Mépris
3 octobre 2022 par Benoît Collet
En Lorraine, 20 000 anciens mineurs sont encore en vie, mais une grande majorité souffre de maladies pulmonaires et de cancers liés à des expositions à la silice ou l’amiante. Ils peinent à obtenir réparation de leur ancien employeur, l’État.
Publié dans Société
Dans une maison de ville aux murs défraîchis, à Freyming-Merlebach, au cœur de l’ancien bassin houiller mosellan, des retraités du syndicat de mineurs CFDT de Moselle reçoivent chaque mardi et jeudi matin d’anciens collègues, avant de conclure parfois sur un couscous à midi. Tous ou presque sont malades de leur travail passé. Des poumons bien sûr. Mais aussi de nombreux cancers : de la peau, des reins, de la vessie, du sang…
Dans les mines, les poussières de silice n’ont pas été les seules tueuses. L’amiante, les hydrocarbures aromatiques polycycliques et les solvants cancérogènes font encore des ravages. Si la reconnaissance de l’origine professionnelle des silicoses est acquise en France depuis 1945 – une reconnaissance déjà tardive pour l’époque –, pour les autres produits toxiques, 77 ans plus tard, c’est toujours compliqué.
À plus de 70 ans, les anciens mineurs de fond ont encore la force de se battre pour obtenir justice : devant le Tass, le tribunal des affaires de la Sécurité sociale, en appel, et jusqu’en cassation quand il le faut. Les murs des bureaux du syndicat sont recouverts de dossiers répertoriant les procédures en cours pour reconnaissance de maladies professionnelles ou pour faute inexcusable de l’employeur, les Charbonnages de France.
L’opposition quasi constante de l’État
En Lorraine, l’entreprise d’État a exploité la houille jusqu’en 2004, parfois à plus de mille mètres de fond. La fermeture du dernier puits, celui de La Houve en Moselle, a marqué du même coup la fin des mines de charbon en France. Une fois prononcée la liquidation judiciaire, la dernière génération de gueules noires a pris sa retraite, puis est tombée malade. Georges Karlié est l’un d’eux, assis derrière son bureau, dans le sous-sol de la permanence syndicale où les anciens mineurs viennent s’enquérir de l’avancement de leur dossier, déposer un document ou simplement bavarder.
« À la retraite, j’ai contracté un cancer de la peau, subi huit opérations à cause des huiles mécaniques auxquelles on était exposés toute la journée. On en avait plein les mains et le visage, sans rien pour se laver », raconte-t-il. En plus des séjours à l’hôpital, Georges et sa famille, épaulés par la CFDT, ont dû gérer de longues procédures judiciaires. « Devant les tribunaux, j’ai mis cinq ans pour réussir à faire reconnaître la faute des Charbonnages. » Les intérêts de l’ex-société minière sont aujourd’hui représentés par l’Agence nationale pour la garantie des droits des mineurs (ANGDM), qui dépend du ministère de l’Économie. Dans le Grand Est, 29 000 mineurs à la retraite sont encore rattachés à cet établissement public. Rien qu’en 2021, 364 d’entre eux ont entamé des procédures pour reconnaissance de maladies professionnelles.
Quasi systématiquement, l’ANGDM conteste les reconnaissances d’exposition à l’amiante et aux autres molécules cancérogènes figurant dans la liste de la Caisse autonome nationale de la sécurité sociale dans les mines (CAN-SSM). Sur les 431 demandes de reconnaissance d’exposition d’anciens mineurs sur toute la France en 2021, l’agence en a rejeté 170, soit 40 %. Si les expositions à la silice sont, en général, reconnues, celles à l’amiante sont très majoritairement rejetées – dans 68 % des cas ! Et ce, malgré une circulaire de la caisse de sécurité sociale des mineurs précisant que les poussières d’amiante étaient massivement présentes au fond des houillères. Selon les données de l’Assurance maladie, les anciens mineurs ont 70 fois plus de chance de contracter des maladies respiratoires et des cancers liés à l’amiante, et 100 fois plus d’attraper un cancer de la peau ou de la vessie causé par des hydrocarbures aromatiques polycycliques (huiles et goudrons de houille notamment). Pour donner du fil à retordre à la CFDT, l’ANGDM exige que chaque ancien mineur requérant fournisse des témoignages écrits de collègues attestant qu’il occupait bien tel poste à tel moment, dans tel puits. Sauf qu’entretemps des puits ont changé de nom, des collègues ont déménagé ou sont décédés… Autant de brèches dans lesquelles s’engouffrent les avocats de l’État pour barrer l’accès aux indemnisations.
Une retraite entre dialyses et tribunaux
« Ces demandes de l’agence sont excessives quand on voit qu’elle se contente de fournir des éléments généraux, tirés de matrices emploi (document qui donne la correspondance entre des postes de travail et des indices d’exposition à une ou plusieurs nuisances NDLR), à défaut d’avoir des éléments personnels sur la carrière des mineurs. Si on demande autant de précisions aux salariés, il faut demander la même chose à l’employeur », s’emporte François Dosso, ancien mineur de fond et figure historique du syndicalisme local. De tous les combats, il s’est illustré dans des bras de fer judiciaires, comme en 2021, quand 745 mineurs lorrains ont fait reconnaître leur préjudice d’anxiété pour exposition à plusieurs substances toxiques, devant la Cour de cassation. Cette victoire, largement médiatisée, ne les empêche pas pourtant, un an plus tard, de continuer à devoir batailler pour obtenir réparation pour les retraités malades. Pourquoi ces entraves systématiques de la part de l’autorité publique ? Contactée par téléphone et par mail, l’ANGDM n’a pas répondu à nos sollicitations.
« On a prouvé des centaines d’expositions à l’amiante ou aux huiles de houille, mais à chaque fois il faut le démontrer à nouveau par le détail devant les tribunaux. C’est se moquer de gens qui sont marqués dans leur chair et leur sang », s’agace Marcel Nicolaus. Après des années à la CFDT, l’ancien chimiste de la plateforme carbochimique de Carling, est à la tête de l’ADEVAT-AMP, une association qui se propose d’accompagner les salariés cherchant à faire reconnaître une maladie professionnelle. Il les reçoit dans une petite maison anonyme au milieu d’une zone pavillonnaire de Saint-Avold, à quelques kilomètres de Freyming-Merlebach… entre deux dialyses. Car lui aussi est marqué dans sa chair par le charbon. Il en est à son troisième cancer, du rein cette fois.
Les deux jours où il ne doit pas se soigner, le septuagénaire, émacié, monte des dossiers devant la Caisse primaire d’assurance maladie des mineurs ou devant le tribunal de Metz qui croule sous les affaires en appel pour refus de reconnaissance de maladie professionnelle ou pour « faute inexcusable de l’employeur ». « Les juridictions messines se prennent pour un filtre. Elles sont très exigeantes quant à la précision des attestations à fournir par les salariés par rapport aux autres tribunaux. Comme dans la région les syndicats sont très au point et préparent très bien leurs dossiers, le seul moyen de se défendre pour la juridiction c’est de pointer la moindre incohérence », souligne Cédric de Romanet, l’avocat qui a notamment défendu les 747 mineurs devant la Cour de cassation. Sur son bureau, les témoignages d’expositions au trichloréthylène, un solvant cancérogène, s’empilent. L’Assurance maladie a reconnu que l’inhalation des vapeurs de ce puissant produit servant au nettoyage des métaux pouvait être à l’origine de cancers du rein. « On s’en servait aussi pour laver le linge. On surnommait ça la « lessive glouton » tellement c’était efficace. Dans les mines, ils se lavaient les mains et le visage avec », note Marcel Nicolaus, mi-amusé, mi-terrifié. Les houillères du bassin lorrain en ont utilisé des centaines de milliers de litres.
« Malheureusement, pour les cas de reconnaissance de cancers professionnels, ce n’est pas le mineur qui gagne, c’est sa veuve, en raison de la longueur des procédures. C’est plus simple administrativement de les déclarer exposés à l’amiante, même si dans les faits, ils ont été exposés à de nombreuses substances », renchérit François Dosso. Après des années de pratique, l’ancien mineur de fond connaît toutes les lignes des tableaux des maladies professionnelles dans les moindres détails. Entre la demande de reconnaissance et l’aboutissement de la procédure pour faute inexcusable de l’employeur, il peut parfois s’écouler sept ans. « J’ai beaucoup d’amis décédés à 50 ou 60 ans des poumons, sans avoir touché la moindre indemnisation », précise Jean-Claude Schwartz, qui a passé 20 ans au fond du puits de La Houve. Atteint de silicose, avec 5 % d’incapacité respiratoire, l’ancien mineur ne peut s’empêcher de se demander si chaque année est sa dernière.
Inscrivez-vous à la newsletter de Basta! Votre email :
« Maintenant que beaucoup sont malades, l’État doit prendre ses responsabilités »
Jean-Claude Schwartz profite de sa relative bonne santé pour donner de son temps à la CFDT. Derrière son bureau en sous-sol, il reçoit ses anciens camarades et les aide à monter leurs dossiers. « Avant, quand les Charbonnages de France avaient encore leurs bureaux, c’était plus simple de discuter, de négocier des conciliations à l’amiable. Aujourd’hui avec l’ANGDM c’est devenu impossible d’avoir un interlocuteur. Il faut passer par une plateforme en ligne, c’est beaucoup plus compliqué », continue-t-il. L’ANGDM dispose bien de bureaux à Freyming, dans un vaste bâtiment entouré d’un grand parc. Mais les horaires d’ouverture, inscrits sur une plaque de verre à l’entrée, ont été recouverts de scotch jaune.
Face à tous ces blocages, que beaucoup d’anciens mineurs vivent comme du mépris, coûteux en frais de justice qui plus est, une intersyndicale CGT-CFDT-FO-CFTC et CFE-CGC a écrit à Bruno Le Maire en février dernier, d’abord pour dénoncer « les contestations systématiques des expositions à l’amiante et à pratiquement tous les autres cancérogènes », mais aussi pour demander au ministre de l’Économie « d’accepter de concilier lorsque les victimes du travail ou leur famille demandent la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur ». La lettre est pour le moment restée sans réponse officielle.
En 2021, l’ANGDM a été condamnée à verser 6 millions d’euros dans des contentieux pour faute inexcusable de l’employeur. Tout l’enjeu pour l’État est là. Si le tribunal reconnaît la faute inexcusable de l’employeur, en l’occurrence les Charbonnages de France, donc l’État, alors la charge de l’indemnisation revient à l’ANGDM. Dans le cas contraire, c’est un fonds commun de la Sécurité sociale, abondé par les cotisations des entreprises, qui verse les indemnités. « Les mineurs ont contribué à l’effort national à des moments charnières de l’histoire. Maintenant que beaucoup sont malades, l’État doit prendre ses responsabilités et ne pas déléguer la prise en charge de leurs pathologies professionnelles au privé », s’indigne Brigitte Clément, secrétaire générale de la CFDT mineurs de Lorraine, de passage dans les bureaux de Freyming. Elle a encore rencontré les dirigeants de l’ANGDM en juillet dernier pour évoquer le problème.
Sur le même sujet
- « Silence, des ouvriers meurent » : sur les chantiers du Grand Paris, des accidents de travail à répétition
- « Maman, comment on fait le sucre ? » : des compagnes de cordistes morts au travail témoignent
- Ces Lorrains qui luttent courageusement pour un avenir dépollué de l’héritage minier
La syndicaliste court à droite à gauche pour saluer les anciens mineurs, qu’elle appelle tous par leurs prénoms. L’un d’eux s’apprête à ressortir de la vieille maison, son dossier sous le bras. Il en est à sa deuxième année de procédure pour faire reconnaître que les plaques pleurales dont il souffre sont dues à une exposition à l’amiante quand il était électromécanicien aux Charbonnages de France. À 50 ans, sa maladie est encore bénigne. « On verra bien comment ça va évoluer », lâche-t-il avant de franchir la porte d’entrée. À Freyming-Merlebach et ses alentours, ils sont encore beaucoup d’anciennes gueules noires comme lui à vivre une retraite qui consiste à se débattre avec la paperasse, une épée de Damoclès au-dessus de la tête.
Benoît Collet
En photo : les locaux de la CFDT à Freyming-Merlebach / © Benoît Collet
Commentaires récents