Nucléaire
30 juin 2022 par Guy Pichard
Un vent de contestation souffle sur le Cotentin. Des citoyens s’opposent à EDF qui souhaite débuter en 2024 le chantier de piscines de stockage de combustibles radioactifs usés dans une zone déjà saturée en installations nucléaires.
Publié dans Écologie
Avec l’usine de retraitement de La Hague, les deux réacteurs nucléaires de la centrale de Flamanville, un troisième, l’EPR, en chantier, ou encore l’arsenal de Cherbourg et ses sous-marins nucléaires, c’est peu dire que la presqu’île du Cotentin est nucléarisée. Elle doit encore « accueillir » une nouvelle piscine d’entreposage de déchets nucléaires, sur le le site d’Orano La Hague, les travaux devant débuter en 2024.
Les chiffres donnent le tournis : 130 000 tonnes de déchets radioactifs, issus des centrales EDF, seront stockés sur la petite commune de Jobourg, sur la pointe occidentale de la presqu’île. Ils nécessiteront d’être refroidis pendant 50 à 100 ans et donc plongés en permanence dans d’immenses piscines. Pour abriter ces bassins géants, un premier bâtiment sera construit, haut de 25 mètres, occupant une superficie de 20 000 m². Les travaux devraient durer dix ans. La facture, acquittée par EDF, s’élèvera à 1,5 milliard d’euros, au minimum.
Prévu bien avant la « renaissance » du nucléaire français annoncée en février 2022 par Emmanuel Macron, le projet était initialement localisé à la centrale de Belleville-sur-Loire (Cher). « EDF souhaitait une piscine de stockage située dans le centre de la France et desservie par une ligne de chemin de fer, explique François, qui a travaillé une vingtaine d’années au service communication du groupe détenu à plus de 80 % par l’État. Seule la centrale de Belleville-sur-Loire remplissait ces conditions. Dans les premières brochures distribuées par EDF, on y voit carrément le train entrer dans la centrale. » Face à l’opposition locale, EDF se rabat sur La Hague, qui abrite déjà un peu moins de 10 000 tonnes de combustibles irradiés provenant de ses centrales.
« À La Hague, EDF est proche de l’engorgement »
Outre une grande concentration de déchets hautement radioactifs à venir, qui rend le site de La Hague de plus en plus sensible, l’autre souci majeur de l’usine de retraitement est sa saturation. Ses quatre bassins, construits entre 1976 et 1985, ont quasiment fait le plein de matières nucléaires. « À La Hague, EDF est proche de l’engorgement », nous explique Jean-Claude Zerbib, ancien ingénieur en radioprotection et membre de l’association de scientifiques et d’experts Global Chance. « La capacité totale de stockage du site s’élève à 11 990 tonnes, et environ 10 000 tonnes sont actuellement entreposées. Il y a donc une marge de 2000 tonnes, ce qui est peu quand on sait le nucléaire français produit 1000 tonnes de déchets radioactifs par an… » Dans un courrier du 25 octobre 2021, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) fait logiquement part de ses craintes au sujet d’une « saturation beaucoup plus rapide que prévu » à l’horizon 2030. Sans piscine de refroidissement, il n’est plus possible de « sécuriser » les déchets radioactifs issus de la combustion de l’uranium, donc de faire fonctionner des centrales qui continueront à en produire. C’est donc au nom de l’urgence qu’EDF jette son dévolu sur le Cotentin.
Un processus de consultation de la population locale est alors lancé le 22 novembre 2021. « Devant le discours fallacieux, voire méprisant des représentants d’EDF », un collectif, Piscine Nucléaire Stop, se crée dans la foulée. Consultation ou pas, trois mois plus tard, la décision semble acquise pour EDF. « Nous allons construire une nouvelle piscine centralisée, d’ores et déjà programmée à La Hague », déclare Cédric Lewandowski, directeur exécutif de l’énergéticien, en février.
De quoi agacer fortement celles et ceux qui s’interrogent sur la pertinence du projet, et que l’État est censé consulter. Face à la contestation grandissante, Chantal Jouanno, la présidente de la Commission nationale du débat public (CNDP), annonce la prolongation du processus de consultation jusqu’au 7 juillet. En parallèle, le collectif organise depuis des mois ses propres réunions d’information citoyenne, sans EDF, ainsi que d’autres actions, comme des interventions devant des élus et une manifestation à Cherbourg le 18 juin.
En face, la communication rassurante s’intensifie. « Une piscine, c’est dans la perspective de recycler », fait valoir Pascal Aubret, directeur du site Orano La Hague, dans la presse locale . Tout cela ne serait qu’un banal « entreposage », certes un peu long – « d’une durée de vie de 100 ans », précise Pascal Aubret.
L’épineux problème du mox, « combustible un million de fois plus radioactif que l’uranium de base »
« Ils nous prennent pour des crétins et c’est insupportable , réagit François, l’ex-communicant d’EDF. Ils se refusent notamment à parler de stockage mais d’entreposage… pour une centaine d’années ». Le site normand stocke actuellement tous les types de déchets existants : l’uranium naturel enrichi qui est majoritaire, l’uranium de retraitement enrichi et les combustibles mox irradiés, contenant du plutonium, issu de la fission de l’uranium dans les centrales, extrêmement radioactif durant des dizaines de milliers d’années. « Ce combustible est un million de fois plus radioactif que l’uranium de base. Sa radioactivité et sa plus grande chaleur rendent sa manipulation complexe. En cas de perte du système de refroidissement, sa présence dans le réacteur et dans les piscines aggrave les conséquences possibles », décrivait Bernard Laponche, physicien nucléaire et cofondateur de Global Chance.
Le mox est pour l’instant impossible à recycler ou à traiter, malgré les promesses d’Orano (ex-Areva), qui cherche depuis longtemps à lui trouver un débouché. En vain pour le moment. « Le recyclage annoncé du Mox est un mensonge d’état », estime Jean-Claude Zerbib. « Ces déchets termineront leur vie dans le stockage définitif chez Cigeo, dans la Meuse. Le mox est un combustible très irradiant et qui produit beaucoup d’énergie thermique, on va vers des problèmes. » Vraisemblablement, la nouvelle piscine qui fait tant débat accueillera donc du combustible mox à refroidir pendant environ 60 ans pour ensuite être enfouis, à Bure…
« Depuis 50 ans, cette presqu’île est arrosée par l’argent du nucléaire »
« Cherbourg mon amour », « La poubelle est pleine », « Je peux pas, j’ai piscine »… Les pancartes ne manquaient pas d’humour lors de la journée de protestation organisée par Piscine Nucléaire Stop ce 18 juin à Cherbourg. Environ 800 personnes ont participé à la mobilisation, avec prises de paroles, pique-nique et concerts à deux pas du port de plaisance. Le tout, fortement encadré par les forces de l’ordre. « Ici, la plupart des habitants se félicitent, économiquement parlant, d’avoir la centrale. Ils lui sont même presque redevables. C’est surtout la surenchère du risque qui nourrit mon opposition à ce projet et la manière dont les choses se décident », explique Laurène, qui vit dans un village à proximité de La Hague.
« Depuis 50 ans, cette presqu’île est arrosée par l’argent du nucléaire. C’est pour cette raison que nous avons du mal à mobiliser ici et que certains nous traitent d’antinucléaires, confie Jean-Paul Lecouvet, ancien maire de Jobourg, la petite commune, rattachée à La Hague, où l’immense piscine doit être édifiée. C’est par la taxe foncière que tout cet argent arrive. La commune de Jobourg, qui compte 500 habitants, recevait à l’époque 1,4 million d’euros de recette par an. Il nous restait parfois en fin d’année 700 000 euros à dépenser et nous ne savions pas quoi en faire… »
En comparaison, la commune de Longueville, à une centaine de kilomètres plus au sud, compte environ 700 habitants pour un budget de fonctionnement divisé par deux. « Nous avons par exemple fait construire une belle médiathèque qui n’a aucune équivalence dans une commune de notre taille, poursuit l’ancien élu, aujourd’hui membre de Piscine Nucléaire Stop. Ici la moindre petite commune a sa salle des fêtes. Ce sont des structures récentes avec des cuisines. Il y a un centre équestre, des piscines municipales, des réverbères… Tout est payé avec zéro centime d’emprunt ». Dans la Meuse et la Haute-Marne, où s’installe le site d’enfouissement de déchets radioactifs Cigéo, plus d’un milliard d’euros a été déversé en deux décennies, pour favoriser « l’acceptabilité sociale » du projet .
« La Hague rejette en un mois autant de tritium que la centrale de Fukushima en 30 ans »
Cela n’empêche pas des citoyens, localement, de s’intéresser aux conséquences d’une telle concentration d’activités nucléaires. Le territoire est doté d’une association assez unique, qui effectue des tests dans les cours d’eau et sur les plages de Normandie. Créée dans les mois qui ont suivi l’accident de Tchernobyl en 1986, l’Acro (Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest) est basée à Mondeville, près de Caen. Agréée par la sûreté nucléaire, l’association compte plus de 220 adhérents, dont beaucoup sont des bénévoles qui réalisent régulièrement des prélèvements pour mesurer la pollution radioactive.
Chaque trimestre, un petit groupe de volontaires se donne rendez-vous aux pieds de la centrale de La Hague, là où les rejets dans la mer sont les plus importants. « Ici, il faut savoir que nous nous trouvons juste en dessous de la station d’Orano qui est l’une des installations nucléaires qui rejette le plus au monde, prévient la biologiste Aurore Le Vot, chargée d’études à l’Acro. Nous venons donc ici effectuer des relevés, car il y a notamment un énorme conduit qui rejette l’eau de la centrale (qui sert justement à refroidir les déchets, ndlr) dans la mer. Nous prélevons des patelles (ou berniques, ndlr), des mollusques, des algues, de l’eau de mer et du sable. »
Dans l’eau de mer, c’est le tritium qui est notamment mesuré, l’hydrogène radioactif. « Même si cela paraît incroyable, Orano rejette en un mois autant de tritium que ce que la centrale de Fukushima a annoncé vouloir rejeter les 30 prochaines années, explique la biologiste. Tout est écrit dans leurs bulletins environnementaux, mais cela reste sous la barre des seuil autorisés. »
L’un des « préleveurs volontaires » s’est même rendu au Danemark pour effectuer des tests. L’Acro y a détecté la présence d’iode 129, un isotope radioactif que rejette La Hague en grande quantité. « On en trouve sur toute la côte normande et avec les courants, cela remonte au nord de l’Europe », détaille Aurore Le Vot. Si la mobilisation contre les piscines nucléaires a, selon elle, créé un regain d’intérêt sur la question du nucléaire en Normandie, « il faut garder à l’esprit que la radioactivité, tout le monde s’en fout », conclut-elle, sur la plage de La Hague.
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La manifestation de Cherbourg a réussi à mettre en lumière cette lutte des habitants du Cotentin, qui s’annonce encore longue. « Il faut rappeler que cette lutte n’a débuté qu’il y a cinq mois, nous ne sommes pas inquiets, estime Corentin, jeune membre très actif du collectif. Je nous trouve même un peu en avance. Il nous reste deux ans avant le début des travaux, la course est lancée. »
Guy Pichard
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