Crise énergétique
26 octobre 2022 par Nolwenn Weiler
Pourquoi le marché plombe-t-il les prix de l’électricité et comment en sortir ? Entretien avec Anne Debrégéas, économiste de l’énergie, porte-parole du syndicat Sud-Énergie
Publié dans Écologie
Basta! : Avec la guerre en Ukraine et les tensions autour des approvisionnements en gaz, le grand public a découvert, fort étonné, que le prix de l’électricité dépendait des cours mondiaux du gaz. Comment est-ce possible ? A fortiori en France où l’essentiel de la production électrique est d’origine nucléaire ?
Anne Debrégéas : Pour comprendre, il faut revenir sur la manière dont est fixé le prix de l’électricité. Pour produire de l’électricité, on a des coûts fixes – frais de construction des centrales, frais de raccordement et d’entretien qui doivent être assumés, que la centrale produise ou pas – et des coûts variables, qui s’y ajoutent. C’est essentiellement le coût des combustibles, mais également d’autres coûts comme le « coût du CO2 » (qui pénalise les types d’énergies les plus fortement émettrices de gaz à effet de serre).
Pour fournir l’électricité correspondant à la consommation, les producteurs « appellent » en premier lieu les centrales qui leur coûtent le moins cher en termes de « coût variable », en l’occurrence les énergies renouvelables. Viennent ensuite le nucléaire, puis les centrales à base de combustible fossile, dans un ordre qui dépend des cours des différents combustibles, actuellement le charbon puis le gaz, et si nécessaire, le fioul. Et pour chaque filière, les centrales les plus efficaces sont appelées en premier : ainsi les centrales à cycle combiné gaz (CCG) sont appelées avant les turbines à gaz dont le rendement est moins bon.
Or, le prix du marché est fixé en fonction du coût variable de la centrale la plus chère disponible au niveau européen pour produire une unité (un MWh) supplémentaire, c’est-à-dire le plus souvent une centrale à gaz, même si elle n’entre que pour une faible part dans la production totale d’électricité. C’est ce qu’on appelle le coût marginal, soit le coût d’une production supplémentaire d’un MWh. C’est pourquoi le prix de l’électricité est extrêmement dépendant du cours du gaz, qui a beaucoup augmenté ces derniers mois.
Quelles sont les raisons de cette augmentation des cours du gaz ?
Cela s’est fait en plusieurs phases. Il y a eu une augmentation de la demande après le Covid, au printemps 2021, notamment en Asie ; et des problèmes techniques du côté des moyens de production, également liés au Covid, notamment en Norvège. Ensuite, les acteurs gaziers n’ont pas suffisamment rempli les stocks de gaz avant l’hiver, dans une gestion spéculative de court terme, et pour le gazier russe Gazprom en prévision des tensions géostratégiques à venir. Il y a aussi eu les problèmes et conflits autour du gazoduc Nord Stream 2, qui relie la Russie à l’Allemagne en passant sous la mer Baltique. Et enfin, la guerre en Ukraine, qui a tout fait flamber à partir de février 2022. L’Europe a dû mettre en service aussi vite que possible des terminaux méthaniers permettant de faire venir du gaz liquéfié par bateau, en provenance par exemple du Qatar ou des États-Unis (gaz de schiste). On arrive à des prix de marché qui ont dépassé 1000 euros le MWh cet été et qui sont aujourd’hui aux alentours de 500 ou 600 euros le MWh, soit une multiplication par 10 à 20 par rapport aux prix d’avant la crise !
Ces prix n’ont rien à voir avec les coûts de production de l’électricité en Europe, et encore moins en France même si ceux-ci ont augmenté ces derniers mois…
Effectivement. En France, en 2021, le coût de production du MWh a augmenté d’environ 4 %, pour atteindre environ 60 euros/MWh. En 2022, l’augmentation du coût de production a été bien supérieure. D’une part parce que le parc nucléaire ne produit pas du tout ce qu’il devrait produire – beaucoup de centrales sont à l’arrêt – et d’autre part parce que la production hydroélectrique est également en forte baisse cette année, du fait de la sécheresse. Nos centrales à gaz, bien que pénalisées par un coût du gaz très élevé, ont tourné davantage et la France a également dû importer davantage d’électricité au prix du marché, qui a explosé. En conséquence, le coût de production de l’électricité consommée en France en 2022 aura probablement plus ou moins doublé, mais nous ne disposons pas encore de toutes les données. On reste cependant loin du prix de vente, à 500 ou 600 euros le MWh !
« Ces fortes variations de prix menacent le budget des ménages et des communes, la survie des entreprises et la capacité des consommateurs à investir dans l’isolation »
Selon la théorie ultralibérale de l’Union européenne (UE), ces prix de marché, très volatils, devraient être parfaitement reportés dans les factures des usagers. La Commission européenne a ainsi imposé à tous les fournisseurs de proposer à ses clients une offre en tarification dynamique, qui reflète le plus possible, jour par jour, voire heure par heure, les prix de marché. C’est ce type d’offres qui a conduit des familles texanes à se retrouver avec des factures à plusieurs milliers de dollars, à la suite d’un épisode de grand froid dramatique durant l’hiver 2020-2021. C’est également ce qui a conduit les consommateurs espagnols à voir leurs factures augmenter très vite, dès l’été 2021, à la suite de l’envolée du prix du gaz. Très bonne élève de l’UE, l’Espagne avait appliqué des tarifications reflétant très bien les prix de marché. « L’exception ibérique », qui a conduit l’Espagne et le Portugal à obtenir une dérogation au marché, ne provenait pas du tout de leur situation moins bien interconnectée au réseau européen ni à la part de renouvelables dans leur parc de production, comme cela a été dit, mais bien de choix politiques.
Ces fortes variations de prix menacent le budget des ménages et des communes, la survie des entreprises et la capacité de tous les consommateurs à investir en faveur de la réduction de la consommation et de la décarbonation, notamment par l’isolation des bâtiments ou l’électrification de procédés industriels et des usages résidentiels.
Face à ces variations, il existe le tarif « réglementé », c’est-à-dire en partie encadré par l’État. Comment protège-t-il les particuliers ?
Avant l’ouverture des marchés au début des années 2000, il n’y avait qu’une seule grille tarifaire pour tout le monde, basée sur le coût de production de l’électricité en France. Cette grille se déclinait en différents tarifs selon les niveaux de consommation, la répartition de la consommation dans la journée (notamment la part de consommation aux heures de forte tension, dites « heures pleines ») et la capacité de baisser la consommation certains jours (option Tempo). Depuis 2015, seuls les particuliers, les toutes petites entreprises et les toutes petites collectivités peuvent encore en bénéficier. Donc les autres sont exposés de plein fouet au marché.
Certaines communes ont vu leurs factures multipliées par quatre, voire dix et certaines entreprises, également. Par ailleurs, le tarif réglementé qui subsiste pour les particuliers, les toutes petites entreprises et les communes a été dénaturé. Son mode de calcul a été modifié dans le but de favoriser la concurrence. Même le tarif réglementé se trouve ainsi partiellement indexé sur les prix de marché ! Dénaturé, inaccessible pour une catégorie de consommateurs, il protège donc de manière insuffisante. De plus, il est appelé à disparaître à terme, tout comme le tarif réglementé du gaz qui s’éteindra en juillet prochain, malgré la crise.
Vous dites que la concurrence, indispensable selon l’UE et le gouvernement français est « impossible » dans le secteur électrique. Pourquoi ?
Qu’est-ce qu’un système électrique ? Un réseau et des centrales de production. Tout le monde s’accorde pour dire qu’il n’y a pas de concurrence possible sur les réseaux. Que c’est un monopole naturel, avec essentiellement des coûts fixes. Une fois que les lignes sont construites, qu’elles servent ou pas, cela ne change rien en termes de coût. Personne ne pense pour le moment que ce serait malin de construire plus de lignes qu’il n’en faut pour ensuite les mettre en concurrence.
Même chose pour les centrales de production. Ce qui coûte, c’est essentiellement d’investir dans des centrales qui vont durer plusieurs décennies. Donc, c’est une vue de l’esprit que d’imaginer qu’on va construire plus de centrales qu’il n’en faut pour ensuite les mettre en concurrence. Ce serait un délire économique et écologique. Seul l’État est à même de planifier les investissements nécessaires pour que, même en pic de demande, on ait suffisamment de production pour satisfaire tout le monde.
Il faut en plus une parfaite correspondance entre la production et la consommation alors même que ladite consommation est difficile à prévoir, car elle dépend beaucoup de la météo, de même que la production. Ajoutons que l’on a peu de moyens pour stocker. L’équilibre parfait entre consommation et production, indispensable pour ne pas aller au black-out, est donc très compliqué à maintenir et exige d’utiliser la complémentarité de chaque centrale (certaines sont plus adaptées pour fonctionner de manière régulière toute l’année, d’autres sont plus flexibles, mais plus chères, etc.). On imagine difficilement une entreprise privée gérer cette complexité.
On entend bien sûr des gens nous dire que l’on peut introduire de la concurrence dans la production d’électricité, mais il s’agit en fait de délégation de service public. C’est toujours l’État qui planifie combien on doit construire de centrales nucléaires, ou de centrales renouvelables. Ensuite, il fait un appel d’offres et là, on a des entreprises privées qui se font concurrence. Mais c’est en amont du système de production. Une fois qu’elles ont gagné l’appel d’offres, elles ont un prix d’achat de l’électricité garanti sur la durée de vie de la centrale.
« Le fournisseur ne peut pas choisir son électricité, c’est la même pour tout le monde. Il met juste son logo sur la facture »
Ce développement du parc de production par planification et rémunération par des mécanismes hors marché basés sur des rémunérations garanties par l’État a toujours existé en France, à l’exception près du développement des cycles combinés gaz (CCG) pendant une courte période, peu avant 2008 : les investissements ont été guidés par le marché, avec une rémunération basée sur les prix de marché. Mais l’effondrement qui a suivi de ces prix de marché a provoqué des difficultés financières et des mises sous cocon, obligeant l’État à intervenir et mettant fin à cette seule expérience d’investissement piloté par le marché.
Hormis cette exception, le parc historique (principalement nucléaire et hydraulique) a été développé par le monopole public sur décision et financement publics. Il est d’ailleurs regrettable que ce parc largement amorti vende aujourd’hui une partie de son électricité sur les marchés, engendrant des surrémunérations très importantes dont une partie revient aux actionnaires des entreprises productrices au détriment des consommateurs.
Devant l’impossibilité d’introduire la concurrence dans la production d’électricité et les réseaux de distribution, ses partisans l’ont fait dans la commercialisation de l’électricité qui ne représente qu’une toute petite partie du coût final et qui est factice, dites-vous. Pourquoi ?
Pourquoi factice ? Parce qu’il n’y a pas vraiment d’activité de vente de l’électricité. Dans l’alimentaire, on peut avoir des entreprises qui sont des détaillants, qui vont aller chercher la nourriture, la transporter, la « packager », etc. En électricité, cela ne marche pas du tout comme ça. Le fournisseur, il ne peut pas choisir son électricité, c’est la même pour tout le monde. Il ne peut même pas dire : telle centrale va alimenter tel client. Il ne la transporte pas non plus, ne la distribue pas, il ne la stocke pas. Il ne compte même pas combien son client a consommé, c’est Enedis (le gestionnaire du réseau de distribution) qui le fait. Donc, finalement, le fournisseur ne fait rien du tout. Il met juste son logo sur la facture.
Aujourd’hui, la seule différence entre les fournisseurs, c’est le prix, car plus personne ne croit à la promesse des « offres vertes ». La décision d’avoir plus ou moins d’énergies renouvelables, cela se fait au moment où on investit dans le parc, pas une fois que le parc est construit. Et ce ne sont pas des tarifs différenciés d’achat de l’électricité qui vont permettre d’investir significativement dans des moyens de production : ce sont des décisions politiques, au travers de la planification et des mécanismes de tarif d’achat garanti. Ces décisions devraient être davantage contrôlées par les citoyens, par exemple par un vote sur le scénario énergétique mis en œuvre (définissant la part des différentes énergies), mais cela ne peut pas se faire par le marché.
Pour quelles raisons le gouvernement, et l’Europe, sont-ils si attachés alors à ce système de faux-semblant qui n’a pas l’air de fonctionner ?
C’est du pur dogmatisme. Ils ne veulent pas sortir du marché. Ni admettre que la concurrence n’est pas possible en électricité, et qu’elle ne sert à rien, et surtout pas à faire baisser les prix. Pourtant, ils reconnaissent aujourd’hui que ce système est absurde. Notre ministre de l’Économie Bruno Le Maire a, semble-t-il, découvert il y a un an qu’il était aberrant que le prix du gaz détermine le prix de l’électricité [1]. Emmanuel Macron a dit la même chose en juin dernier, lors du G7 qui s’est tenu en Bavière. Plusieurs pays qui disaient que le marché fonctionnait très bien, comme l’Allemagne ou l’Autriche, commencent à reconnaître qu’il y a de très gros problèmes. Même Ursula Von der Leyen, la présidente de la commission a dit que cela ne fonctionnait plus – comme si cela avait déjà fonctionné ! – et qu’il fallait donc une réforme en profondeur.
« Les consommateurs, les grandes entreprises, et même le Medef, demandent un coût fixe et stable, et de la visibilité »
De plus en plus de gens disent que le prix de marché ne peut pas servir à rémunérer les moyens de production, car ils sont trop volatils. Mais rien ne bouge, car ils ne veulent pas sortir du marché. Ils essaient donc de faire des bidouilles pour garder ce prix de marché complètement aberrant en plafonnant par exemple la partie du gaz qui sert à produire de l’électricité. Des mécanismes complexes, difficiles à appliquer, auxquels personne ne comprend rien et qui ne vont pas résoudre durablement le problème. Au mieux, ce sera « moins pire » qu’actuellement, mais on ne peut pas s’en contenter !
Que faudrait-il faire, alors, pour calculer le prix de l’électricité ?
Tout ce que demandent les consommateurs, y compris les grandes entreprises et même le Medef, c’est un coût fixe et stable, et de la visibilité. Il faut donc revenir à une grille tarifaire basée sur les coûts de production. C’est la seule manière de garantir les investissements que l’on fait et d’assurer une équité de traitement des consommateurs. Avec les marchés, chacun se débrouille seul avec ses fournisseurs, certains payent plus cher que d’autres. C’est invraisemblable pour un bien commun.
La mise en place d’une grille tarifaire n’empêche pas d’avoir des objectifs écologiques et sociaux. On peut décider que l’on va pénaliser les fortes consommations et donner de la gratuité pour les premiers usages par exemple.
Est-ce possible d’adopter cette stratégie rapidement ?
Bien sûr. L’idéal ce serait de dire : on sort du marché à la maille européenne et on met en place un opérateur public qui exploite le système européen comme faisait EDF à la maille française. Mais il faut convaincre tous les pays. En attendant, la France peut d’ores et déjà décider d’avoir un seul acteur public avec des tarifs basés sur les coûts de production. Cet acteur public peut très bien s’intégrer dans le marché européen : les bourses européennes verront l’acteur public comme elles voient aujourd’hui plein d’acteurs privés ou partiellement publics et on continuera à payer nos interconnexions au prix du marché si on n’arrive pas à faire mieux. Cela ne remet pas du tout en cause le fonctionnement des autres. C’est possible techniquement, relativement simple à mettre en place, et l’efficacité est garantie.
N’est-ce pas contraire aux textes européens ?
Si. Car ces textes disent qu’il doit y avoir la concurrence au niveau des fournisseurs, et que les prix de marché sont obligatoires. Les directives relatives à la libéralisation du secteur de l’électricité et du gaz sont clairement antinomiques avec le principe d’un monopole public dans le secteur électrique. Mais en ce moment, il y a sans arrêt des dérogations parce que tout le monde voit bien que ça ne marche pas. Donc, c’est peut-être le bon moment pour dire : les textes, ça ne marche pas donc nous on fait autrement. Cela n’engage à rien pour les autres, cela ne change en rien nos modes d’échanges avec les autres, cela ne va pas changer la solidarité européenne, mais chez nous, cela va protéger les consommateurs de prix complètement aberrants et favoriser l’investissement dans la transition énergétique. Qu’est-ce qui va se passer si on fait ça ? Pas grand-chose, me semble-t-il…
Notre ministre de la Transition énergétique, Agnès Panier-Runacher, mais elle n’est pas la seule, dit que cette sortie du marché européen est impossible, car cela reviendrait à se passer de la solidarité européenne, c’est-à-dire des importations d’électricité dont nous avons besoin. Qu’en pensez-vous ?
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Je trouve cela honteux. Soit notre ministre ne comprend rien au système électrique, soit elle ment sciemment. Sortir du marché européen ne remet pas en cause les échanges transfrontaliers avec nos voisins européens. D’ailleurs, ces interconnexions sont bien antérieures à la mise en place des marchés et la France n’a pas connu d’évolution significative des volumes exportés depuis l’ouverture des marchés. L’interconnexion physique, c’est-à-dire le développement ou le renforcement de lignes transfrontalières, est déterminée en fonction des coûts du système électrique et non des prix de marché, impossibles à estimer sur des horizons de plusieurs décennies.
Les 13 et 14 septembre dernier, des députés de la NUPES ont interpellé le gouvernement sur ce point, pour demander si revenir à un système public remettrait, ou pas, en cause le système européen. Ils ont refusé de répondre. Nos entreprises EDF et RTE pourraient dire, elles aussi, que ce n’est pas vrai. Mais tout le monde se tait. Sur cette question du marché de l’électricité, il y a les intérêts privés d’entreprises comme TotalEnergie qui se rémunèrent grassement, mais il y a aussi une sorte d’autocensure à tous les niveaux. On est face à une montagne. Tout se passe dans l’ombre. Ce sont des négociations européennes, on ne sait jamais clairement quelle position la France va défendre, on peut encore moins en débattre. C’est incroyable !
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Photo : ©Laurent Guizard, Paluel, hiver 2022.
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