Article mis en ligne le 14 mars 2022
par F.G.
Dans la bande que je fréquentais au plus chaud du mouvement des Gilets jaunes – tous des jeunes –, il y avait deux proches de La France insoumise. Au soir de nos longues et épuisantes marches parisiennes du samedi, nous avions coutume de noyer nos fatigues en fédérant nos espoirs et nos doutes dans un rade du 11e, à deux pas de la place de la République. Parfois, souvent, le débat dérivait vers une issue politique possible au mouvement antipolitique qui avait nos faveurs. Passée l’affirmation de principes sur la nécessaire et non négociable autonomie de toute révolte sociale, il nous arrivait d’être au moins d’accord sur un point : Macron ayant cramé la jeunesse pour longtemps, le vieux Mélenchon avait un coup sérieux à jouer dans le prochain spectacle électoral : celui du retour du père sévère en vieux sage renvoyant le jeune commis de Black Rock et son monde aux poubelles de l’histoire. Le temps passant et Covid aidant, la règle reprit ses droits : chacun finit par cultiver ses salades de son côté, par lassitude et retour à l’anormal. C’est con, mais c’est comme ça. J’ai appris beaucoup avec ces deux-là sur l’attirance d’une certaine jeunesse pour l’insoumission institutionnelle, un attelage étrange à mes yeux d’antiquité libertaire. D’ici, s’ils se reconnaissent – ce qui ne m’étonnerait pas –, je les salue bien et leur souhaite bonne chance dans leur combat pour « l’avenir en commun ».
Pour être pour le moins dubitatif sur la possibilité d’une « révolution citoyenne » issue d’une victoire électorale, je n’en suis pas moins curieux du déroulement de la très active campagne de l’Union populaire. Je m’informe, je la suis, des échos m’en remontent – des échos de libertaires qui y participent, notamment.
Déjà, lors de l’élection de 2016, et alors que Macron m’apparaissait, en bon minoritaire que je me complais d’être, comme le vrai candidat de tous les dangers, j’avais été approché par quelques vieux copains ayant rejoint LFI et s’y trouvant bien. « Mieux que chez les anars – m’avait même dit Denise –, qui, ne voulant pas faire de politique, font souvent la plus mauvaise. » Elle citait Victor Serge, mais approximativement et hors contexte, car le vieux révolutionnaire marxiste libertaire faisait alors référence à des événement précis : la guerre d’Espagne, l’anarcho-syndicalisme espagnol (qui avait, lui, les moyens, au vu de sa puissance, de jouer ou pas de l’abstention) et les conditions où, en dépit du « plus beau courage » dont savaient faire preuve ses militants – ajoutait l’homme qui sentait sonner minuit dans le siècle –, la CNT s’était laissé berner par la coalition stalino-républicaine en acceptant de collaborer à un gouvernement d’union populaire qui en avait besoin pour suspendre le processus révolutionnaire. « On cite correctement et on ne compare que ce qui est comparable, avais-je répliqué à Denise. À défaut de quoi, on instrumentalise la vérité en faisant certes de la politique, mais de la pire espèce. » Jeannot, le compagnon de Denise, en convint, mais sans lâcher l’affaire : « Voter Mélenchon, c’est ouvrir une perspective, tout de même, non ? Et puis comme dit Brecht : “Ceux qui ne participent pas à la bataille participent à la défaite.” » L’argument était piteux. Dès lors, m’étais-je dit, vient toujours un temps où il vaut mieux tirer le rideau. J’ai botté lâchement en touche : « De toutes façons, les amis, je ne suis pas inscrit sur les listes électorales. » C’était petit, mais c’était vrai. Aux dernières nouvelles, Denise et Jeannot, plus vieux de cinq ans mais toujours enthousiastes, tractent tous les samedis pour Méluch sur leur marché et incitent les glandeurs dans mon genre à s’inscrire sur le grand registre des votards.
Et voilà donc que ça recommence… Une ancienne copine perdue de vue depuis longtemps et retrouvée au gré d’un récent cortège parisien vient de m’annoncer tout à trac, après quelques commentaires d’après-manif, qu’elle a rejoint les rangs de La France insoumise et qu’elle s’implique activement dans la campagne de Mélenchon. « En tant que libertaire – précise-t-elle – et pour sortir enfin la tête de l’eau en virant Macron. » Et de conclure : « Il n’est pas de pratique oppositionnelle cohérente qui s’enferme, par suffisance ou confort, dans une sorte d’en deçà du devenir commun en se contentant d’observer de loin, et sans s’y confronter, le mouvement de l’existant. Il est vrai que, de le faire, le risque est toujours grand de s’obliger à se déprendre de vérités acquises. Mais il est évident pour moi que, quand la théorie n’aimante plus rien du réel, c’est qu’elle est devenue inopérante, que tout se joue ailleurs, en dehors de ses postulats et de son purisme. » Ouf ! Un peu sonné par le sermon, j’ai tout de même sauté sur l’occasion : « Et tu faisais quoi aux jours heureux de l’insurrection jaune ? » Rien, elle ne faisait rien, Joëlle, tout occupée qu’elle était à se demander si c’était du lard ou du cochon, des chouans ou des enragés, Sisyphe ou le rocher. Rien pendant une année. Aucun rond-point, aucune manif… Avant de se décider, enfin, à aller faire un tour place d’Italie pour le premier anniversaire du mouvement et, sale idée, de s’y faire nasser assez longtemps pour y voir le Gilet jaune valenciennois Manu Coisne se faire éborgner par un tir de grenade alors qu’il discutait avec des amis. La conclusion de Joëlle fut étrangement nette : décidemment, Macron, Lallement et leurs chiens méritaient bien qu’on s’engage… à LFI. À ma question, normale, évidente : « Et pourquoi pas auprès des apartidaires Gilets jaunes ? », sa réponse me laissa pantois : « Parce qu’ils ont trop d’appétence pour le tricolore et La Marseillaise ! » Ah ! bon ? Et pas ceux de LFI ? Je suis en règle générale plutôt porté à creuser les contradictions, mais, là, j’ai vite lâché l’affaire. C’était perdu d’avance. Les nouveaux convertis ont la ferveur un peu pesante.
Je dois avouer sans honte que j’observe de près, et parfois même avec délice, la campagne de Mélenchon sur la chaîne YouTube de l’Union populaire. Chaque fois qu’on lui demande ce qu’est LFI, il répond qu’il s’agit d’un mouvement qui va « des libertaires » à d’autres rivages de la vraie gauche. C’est assez nouveau pour être noté, car l’homme n’est pas connu pour avoir manifesté, sur le temps long de sa carrière politique, d’intérêt particulier pour le chiffon noir de Louise Michel, cette Louise qu’il cite désormais abondamment dans ses meetings. La conclusion que j’en tire, je la formulerai sous la forme de deux hypothèses par forcément contradictoires : la première, c’est que la présence, au sein de LFI, de militants d’origine libertaire, comme ceux évoqués jusqu’ici, pourrait exercer une influence jusqu’au sommet du mouvement. À vrai dire, j’en doute. La seconde, en revanche, me semble plus recevable : dans la situation où nous sommes de rejet total de la social-démocratie néolibéralisée, mais aussi de déshérence de la « vraie gauche » d’origine marxiste, il n’est pas exclu que, le temps venant, comme sur le nucléaire et plus généralement sur l’écologie politique, Mélenchon ait bougé. L’atteste, par exemple, cet intérêt qu’il manifeste – marginalement il est vrai – dans un entretien à Ballast du 14 janvier dernier pour ces « auteurs anarchistes » auxquels il se ressourcerait souvent, « leur critique décapante [l’aidant] volontiers à réfléchir ». Il est vrai que le seul qu’il cite, c’est l’honorable collapsologue Pablo Servigne !
Au risque d’entacher un peu plus ma réputation (naufragée depuis longtemps) auprès d’une certaine orthodoxie anarchiste, je précise que je n’ai rien à opposer au fait que, « en tant que libertaire », on puisse voter Mélenchon et même participer à sa campagne. À partir du moment où, comme Joëlle et sûrement beaucoup d’autres, l’on en arrive à la conclusion que la traditionnelle position abstentionniste des anarchistes relèverait, dans le cas précis de cette élection, d’une erreur majeure d’évaluation de la situation, je ne vois aucune incohérence dans cette décision.
La situation, c’est quoi ? D’un côté, une extrême droite fractionnée entre les fans de l’héritière « dédiabolisée » de son père et ceux d’un Arturo Ui de guerre civile monomaniaque du « Grand Remplacement » et fanatique du « Grand Déplacement » ; de l’autre, une droite « républicaine » incarnée par une bourge thatchérisée jusqu’au grotesque et assez bête pour chercher à rivaliser avec l’extrême en lui piquant sa copie ; sous l’eau, une « gauche » institutionnelle néantisée, une écologie politique toujours résiduelle, un PC cadet-roussellisé au steak-frites et, jusqu’à il y a peu, candidate d’une grotesque « primaire populaire », une Taubira repartie plus vite qu’elle n’était venue faute de parrainages suffisants ; enfin et ailleurs, Macron, entré le plus tard possible en campagne, c’est-à-dire pile-poil the Last Day après avoir joué jusqu’à l’obscène de son lourd emploi du temps de « président tournant » de l’Europe, puis de l’immense charge qui fut la sienne de ramener – avec le succès qu’on sait ! – le boutefeu Poutine à la raison en le dissuadant d’envahir l’Ukraine, Macron donc, jupitérien caméléonesque en charge du disruptif bouton nucléaire qui un jour pourrait servir, Macron en général en chef, a décidé de nous la faire courte dans le genre « Moi ou le chaos, circulez y’a rien à voir » – ce qui, pour l’instant, semble payer.
Il y a par conséquent de quoi penser que les temps seraient, en effet, trop durs pour se complaire dans une position abstentionniste surplombante. Et, partant de là, estimer, « en tant que libertaire » rallié à LFI ou pas, que cette union populaire autour de Mélenchon puisse être in fine la seule manière de déjouer les plus sinistres hypothèses électorales. J’y vois, pour ma part, un choix qui a sa logique, même si ce monde illogique nous réserve chaque jour son lot de pénibles surprises.
Qui nous aurait dit, par exemple, qu’a priori sortis de la phase chaude de la pandémie, nous entrerions en si peu de temps dans la brûlante perspective d’une possible conflagration militaire mondiale qui, soyons clair, nous plonge, au-delà de ce que vivent déjà les Ukrainiens eux-mêmes, dans une sorte d’attente angoissée et aphasique qui pourrait profiter à notre éborgneur en chef, l’indigne petit homme qui préside aux destinées du pays depuis cinq ans et qui, réélu, se sentirait pousser des ailes pour parachever sa sale besogne de destruction de ce qu’il nous reste de communs ?
Alors oui, il est logique de penser qu’au vu des circonstances évoquées l’union populaire autour de Mélenchon fasse finalement alternative. Mais cette respectable conviction ne saurait suffire à écarter le débat sur le que faire ou le comment faire au prétexte que cette option s’imposerait d’elle-même. Car ce choix est un choix qui légitime objectivement un système dont il faudrait croire qu’il pourrait être modifié par la « révolution citoyenne » issue des urnes que La France insoumise et ses alliés appellent à remplir de bulletins « Mélenchon ». Si ce choix et le vote qu’il induit peuvent être « utiles » pour virer Macron – ce qui, je l’admets, n’est pas rien –, ils dépossèdent également celles et ceux qui le font de toutes capacités à critiquer le système de représentation à venir, et donc participent de sa relégitimation pour la bonne cause : une Constituante ouvrant le chemin à une VIe République avec promesse de référendum d’initiative citoyenne, à condition que le Conseil constitutionnel n’y trouve rien à redire et qu’en fin de course un référendum classique l’approuve.
C’est ce chemin improbable que trace la « révolution citoyenne » de Mélenchon. Fondée sur la mobilisation du seul peuple votant, il fait l’impasse sur la nécessaire insurgence que tout processus constituant implique. « Dans l’idée d’insurrection, disait Miguel Abensour, il y a d’abord interruption du cours du monde, d’un certain ordre établi. » L’insurgence, c’est précisément ce mouvement. S’il a existé une constitution française – jamais appliquée au demeurant – qui reconnaissait le droit à l’insurrection du peuple, celle de 1793, c’est qu’elle a été le fruit d’un moment destituant de grande ampleur : trois ans de conflits où, directement appliquée, la démocratie prit sens révolutionnaire.
Voter, ce n’est pas forcément abdiquer, comme le disait Élisée Reclus, mais c’est à coup sûr accepter de déléguer sa souveraineté à qui, en démocratie représentative, ne peut être démis de son mandat.
C’est en cela qu’il y a cohérence dans le refus déterminé, sécessionniste, du refus de caution.
Ce qui ne saurait valoir consigne, ce n’est pas le genre de la maison !
Freddy GOMEZ
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