcément en compte les logiques de la consommation des plus pauvres. Ainsi, le Smic devrait augmenter de 8 % sur un an au total à la fin de l’année, mais son “pouvoir d’achat” alimentaire aura reculé de 4 points.
« Qui sera le plus touché dans la population ? Ceux évidemment qui sont les plus fragiles. »
Il ne faut pas oublier ceux qui sont à temps partiel et ceux dont le salaire est légèrement au-dessus du Smic, qui ne voient pas leur niveau de vie garanti puisque les salaires réels (le “pouvoir d’achat”) reculent face à l’inflation. Eux seront les grands perdants de cette inflation parce qu’on leur a ôté toute protection contre la hausse des prix en leur faisant miroiter l’idée que la mondialisation pourrait tout fournir à bas prix. Comme l’inflation permet désormais aux entreprises de protéger leurs marges en jouant sur la valeur réelle du salaire, autrement dit la valeur effective de l’argent gagné par le travail, ces catégories de salariés jouent le rôle de variable d’ajustement et sont les premiers touchés. »
Smic, minima sociaux et retraites sont normalement réévalués chaque année en fonction de l’évolution des prix. Le gouvernement a récemment décidé de les revaloriser, mais à des taux inférieurs à celui de l’inflation réelle. Dans ces conditions, faut-il s’attendre à un appauvrissement progressif mais massif de la population ?
« Très clairement, le système économique réagit à l’inflation en faisant payer les ménages et en particulier les salariés. La baisse des revenus réels est considérable au premier semestre. Selon la Dares [Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques], les salaires réels ont reculé de 2,3 % entre janvier et mars et de 3 % entre avril et juillet. Cette perte n’est pas compensée par l’action du gouvernement. Ce dernier n’entend pas non plus sauvegarder la valeur réelle des salaires parce qu’il prétend craindre une “boucle salaire-prix” où la hausse des salaires viendrait alimenter celle des prix, ce qui, selon la doctrine économique orthodoxe (voir encadré 4), serait la vraie cause d’une dynamique inflationniste. Mais c’est ridicule : les salaires réels s’effondrent et l’inflation reste forte.
« Sans lutte, le choc s’annonce terrible »
Au niveau mondial, il semble que la baisse du salaire réel soit beaucoup plus forte que dans les années 1970 et donc inédite depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette baisse devrait induire une baisse de la consommation, d’autant qu’engoncées dans leurs doctrines monétaristes, les banques centrales augmentent les taux d’intérêt et réduisent donc les possibilités de financement des particuliers et des entreprises. Une récession, c’est-à-dire une baisse prolongée de l’activité économique, est inévitable, et va encore appauvrir les travailleurs. »
Concernant le privé, le gouvernement s’en remet à la générosité des employeurs. De quels leviers disposent les salariés pour garantir leurs moyens de subsistance ?
« Comme on vient de le souligner, l’inflation est toujours et partout conditionnée par la redistribution. C’est donc fondamentalement une question de lutte de classes. La question centrale, lorsque les prix montent, est de savoir qui va payer ce surcoût. Les structures institutionnelles jouent leur rôle, mais c’est principalement le rapport de forces qui agit, car c’est aussi lui qui produit les institutions. La réponse est donc simple : le seul levier, c’est la lutte, dans les entreprises et les institutions, pour obtenir une autre répartition de ce coût inflationniste – autrement dit, que ce coût soit assumé par le capital et non par les travailleurs. Il faut que les salariés se réapproprient cette idée, même si les temps sont durs et rendent le coût des grèves très lourd. Sans lutte, le choc s’annonce terrible. Sachant que la contestation doit aussi se jouer à un niveau supérieur puisque cette crise, comme on l’a vu, est une crise systémique : ce doit être aussi l’occasion de réfléchir au système productif dans son ensemble. »
La hausse de l’inflation coïncide avec un taux de chômage particulièrement bas. Dans certains secteurs, les employeurs se plaignent d’ailleurs d’une pénurie de main-d’œuvre. Pourtant, les salaires n’augmentent pas significativement. Pourquoi ?
« Selon la lecture des économistes orthodoxes, le plein-emploi et les pénuries de main-d’œuvre devraient renforcer le rapport de forces en faveur des salariés. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Comme toujours lorsque la réalité ne leur donne pas raison, ces économistes appellent à la patience : ça va venir, les salaires vont remonter. Mon opinion est différente. Je pense que la baisse continue de la productivité depuis des années est structurelle et qu’elle est un trait du capitalisme contemporain.
Les raisons en sont complexes et très discutées par les économistes. La faiblesse structurelle de l’investissement productif y est pour beaucoup, mais il faut aussi constater que la révolution technologique issue de l’informatique et d’Internet n’a pas débouché sur les gains de productivité promis : une heure de travail ne produit pas significativement plus de richesses qu’avant. Or, c’est un point essentiel. Pour dégager de la plus-value, il n’y a schématiquement que deux options : baisser le coût du travail ou augmenter les gains de productivité. Lorsque cette dernière option est de plus en plus difficile, la pression sur le travail s’accroît logiquement et le capital refuse en conséquence les hausses de salaires réels pour préserver ses profits.
Cela a des effets concrets évidents : une grande partie des emplois créés le sont ainsi dans les services à la personne ou aux collectivités, où il est difficile de faire plus en moins de temps. Pour être aussi rentable que l’exige le capital, la seule solution est alors de pressurer les salaires et les conditions de travail. On créé donc beaucoup d’emplois, mais de qualité médiocre (en termes de salaires et de conditions de travail). Dès lors, faire pression pour obtenir un salaire plus élevé est difficile. C’est pour cette raison que l’on est dans ce paradoxe : alors qu’il y a pénurie d’emplois, ceux disponibles sont peu attractifs, sans hausses de salaires. C’est aussi pour cette raison que le patronat fait pression pour contraindre les chômeurs indemnisés à accepter les emplois dans les conditions fixés par le capital avec l’assurance-chômage. »
Outre les classes populaires, l’inflation constitue également une menace pour les possédants et les investisseurs. Existe-t-il un scénario où les classes supérieures auraient provisoirement « intérêt » à une redistribution plus équitable des richesses ?
« Je ne le crois pas. L’inflation est potentiellement une menace pour le système financier et les rentiers, c’est vrai, dans la mesure où elle érode progressivement la valeur du patrimoine financier détenu par les investisseurs. Mais la réaction des banques centrales (la hausse du taux d’intérêt) montre aussi leur volonté de préserver la valeur réelle de ce patrimoine. Il ne faut pas oublier que, depuis 2008, les États interviennent activement pour préserver le système financier et, plus généralement, le camp du capital. Grâce aux aides de l’État, jamais les entreprises françaises n’ont été aussi rentables qu’après la crise sanitaire, à la mi-2021.
« Attendre d’un système comme le nôtre qu’il produise de la “sobriété” est juste une blague »
Au reste, ce qui se dessine en ce moment, c’est bien plutôt une crise inflationniste qui sera payée par les ménages, et en particulier les plus modestes, afin de préserver la rentabilité des entreprises et la valeur des dettes détenues par les grands investisseurs. Dans un contexte de faible productivité structurelle, la redistribution des richesses induit une pression à la baisse sur la rentabilité du capital qui est inacceptable. Le capital joue alors régulièrement sur le chantage à l’emploi pour obtenir des soutiens monétaires et des politiques qui lui sont favorables. Et l’État suit. C’est ce qui me fait dire que la logique néolibérale, quand bien même elle prendrait une nouvelle forme, est loin d’être morte. »
Historiquement, quelles réponses ont été apportées aux différentes crises inflationnistes ? Quelles mesures permettraient aujourd’hui de freiner la crise actuelle, et quelles seraient leurs conséquences pour la population ?
« L’inflation actuelle est très particulière, il n’est pas certain qu’elle puisse s’identifier à d’autres périodes, même si elle présente des similitudes avec les tensions intervenues après les deux guerres mondiales. A priori, la question centrale est celle de la transmission de la hausse des prix de l’énergie à d’autres secteurs. Ce phénomène, on l’a vu, a commencé et s’appuie sur l’existence, dans toute l’économie, de rentes.
Dans ces conditions, la réponse qui se profile aujourd’hui est effrayante pour la population générale : c’est celle de la récession causée par la “lutte contre l’inflation”, autrement dit par la baisse des salaires réels et la hausse des taux. Or ces actions ne règlent pas les problèmes de fond : le caractère oligopolistique de l’économie, la baisse structurelle des gains de productivité, les trois crises que l’on a identifiées.
La bonne réponse est ailleurs : elle consiste à “réarmer” les travailleurs pour leur permettre de défendre leur niveau de vie, à désarmer le capital par des nationalisations et des taxes sur les profiteurs d’inflation, et enfin, à organiser au mieux les ressources dont on peut disposer pour préserver l’essentiel par des systèmes de planification et de rationnement. Attendre d’un système comme le nôtre qu’il produise de la “sobriété” est juste une blague. Lorsque l’énergie manque et que les ressources sont rares, il faut en organiser démocratiquement les usages par une réflexion réaliste sur ce que l’on produit, comment on le produit et pourquoi on le produit. »
Propos recueillis par Laurent Perez
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1 – Indice des prix à la consommation, quesaco ?
Pour mesurer l’inflation, l’Insee surveille en permanence l’évolution du prix d’environ 200 000 produits, un « panier » supposé représentatif de la consommation des Français. Mais le « Français moyen » dont cet indice décrit la consommation, il n’existe pas : la baisse du prix des équipements audiovisuels et leur montée en gamme sur le long terme n’ont pas la même signification selon qu’on gagne 800 ou 3 000 euros par mois. Pour connaître en particulier l’impact de la hausse des prix sur les classes populaires qui la subissent de plein fouet, on manque de billes. Le « panier » de l’Insee tend ainsi à sous-estimer le rôle du logement, qui n’est pris en compte qu’à hauteur de 13,5 %, alors que, pour le quart le plus pauvre de la population, il représente en moyenne un tiers des revenus, aides déduites.
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2 – une crise structurelle
Le Covid et la guerre en Ukraine ont mis en évidence des fragilités structurelles du capitalisme contemporain.
D’abord, l’interruption ou le ralentissement des chaînes logistiques ont révélé notre dépendance à des productions lointaines : on a ainsi beaucoup parlé de la pénurie de matériaux semi-conducteurs, indispensables à la fabrication des puces électroniques, et dont la production est largement concentrée en Chine, à Taïwan et en Corée du Sud. Les approvisionnements en matières premières (du riz au pétrole, en passant par le gaz naturel et le maïs) ont subi les mêmes contraintes. Enfin, la crise écologique, entre sécheresses, inondations et bétonisation, impacte les productions agricoles – comme les maraîchers européens ont pu l’expérimenter pendant la canicule de cet été.
Point commun de ces différentes crises, la mondialisation de la production à des fins de rentabilité. Si en France le prix de l’huile explose et que la moutarde a disparu des rayons, c’est tout simplement parce que nous dépendons du tournesol ukrainien et russe et des graines de moutarde canadiennes, frappées par la sécheresse. Cette situation est le résultat de choix politiques privilégiant la rentabilité immédiate – quitte à démembrer les chaînes de production sur tous les continents pour acheter chacun de ses éléments le moins cher possible à l’instant t – sur la durabilité des filières.
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3 – Le monde imaginaire du monétarisme
La politique des gouvernements et des banques centrales obéit à la doctrine économique qui nous met dans la merde : le monétarisme. Initié par l’économiste américain Milton Friedman (1912-2006), dominant depuis la crise des années 1970, le monétarisme rejette par principe toute intervention des États dans l’économie, supposée se réguler d’elle-même comme une mécanique parfaite, indifférente au sort des humains qui la composent. Selon le monétarisme, les banques centrales (qui exécutent la politique des États dans le domaine monétaire) ont d’abord pour rôle d’assurer la stabilité des prix, garante du fonctionnement de l’économie. Fidèle à la « théorie quantitative de la monnaie », selon laquelle l’augmentation de la monnaie en circulation causerait nécessairement l’inflation, il préconise de limiter au maximum les émissions de monnaie, c’est-à-dire les injections d’argent dans l’économie.
Comment ça ? Pour créer de la monnaie, les banques centrales fabriquent des pièces et des billets – mais ceux-ci ne représentent qu’une petite partie de la monnaie en circulation (dans la zone euro, moins de 10 %). En effet, la plus grande partie de la monnaie est créée par les banques privées, à chaque fois qu’elles accordent un crédit, par un simple jeu d’écriture – aux conséquences bien réelles. Or, la quantité de crédits que distribuent les banques privées dépend des taux d’intérêt définis par les banques centrales en fonction de la politique qu’elles entendent mener.
Les taux d’intérêt indiquent à la fois la rentabilité du capital placé (sur un livret d’épargne comme sur un compte de la Banque centrale européenne) et le coût des emprunts des entreprises et des particuliers. Si les taux d’intérêt sont bas, comme ça a été le cas dans les dernières décennies, les banques préfèrent prêter de l’argent plutôt que de le placer, et elles y parviennent d’autant mieux que les emprunteurs jouissent de conditions plus favorables : ça ne leur coûte pas cher d’emprunter à la banque centrale, donc elles octroient aux emprunteurs, entreprises comme particuliers, des prêts bon marché. En revanche, si les taux d’intérêt sont élevés – et ils connaissent ces derniers mois une augmentation spectaculaire – les conditions sont plus difficiles pour les emprunteurs et les banques ont davantage intérêt à garder leurs capitaux au chaud pour les voir fructifier sans risque.
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Comme nous le disions, selon le monétarisme l’augmentation de la monnaie en circulation favorise l’inflation. Dans cette logique, voici comment les choses se passent : si les gens et les entreprises obtiennent des crédits plus facilement, ils disposent de davantage d’argent pour investir et la concurrence entre acheteurs entraîne une hausse des prix. Si les prix augmentent, les entreprises augmentent leurs bénéfices : les affaires sont bonnes, donc l’activité économique augmente. Qui dit plus d’activité dit moins de chômage : la raréfaction de la main-d’œuvre entraîne une hausse des salaires. Pour compenser, les entreprises doivent augmenter leur prix, et le cycle recommence. C’est ce que les économistes appellent la « boucle salaires-prix », élément moteur de la « surchauffe » de l’économie.
Le risque ? D’abord, une explosion de l’inflation, qui désorganiserait la vie économique et éroderait la valeur de l’épargne. Ensuite, la formation de « bulles ». Dans l’histoire, quand des investisseurs sont pleins de pognon dont ils ne savent pas quoi faire, ils se mettent parfois à spéculer sur un produit dont ils s’imaginent qu’il va prendre de la valeur. Tant que les spéculateurs y croient, les prix montent. Mais si le doute s’installe, patatras, tout le monde vend et tout le monde est ruiné : les spéculateurs, les banques qui leur ont prêté du blé, les particuliers qui ont placé leurs économies dans ces banques. Depuis la crise des subprimes en 2009, la création monétaire des banques centrales a massivement alimenté la spéculation immobilière par le biais des crédits. Conséquence : le prix du logement explose et les rentiers se goinfrent… Jusqu’au jour où les particuliers ne pourront plus du tout suivre, ce qui sera la preuve que la valeur des biens est surestimée. Vous avez dit bulle ?
La solution contre la surchauffe, les bulles, l’inflation ? D’après le monétarisme : fermer le robinet à pognon, en augmentant les taux. L’argent est moins disponible, les entreprises sont obligées de baisser leurs prix, l’activité économique ralentit, le chômage augmente, les salaires baissent – au risque d’un effondrement de l’économie. Qui ne signifierait pas forcément, ne rêvons pas, celui du capitalisme.
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4 – Oligopoles & petits arrangements entre amis
Lorsqu’un marché se trouve concentré aux mains d’un tout petit nombre d’entreprises, la concurrence entre elles joue très peu et elles se retrouvent en situation de rente : elles se contentent d’engranger le pognon sans risque, en fixant les prix à leur guise (quand elles ne s’entendent pas entre elles pour les tirer à la hausse). On se trouve alors en situation d’oligopole. La téléphonie mobile, l’industrie automobile ou l’industrie pharmaceutique sont des exemples de marchés oligopolistiques.
Dans la dernière décennie, les « méga-fusions » d’entreprises internationales ont considérablement aggravé ce phénomène. Quand Bayer (n°8 mondial de la pharmacie) rachète le chimiste Monsanto, leader mondial de l’agrochimie, le jeu de la concurrence est quelque peu compromis… Dans certains secteurs, cette concentration devient critique : quatre entreprises (MSC, Maersk, Cosco et la Marseillaise CMA CGM) se partagent aujourd’hui 85 % du transport maritime. Lorsque cette situation de rente se conjugue avec une pénurie, c’est le jackpot : les grandes entreprises du secteur de l’énergie connaissent actuellement des profits record.
Cet article a été publié dans
CQFD n°213 (octobre 2022)
Dans ce numéro, un dossier sur l’inflation : « Les poches vides & la rage au ventre ». Mais aussi un appel à soutien, l’audacieuse tentative de la Quadrature du Net qui cherche à faire interdire la vidéosurveillance partout en France, un reportage dans une bourgade portugaise en lutte pour préserver des terres collectives face à une mine de lithium, une analyse sur l’Italie postfasciste…
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