« La police arrivait, je devais détruire mes notes » : enquêter sur les crimes de guerre, mission périlleuse

Droits humains

12 juillet 2022 par Emma Bougerol

En Ukraine, en Syrie, au Yémen, au Nicaragua… Ils n’ont qu’un seul camp : la quête de vérité. Basta! a rencontré celles et ceux qui documentent les crimes dans les zones de tension ou de conflits, pour faire cesser l’impunité et rendre justice.

Publié dans Démocratie

« Дети ». « Enfants ». Ces inscriptions de chaque côté du théâtre de la ville de Marioupol en Ukraine, n’ont pas empêché le bombardement du bâtiment qui abritait des civils, le 16 mars dernier. Rapidement, l’armée russe est désignée comme responsable.

Le 30 juin, Amnesty International révèle, après une enquête, que le théâtre ukrainien a bien été délibérément visé. Au moins 12 personnes sont mortes dans le bombardement selon l’ONG, « et sans doute beaucoup plus », admet-elle. N’ont été comptabilisés que les décès qu’elle a pu prouver. « Après des mois d’enquête rigoureuse, d’analyses d’images satellites et d’entretiens avec des dizaines de témoins, nous avons conclu que cette frappe constituait clairement un crime de guerre commis par les forces russes », affirme la secrétaire générale d’Amnesty, Agnès Callamard, citée dans le compte-rendu d’enquête.

Des premières images du théâtre de Marioupol au rapport affirmant « clairement un crime de guerre », il s’est écoulé deux mois et demi. De longues semaines durant lesquelles l’ONG a travaillé sans relâche pour identifier les armes utilisées, la provenance de l’attaque et les preuves de la responsabilité russe. Des experts aux chercheurs sur le terrain, enquêter sur les crimes de guerre est un patient travail collaboratif.

Un travail de terrain : « En Ukraine, la scène de crime est immense »

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Jonathan Pedneault, ex-chercheur pour l’ONG Human Rights Watch, s’est rendu en Ukraine dès le début du conflit. « Je suis parti avec mon gilet pare-balles et mes valises vers la Pologne, où, avec ma collègue, nous avons ont dû trouver un moyen de rejoindre l’Ukraine. » Il y reste quelques jours, avant de passer le relais à d’autres membres de la division « Crises et conflits » de l’ONG. « La scène de crime est immense, souligne-t-il. Il y a des allégations de crime de guerre pratiquement partout dans le pays. »

L’équipe « Crises et conflits » de Human Rights Watch est composée de cinq personnes, basées en Europe, en Asie ou en Amérique du Nord, et prêtes à de longs voyages pour se rendre sur une zone de conflit. Elle est spécialisées dans l’enquête de terrain dans les zones de combat ou de tensions. Ses membres recherchent les preuves de violation du droit international : attaque de civils, torture, mauvais traitement des prisonniers de guerre ou destruction de bâtiments non militaires. Tous ces actes sont – entre autres – répréhensibles selon les Conventions de Genève.

« Notre base de travail la plus importante est le recueil de témoignages, de manière détaillée et méticuleuse, explique Bénédicte Jeannerod, directrice de Human Rights Watch pour la France. À cela s’ajoutent les preuves comme des photographies, des observations, des rencontres, des interviews avec des victimes mais aussi avec des acteurs de terrain, comme les médecins ou d’autres enquêteurs. » De ces enquêtes approfondies sortent des rapports, partagés par les ONG pour appeler à la réaction des États, des institutions internationales, et sensibiliser l’opinion publique.

Protéger ses sources : « Ne pas garder de preuves sur nous, aucune trace des personnes qu’on a pu rencontrer »

Jonathan Pedneault L’enquêteur canadien a été chercheur de 2016 à 2022 au sein de la division « crises et conflits » de l’ONG Human Rights Watch. © Pierre Bairin

Pour établir ces atteintes au droit international, l’enquêteur canadien Jonathan Pedneault a couvert de nombreux conflits – Venezuela, Chili, Nicaragua, Belarus, Sahel, Ukraine, Kirghizstan, Afghanistan, Cameroun … « Je me suis très tôt rendu compte à quel point, quand on naît dans un pays comme le Canada, on est privilégié. J’ai voulu utiliser ce privilège pour sensibiliser les autres », dit-il. De cette envie de changer le monde, l’homme en a très vite fait son métier. Après des études de sciences politiques puis des débuts en tant que journaliste, il rejoint le monde des ONG. Pendant six ans, il se rend dans des zones de conflits ou de crises pour Human Rights Watch. Il enquête sur la répression violente de manifestations au Venezuela – au moins 115 personnes tuées au cours du mouvement social entre avril et juillet 2017 – ou sur la guerre civile au Sud Soudan, sur les crimes sexuels ou les conséquences psychologiques des conflits armés.

Il se rappelle particulièrement d’une situation au Nicaragua, où il s’est rendu en 2018. Dans ce pays fermé, hostile aux enquêtes internationales, il est essentiel de protéger ses sources. « Dans ces contextes particuliers, c’est très important de ne pas garder de preuves sur nous, aucune trace des personnes qu’on a pu rencontrer pour ne pas les mettre en danger et nous non plus », détaille Jonathan Pedneault. La procédure « classique », après un entretien, est de prendre en photo les notes, de les mettre sur un serveur sécurisé de l’organisation, avant de détruire les preuves physiques de la rencontre.

Les manifestations pro-démocraties du mois d’avril 2018 sont violemment réprimées dans la capitale du Nicaragua, Managua, par le régime de Daniel Ortega, au pouvoir depuis quinze ans. Plus de 300 personnes sont tuées et 2000 blessées. « Je sortais d’un rendez-vous dans le centre, et on m’a dit que la police arrêtait des gens, et qu’ils arrivaient. Je n’avais pas eu le temps de détruire mes notes. Alors on m’a déposé dans un centre commercial, et la première chose que j’ai faite fut d’aller directement aux toilettes. Les notes ne voulaient pas partir… J’ai dû mettre la main à la patte pour s’assurer qu’elles finissent bien dans les égouts. »

Documenter la guerre : « Parce que les gens vont commencer à oublier, à changer de version »

Les enquêteurs doivent s’assurer de la protection de leurs sources sur le terrain, mais aussi de leurs collaborateurs. Celles et ceux qui assurent la traduction ou les relais locaux restent sur place après l’enquête. Jonathan Pedneault assure porter une attention particulière à ces personnes : « Dans certains terrains, si les autorités en viennent à comprendre qui on est et notre travail, il y a des risques qui émergent pour les personnes avec qui nous avons été amenés à travailler – risques bien plus substantiels que pour nous-même. Je suis canadien, je travaille pour une organisation avec des moyens importants… Ces personnes n’ont pas la même protection. »

Avec ses collègues et des bénévoles du Centre pour les libertés civiles, Sasha Romantsova documente les attaques et crimes de guerres commis par l'armée russe en Ukraine.
Sasha Romantsova Avec ses collègues et des bénévoles du Centre pour les libertés civiles à Kyiv, elle documente les attaques et crimes de guerres commis par l’armée russe en Ukraine. (Photo Twitter)

Sasha Romantsova fait partie de ces relais locaux. Elle travaille pour le Centre pour les libertés civiles à Kyiv, la capitale ukrainienne. Depuis le début de la guerre, ses membres s’attellent à documenter les différentes atteintes aux droits humains et les attaques russes. « Il y a des millions de personnes dans le pays qui ont été victimes d’attaques, de viols, d’enlèvements… On essaye de prendre une photo de tout cela à l’instant T, en quelque sorte. Parce que, après ça, les gens vont commencer à oublier, à changer de version, leur mémoire ne sera plus aussi bonne. »

L’organisation ukrainienne fournit des informations à des ONG comme Amnesty ou Human Rights Watch, mais aussi à la Cour pénale internationale et à la justice ukrainienne. « Nous avons commencé ce travail de documentation en 2014, lorsque nous avons découvert des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité dans le Donbass, mentionne la militante. Lorsque le 24 février est arrivé (date de l’invasion russe, ndlr), nous avons mobilisé notre expérience dans cette nouvelle situation. »

Sources ouvertes sur les réseaux sociaux et vérifications sur le terrain, deux faces d’une même pièce

En plus du recueil de témoignages et de la vérification sur le terrain, une partie des membres du Centre pour les libertés civiles dresse une chronologie précise des événements depuis le début de la guerre. « Nous sommes l’organisation responsable de Kyiv et de sa région. Cette chronologie vise à comprendre exactement ce qui se passe. Nous ne classons pas les faits, nous ne les étiquetons pas, nous les racontons simplement. » Le Centre crée ainsi un outil indispensable à la dénonciation juridique et publique des atteintes aux droits humains dans le cadre de la guerre.

« L’Ukraine est un cas particulier, où la question de l’accès n’est pas trop un problème, note Bénédicte Jeannerot, de Human Rights Watch. On peut aller sur le terrain, parler en personne aux gens. » Ce n’est pas le cas partout. Et même sur le terrain, les enquêteurs et enquêtrices ne peuvent pas tout voir ni tout renseigner. Leur travail est intrinsèquement complémentaire des personnes chargées de l’investigation en sources ouvertes, via les éléments trouvés sur le net en particulier.

À la tête du laboratoire de preuves d'Amnesty International à Londres, elle coordonne une équipe de sept personnes, spécialisée dans l'usage technologie au service des investigations de l'ONG.
Milena Marin À la tête du laboratoire de preuves d’Amnesty International à Londres, elle coordonne une équipe de sept personnes, spécialisée dans l’usage des technologies au service des investigations de l’ONG. (Photo Twitter)

Milena Marin est à la tête du laboratoire de preuves d’Amnesty International, basé à Londres. Elle se présente elle-même comme une « passerelle » entre les besoins des ONG et les apports de la technologie. À l’intersection de ces deux mondes, son équipe compile et vérifie des images et vidéos postées sur les réseaux sociaux lors d’un conflit, analyse des données, identifie des armes utilisées et modélise des scènes en trois dimensions… Une technique de collecte et de vérification d’information en « source ouverte » appelée « Osint », pour Open Source Intelligence. Tout cela depuis la capitale du Royaume-Uni.

« Nous sommes en contact permanent avec les enquêteurs sur le terrain, précise Milena Marin. Ils nous envoient des informations, nous leur envoyons des informations. Nous travaillons en symbiose. » Les personnes sur place peuvent par exemple se rendre sur les lieux d’un bombardement, visible sur des images satellites et documenté sur les réseaux sociaux, pour constater les dégâts et chercher des débris de munitions. Derrière leur ordinateur ou dans les zones de conflits, tous les enquêteurs l’affirment : leur travail n’est pas imaginable sans cette collaboration. « Tout cela permet de créer un corpus d’éléments le plus détaillé et le plus solide possible », certifie la directrice d’Human Rights Watch.

« À Raqqa, les bombardements états-uniens ont détruit 80% de la ville, nous avons compté 1600 civils tués »

À Human Rights Watch comme à Amnesty, ces rapports ont vocation à interpeller l’opinion publique et les instances nationales et internationales. Milena Marin se rappelle d’une enquête particulièrement importante réalisée par son organisation, en rapport avec les bombardements américains de la ville de Raqqa, en Syrie, en 2017. « C’était le bastion de Daech et les États-Unis ont bombardé toute la ville pour éliminer l’organisation terroriste. À la fin, Daech a bien quitté la ville, mais les bombardements ont détruit 80 % des bâtiments de la ville. Quant au nombre de morts, nous avons compté 1600 civils. C’est probablement beaucoup plus, ces 1600 ne sont que ceux que nous avions réussi à prouver. »

À l’époque, le gouvernement états-unien avait nié le bombardement aveugle de la ville. « Parmi les victimes que les États-Unis ont reconnues, ils sont passés de zéro mort civil à des centaines. Ils n’ont toujours pas reconnu publiquement toutes les pertes. Nous envisageons de poursuivre les autorités états-uniennes en justice. Mais nous avons tout de même vu l’impact de notre enquête. » Les ONG utilisent ces rapports pour le plaidoyer contre l’impunité des crimes de guerre. Les documents servent aussi aux populations locales. « Les gens étaient reconnaissants, ajoute la responsable du laboratoire de preuves. Personne ne racontait cette histoire, qui n’était pas perçue comme importante. »

« Le plus frustrant, c’est de voir combien les abus se répètent »

Au détour de son récit, la voix de la professionnelle se fait plus faible : « Dans l’un des bombardements de Raqqa, 40 personnes se cachaient dans le sous-sol d’un bâtiment lorsque celui-ci a été touchés. Toutes sont mortes. Nous avons recueilli des témoignages de mères qui ont vu leurs enfants mourir devant elles et qui se sont retrouvées sans rien. Ces histoires sont toujours présentes en moi. » Milena Marin estime que l’on ne parle pas assez des conséquences psychologiques de telles enquêtes. « Il y a un véritable risque de traumatisme secondaire, de traumatisme indirect. Vous pouvez être traumatisé en regardant des gens être traumatisés ou en travaillant étroitement avec des gens traumatisés. »

« C’est complexe de se protéger psychologiquement, mais comme ça l’est pour n’importe qui travaillant sur ce genre de terrains, atteste Jonathan Pedneault. De plus en plus, l’organisation est consciente du coût psychologique et émotif du travail qu’on effectue. On a accès à des ressources psychologiques si on le souhaite. »

Dans son équipe, Milena Marin rappelle fréquemment l’importance de se protéger des images violentes. En ne les regardant qu’une fois préparé psychologiquement, parfois sans le son, ou même floutées par endroit s’il n’est pas nécessaire de voir les images choquantes pour en extraire des informations. Elle tâche aussi de « construire un sens de l’équipe où nous nous occupons les uns des autres », pour ne jamais se retrouver seul en détresse psychologique.

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« Le plus frustrant dans ce travail, c’est de voir combien les abus se répètent, ailleurs, mais parfois au même endroit, venant des mêmes personnes, ajoute Jonathan Pedneault. Et ce, malgré ce qu’on fait et la pression qu’on essaye d’exercer. Aussi, de voir la naïveté, le manque d’intérêt des pays et des institutions pour certaines situations. » La guerre en Ukraine a beaucoup mobilisé l’attention internationale, mais les enquêtrices et enquêteurs des ONG, à chaque fois, demandent de ne pas oublier les autres crises et conflits. Leurs organisations continuent inlassablement de dénoncer les violations des droits encore en cours au Darfour (Soudan), au Yémen, en Palestine, en Éthiopie… « Avoir sa maison brûlée, perdre des proches, des enfants, être torturé… Peu importe où, c’est toujours aussi douloureux, rappelle tristement l’ex-enquêteur canadien. La souffrance est la même partout dans le monde. »

Emma Bougerol

Photo de une : À la frontière entre Ukraine et Pologne en mars 2022. ©Louis Witter

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