Nos pères, des tortionnaires ?

Dans son documentaire Ce qu’ont fait nos pères, Emmanuel Vigier confronte son paternel à ses souvenirs d’appelé du contingent pendant la guerre d’Algérie. Enfouis sous des décennies de silence, quelques lambeaux de vérité sortent en grinçant. Pour CQFD, le documentariste a conversé avec l’écrivain et journaliste Bruno Le Dantec, lui aussi fils d’appelé. Dialogue mémoriel.

Illustration de L.L. de Mars

C’est un film âpre, par moments étouffant, d’un silence qui pèse des tonnes et que le temps qui passe peine toujours à percer. Ce silence, l’historienne Raphaëlle Branche y a consacré une enquête, Papa, qu’as-tu fait en Algérie  ?, parue en 2020 à La Découverte. Et c’est cette même question que le documentariste Emmanuel Vigier pose à son père (et à quelques autres anciens appelés de son entourage), caméra au poing.

Le paternel distille ses réponses au compte-goutte. En résumé, il jure qu’à l’armée, il était juste comptable, qu’il n’a pas combattu. Que la torture, il savait, mais qu’il n’a pas participé. S’est-il rebellé ? Il n’avait pas de raisons de le faire, il dit : « J’étais pas révolutionnaire. » Ça, le fils a du mal à l’accepter. Il insiste, se documente par ailleurs. Et finit par exhumer une vérité tue sur les Algériens qui remplissent l’album photo que son père a ramené de la guerre : ces hommes et ces femmes n’ont pas été photographiés dans leur village tranquillement, mais à l’intérieur d’un camp de regroupement forcé1 – pour priver les maquisards indépendantistes d’appui populaire dans les campagnes, l’armée française vidait des vallées entières de leurs habitants.

Un peu plus loin dans le film, soulagement. Et horreur en même temps. Soulagement car le père d’un ami du réalisateur lâche quelque chose, enfin. Horreur parce que ce qu’il raconte c’est qu’un jour, on lui a demandé de participer à une séance de gégène, la torture à l’électricité. Il a refusé. Mais il a vu et n’a rien empêché.

Plus tard encore, c’est une fille d’appelé que le documentariste fait causer. « On est toute une génération à ne pas avoir osé poser les questions, observe-t-elle. On craignait les réponses. » Il y avait de quoi.

Ce qu’ont fait nos pères sera diffusé sur France 3 Paca jeudi 9 juin à 23 h 50, puis disponible quelque temps en replay. Son réalisateur, Emmanuel Vigier, est apparenté à la grande famille de CQFD : plusieurs années durant, il y a tenu la chronique « Hétéro facho », sur l’homophobie et les questions LGBT. Dans les lignes qui suivent, il converse avec un autre compagnon de route du journal que vous tenez entre les mains, Bruno Le Dantec, qui s’est récemment lancé dans un travail de mémoire, écrit, autour de la vie de son père, qui eut également la malchance d’être rappelé sous les drapeaux à l’époque maudite de la guerre d’Algérie (1954-1962), alors même qu’il avait déjà fait son service en métropole.

CQFD : Est-ce que c’est une question qui vous a toujours travaillés, hantés peut-être, « qu’est-ce qu’a fait papa en Algérie ? » Ou même : « Est-ce que mon père est un salaud, un tortionnaire, est-ce qu’il a tué ? »

Emmanuel Vigier : « Pour moi, très clairement, oui. Il y a une quinzaine d’années, j’ai essayé une première fois de faire ce film, après avoir longtemps travaillé sur l’après-guerre en Bosnie. Mais j’y ai renoncé. J’étais dans une colère qui m’aurait empêché de le faire. En tout cas, tous les copains fils d’appelés à qui j’en ai parlé à cette époque m’ont expliqué que c’était une question centrale dans leur vie, que le silence avait pesé partout. Est-ce que pour autant il faut la poser, cette question ? Dans le film, mon amie d’enfance interroge cette nécessité. Elle précise que ce que nos pères ont vécu leur appartient.

Je l’ai finalement posée à mon père, cette question. Mais je ne suis pas sûr que mon film y réponde complètement. Il y a plein de façons d’être un salaud… Sur la torture par exemple, mon père dit avoir été un témoin auditif, parce qu’il n’était pas loin du bureau où elle était pratiquée. Bon. Quelle est la part de responsabilité du témoin, de celui qui obéit, du bon petit soldat ?

« Quelle est la part de responsabilité du témoin, de celui qui obéit, du bon petit soldat ? »

En tout cas je reconnais à mon père le courage et l’honnêteté de m’avoir répondu comme il a pu sur un sujet embarrassant, pour lui comme pour beaucoup d’autres anciens appelés. Ils ont participé à un épisode de l’histoire sur lequel il y a eu un déni d’État pendant des décennies. La guerre d’Algérie n’a été reconnue en tant que “guerre” par la loi qu’en 1999. »

Bruno Le Dantec : « Moi, cette question ne m’a pas travaillé jusqu’à ce que mon père en parle. Le fait qu’il soit allé en Algérie m’interpellait, mais je n’ai jamais eu ce soupçon. Peut-être parce que j’avais une grande confiance en lui, l’impression qu’il ne pouvait pas faire de mal à une mouche.

Je me rappelle quand même qu’un jour, je lui ai demandé : “Est-ce que tu as participé à des combats ? Est-ce que tu as fait usage de tes armes  ?” Il m’a dit que non, et je le crois. Il n’a passé que six mois là-bas, à partir de juin 1956, quand il a été rappelé.

Au début, il montait la garde dans les domaines viticoles de la Mitidja, au sud d’Alger. Puis son régiment a été envoyée en camp disciplinaire à Boghar, une petite ville au sud de Médéa, parce que des Corses de l’unité avaient sifflé un ministre, Max Lejeune, lors d’un passage en revue. À Boghar, mon père et son unité ont passé énormément de temps à patrouiller. Mais il ne m’a jamais parlé, par exemple, de camps de déplacés. »

Emmanuel Vigier : « Sur les camps de regroupement, mon père a mis un long moment à me dire ce qu’il en était vraiment. Et c’est parce que je travaillais avec une historienne, Marie Chominot, pendant le tournage, que mon père est parvenu à raconter la réalité de ces images, la situation des gens qu’il a photographiés. Sans cela, les photos orientalistes de son album seraient restées sans légende.

Cela dit, mon père, à la différence peut-être du tien, c’est un bon petit soldat. C’est quelqu’un qui obéit. »

Bruno Le Dantec : « Mon père, ce n’était pas un rebelle non plus. Mais il était critique. Mes parents ont jeté toutes les lettres qu’ils se sont écrites, presque chaque jour, pendant que mon père était en Algérie. Mais ils ont gardé des photos qu’il avait envoyées à ma mère. Derrière l’une d’elles, il écrit au sujet de son pistolet mitrailleur : “Bel engin de mort que je quitterai volontiers.” Ou encore : “Mon sourire n’a rien de guerrier.”

Sa révolte, il ne me l’a confiée que quelques semaines avant sa mort, les larmes aux yeux. Il m’a raconté la fois où un sous-officier a fait un carton, gratuitement, sur un gamin qui passait à dos d’âne. Il m’a dit qu’il avait crié “Nooon  !” et que le sous-officier l’avait regardé en haussant les épaules, en disant : “C’est comme ça qu’on patrouille.” Avant de poursuivre son chemin.

Il m’a aussi raconté la mort de deux copains… tués par d’autres soldats français. La première histoire, c’est un officier qui sépare les soldats en deux groupes sur un terrain qu’ils connaissent mal. Entre chien et loup, les deux groupes tombent l’un sur l’autre. Pris de panique en voyant des ombres venir en face, un gars tire. Il tue un copain de mon père, un Toulousain. On a encore des photos de l’enterrement, avec le drapeau français sur le cercueil… L’autre mort absurde, c’est le dernier jour, des troufions picolent et font un rodéo en jeep pour fêter leur retour chez eux : ils écrasent un mec contre un arbre, lui explosant la rate. Vraiment des morts stupides. Enfin, celles-là, pas la mort du gamin, qui n’est pas stupide mais absolument atroce.

Le reste des récits de mon père, ça ne dépassait pas ce qu’il avait pu raconter sur sa vie militaire en métropole. C’est-à-dire l’ennui, le sentiment d’être à un endroit où tu n’as pas envie d’être, l’allergie à tout ce qui est hiérarchie, discipline, mais c’est tout. Peut-être que j’aurais dû plus le cuisiner, hein. Pour autant, je suis certain que ce qu’il m’a raconté sur la fin, c’est le plus fort de ce qu’il a vécu. Il pleurait quand il m’a dit : “J’ai encore dans la tête le cri de la mère du petit.

Mais bon peut-être que je suis naïf. Je ne me suis jamais dit : est-ce que mon père est un salaud ? Je ne me suis même pas posé la question. »

Emmanuel Vigier : « Moi je me la suis posée fortement, et j’ai toujours du mal à y répondre aujourd’hui. Parce qu’encore une fois, philosophiquement, quelle est la responsabilité du témoin ou de celui qui obéit ? Quel est le rôle du bon petit soldat dans l’affaire ? Il y a là quelque chose de sombre. Pour autant, je ne veux pas juger mon père, il a fait son possible. Mais nous, les fils, qu’est-ce qu’on en retire de cette histoire ? Qu’est-ce qu’on en fait aujourd’hui ? »

CQFD : Qu’est-ce que tu en fais, toi, aujourd’hui ?

Emmanuel Vigier : « Je pense que ça a constitué beaucoup de colères en moi. La normativité, la normopathie, toutes les formes d’obéissance me taraudent jusque dans mon travail, c’est certain. Est-ce que ça vient de là directement ? En partie sans doute. »

CQFD : Dans le film, on assiste à une discussion entre ton père et toi. Et on a l’impression que tu lui en veux, qu’en tout cas ça te déçoit beaucoup qu’il ait été ce bon petit soldat, qu’il n’ait pas été un rebelle…

Emmanuel Vigier : « Je suis en conflit avec mon père de manière constante depuis longtemps. Au regard de nos rapports, c’est d’ailleurs très surprenant qu’il ait accepté de me parler de sa guerre d’Algérie, de se dévoiler. Après, suis-je déçu de ce que j’ai découvert à cette occasion ? Oui, peut-être, mais c’est compliqué de mettre des mots sur ce malaise. Et puis, est-ce que nous avons à juger nos pères ? Au nom de quoi ? Et d’ailleurs dans le film, il me le renvoie, il me dit : “Et toi, qu’est-ce que tu aurais fait [si tu avais été à ma place] ?” Question délicate.

Il faut se méfier des explications psychologiques, parce que toutes ces histoires individuelles sont prises dans une même histoire collective. Tous ces gars ne sont pas partis en Algérie avec le même bagage culturel : mon père, contrairement à celui de Bruno, n’était pas instit’ ; il venait du fin fond de l’Auvergne, il savait à peine où se situait l’Algérie, sa conscience politique était toute petite. Je ne suis pas en train de l’excuser, je suis en train d’essayer de comprendre. »

Bruno Le Dantec : « Au niveau politique, ma mère dit que “c’est l’Algérie qui nous a fait de gauche”. Elle venait d’une famille très conservatrice, catholique et raciste. Avec mon père, ils ont eu une espèce de prise de conscience à ce moment-là. Ça a été le début d’une réflexion politique, antiraciste, anticoloniale. »

Emmanuel Vigier : « Ton père en a fait quelque chose, de ce qu’il a vu, de ce qu’il a vécu. Le mien a ravalé sa peine et sa colère. Il n’en a rien fait. Ce qu’il dit dans le film, c’est : “Nous avons perdu les plus belles années de notre vie.” Ces hommes, dans l’entourage de mon père, ont été pris au retour dans un silence terrible. Ils n’en ont même pas parlé à leur femme.

« Nous avons perdu les plus belles années de notre vie. »

Et puis il y a la question de la torture, qui n’est pas une petite page de la guerre d’Algérie, c’était une pratique courante. Ce qui fait que pendant le repérage pour le film, je me suis parfois retrouvé face à des gens qui avaient participé à la torture, qui ne s’en sont jamais expliqué. Ça fait du poids, tout ça. Et il n’est même pas question de justice sur cette question-là, puisque les lois d’amnistie se sont succédé. »

CQFD : On a l’impression dans le film que ton père ne va pas au bout de l’histoire, qu’il ne dit pas complètement tout, qu’il en garde un peu par-devers lui…

Emmanuel Vigier : « Moi j’ai l’impression qu’il ne peut pas aller plus loin. Et que dans sa phrase “Nous avons perdu les plus belles années de notre vie”, il y a un mystère, qui ne regarde que lui. »

CQFD : Quel est son parcours durant la guerre d’Algérie ?

Emmanuel Vigier : « C’est deux ans près de Djelfa, à Aïn Maabed. Dans l’armée, il est comptable. Ce qui a été très étrange dans sa manière de se raconter, c’est qu’il l’a fait par bribes. Au début, c’était juste : “J’étais comptable, je n’ai rien vu.” Et puis avec le temps, les conversations, j’ai compris que ce n’était pas si simple, que les rôles n’étaient pas si clairement définis, qu’il y avait quand même des patrouilles, des opérations auxquelles il a participé. Mais je pense que c’est peut-être aussi tout simplement une façon de se raconter, de se mettre à distance, ce “Je suis comptable, j’ai un rôle administratif.” Sauf que le rôle administratif lui aussi pose question… Mais c’est difficile, mon père a plus de 80 ans, au nom de quoi je vais lui mettre dans les mains un bouquin d’Hannah Arendt pour lui parler du concept de banalité du mal ? C’est impossible. »

CQFD : Est-ce que vous avez eu l’occasion de discuter avec des descendants d’indépendantistes algériens ?

Emmanuel Vigier : « Moi oui. Pendant que je préparais le film, j’ai eu besoin de dialoguer avec des enfants ou petits-enfants d’Algériens pour comprendre comment l’histoire leur avait été racontée.

Il y avait des points communs, notamment cette question, universelle : “Qu’est-ce qu’ont fait nos pères ?”. Qu’est-ce qu’ils nous transmettent ou pas ? Ce n’est évidemment pas la même histoire en Algérie. Le silence est pesant, mais il a une autre forme, pris lui aussi dans la politique et l’histoire de l’État algérien. Sur cette question, le livre de la psychanalyste Karima Lazali Le Trauma colonial2 aide à comprendre les conséquences de l’oppression coloniale. Elle évoque aussi des “blancs de mémoire et de parole” sur les deux rives de la Méditerranée.

Je pense qu’il est essentiel de faire ce que nous sommes en train de faire, moi, Bruno et bien d’autres aujourd’hui, comme les petits-enfants désormais : construire nos récits sans chercher à répondre à l’injonction à la réconciliation. »

CQFD : Qu’est-ce que tu appelles « l’injonction à la réconciliation » ?

Emmanuel Vigier : « Je fais référence à l’ambiance autour du rapport que l’historien Benjamin Stora a remis à Emmanuel Macron en janvier 2021 sur “la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie” et à la manière dont il a été médiatisé. Ce que j’en ai compris, c’est qu’il serait aujourd’hui politiquement utile, nécessaire, que les mémoires se réconcilient, s’apaisent… C’est un langage dans lequel je ne me retrouve pas. »

Bruno Le Dantec : « C’est même dangereux, parce que le message que ça sous-tend, c’est : “On tourne la page, et après vous arrêtez de nous faire chier. On reconnaît deux trucs vite fait et maintenant on passe à autre chose, on retourne au business.” C’est l’impression que ça donne en tout cas, et c’est choquant quand on pense aux blessures toujours vives, d’autant plus côté algérien…

Et puis ce n’est pas au pouvoir d’organiser ça. Le pouvoir fait ça, puis l’instant d’après il jette de l’huile sur le feu, notamment avec sa loi contre le “séparatisme”. Pour moi, ce qui est en jeu, c’est que les gens se parlent. Se mélanger, ça ne veut pas dire oublier mais se trouver des complicités, des amitiés, des solidarités en tant qu’habitants d’un même pays. Ou de deux pays intimement liés comme le sont la France et l’Algérie. Un jour, un taxi algérois m’a dit, en passant devant le monument aux héros de l’indépendance : “C’est leur Algérie” – en parlant des généraux, du FLN. Il me disait, à moi Français, qu’aujourd’hui, le principal ennemi du peuple algérien, c’était le pouvoir algérien. À nous d’être aussi clairs vis-à-vis du pouvoir ici, qui manipule lui aussi les mémoires. À nous d’établir un dialogue direct, de peuple à peuple pourrait-on dire. »

Emmanuel Vigier : « À mes yeux, il y a un vrai enjeu du côté de la création, de la fiction, de comment on s’empare de ce silence dans lequel on a vécu. Ce qui est important, c’est qu’aujourd’hui les histoires se racontent. Qu’elles nous réconcilient ou pas, on s’en fout, c’est impossible de toute façon. Mais il y a nécessité de les raconter, ces histoires, de nous les approprier, de lutter contre le silence. Qui est aussi un silence d’État. »

Bruno Le Dantec : « Et un silence qui enfante des monstres… »

Propos recueillis par Clair Rivière

1 Écouter à ce sujet « L’Algérie des camps », une série documentaire de Dorothée Myriam Kellou, France Culture (07/10/2020).

2 Le Trauma colonial – une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, La Découverte, 2018.

http://cqfd-journal.org/Nos-peres-des-tortionnaires

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