Perspectives anti-autoritaires en Ukraine
paru dans lundimatin#329, le 7 mars 2022 Appel à dons Cet article a été rédigé par des anarchistes, anti-autoritaires et antifascistes ukrainiens peu avant l’invasion russe, qui a débuté le 24 février dernier. Ce texte revient sur les événements de ces dernières années, du soulèvement de Maidan à partir de 2013, à la guerre au Donbass de ces huit dernières années, en passant par le développement de l’extrême-droite en Ukraine et les menaces d’invasion de plus en plus pressantes au cours de ces derniers mois. Les rédacteurs reviennent notamment sur leur tentative de développement d’un mouvement libertaire, autonome et antifasciste, opposé à la fois aux mouvements néo-nazis ukrainiens, à la gauche pro-Poutine, et s’opposant de façon concrète à l’invasion russe du territoire ukrainien. Ce texte élaboré collectivement, dans lequel les rédacteurs ne masquent pas leurs propres divergences (notamment à propos des liens à entretenir avec l’Union Européenne et l’OTAN), permet de comprendre un contexte, et de saisir la façon dont certains participants aux mouvements en Ukraine analysent les luttes et la guerre en cours.
L’article, rédigé le mois dernier, se clôt sur la menace d’une invasion de l’Ukraine par l’armée russe, et présente les différentes manières dont les anarchistes ukrainiens pourront s’y opposer. Depuis, des anarchistes et antifascistes ukrainiens ont décidé de prendre les armes face à l’armée russe. Ils sont notamment regroupés au sein d’un bataillon nommé Чёрный штаб (The Black Headquarter, Quartier général noir), qui fédère différents collectifs, dont Hoods Hoods Klan (militants antifascistes au sein de la scène hardcore-punk ukrainienne), ou RedVia (pour Revolutionary Action, collectif et média engagé se revendiquant de l’anarchisme et de l’action directe). Plusieurs autres bataillons anarchistes distincts, fonctionnant comme tels, se sont aussi constitués. Ces différents groupes sont reconnus en tant que tels comme des composantes de la Défense territoriale (réserve de l’armée ukrainienne). Certains d’entre eux ont en outre été rejoints par des volontaires d’autres pays, notamment Russes et Biélorusses.
Ce texte a été élaboré collectivement par plusieurs activistes anti-autoritaires actifs en Ukraine. Nous ne représentons pas une seule organisation. Nous nous sommes réunis pour écrire ce texte et nous préparer face à l’éventualité d’une guerre.
En plus de notre collectif d’écriture, le texte a été édité par plus de dix personnes, dont des participants aux événements décrits dans le texte, des journalistes qui ont vérifié l’exactitude de nos affirmations, et des anarchistes de Russie, de Biélorussie et d’Europe. Nous avons reçu de nombreuses corrections et clarifications afin que notre texte soit le plus objectif possible.
Si la guerre éclate, nous ne savons pas si le mouvement anti-autoritaire survivra, mais nous essaierons de faire en sorte que ce soit le cas. Quoi qu’il en soit, ce texte est une tentative de partager l’expérience que nous avons accumulée.
En ce moment, le monde discute activement de la possibilité d’une guerre entre la Russie et l’Ukraine. Nous devons cependant préciser, et nous y reviendrons, que cette guerre dure depuis 2014.
Le mouvement de Maïdan à Kiev
En 2013, des manifestations de masse ont débuté en Ukraine, déclenchées par le passage à tabac par les Berkout (forces antiémeutes de la police) de manifestants étudiants protestant suite au refus du président de l’époque, Viktor Ianoukovitch, de signer l’accord d’association avec l’Union européenne. Ce passage à tabac a poussé de nombreux segments de la société à rejoindre le mouvement. Il était devenu clair pour tous que Ianoukovitch avait dépassé les bornes, et les protestations ont finalement conduit à la fuite du président.
En Ukraine, ces événements sont désignés comme « la révolution de la dignité ». Le gouvernement russe la présente néanmoins comme un coup d’État nazi et un complot du département d’État américain. Les manifestants en eux-mêmes formaient un alliage très hétérogène : il y avait en effet des militants d’extrême-droite avec leurs symboles, des leaders libéraux parlant des valeurs européennes et de l’intégration à l’UE, des Ukrainiens ordinaires protestant contre le gouvernement, et quelques gauchistes. Les sentiments anti-oligarchiques dominaient parmi les manifestants, tandis que quelques oligarques qui étaient opposés à Ianoukovitch soutenaient le mouvement. Ces oligarques s’opposaient notamment à Ianoukovitch parce que lui et son entourage avaient essayé de monopoliser les grandes entreprises durant son mandat. En d’autres termes, pour ces oligarques, le mouvement représentait une chance de sauver leurs entreprises. De même, de nombreux représentants de moyennes et petites entreprises ont participé au mouvement parce que Ianoukovitch et sa bande ne leur permettaient pas de travailler librement et les rackettaient. Les gens ordinaires étaient mécontents du niveau élevé de corruption et du comportement arbitraire de la police. Les nationalistes qui s’opposaient à Ianoukovitch au motif qu’il était un homme politique pro-russe ont accru leur influence de façon significative. Des expatriés biélorusses et russes se joignaient enfin aux manifestations, en considérant Ianoukovitch comme un ami des dictateurs biélorusses et russes Alexandre Loukachenko et Vladimir Poutine.
Si vous avez vu des vidéos du mouvement de Maidan, peut-être avez-vous remarqué que le degré de violence était élevé ; les manifestants ne disposaient d’aucun endroit pour se replier, et ont donc été contraints de se battre jusqu’au bout. Les Berkout enveloppaient leurs grenades d’écrous qui provoquaient des blessures par éclats – notamment aux yeux – après l’explosion ; nombreux sont celles et ceux parmi les manifestants à avoir été blessés de cette façon. Dans les dernières phases du conflit, les forces de sécurité ont utilisé des armes militaires, et tué 106 manifestants.
En réponse, les manifestants fabriquaient des grenades et des explosifs artisanaux et amené des armes à feu sur le Maïdan. Les cocktails Molotov étaient confectionnés par ce qui s’apparentait à de petites divisions.
Lors du mouvement de Maidan, en 2014, les autorités ont eu recours à des mercenaires (appelés « titouchky », terme désignant des hooligans rétribués par le gouvernement), leur ont fourni des armes, les ont coordonnés et ont essayé de les utiliser comme une force loyaliste organisée. De nombreux affrontements entre les manifestants et eux ont eu lieu, avec l’usage de bâtons, de marteaux et de couteaux.
Contrairement à l’opinion selon laquelle Maïdan était une ’manipulation de l’UE et de l’OTAN’, les partisans de l’intégration européenne avaient appelé à un rassemblement pacifique, se moquant et rejetant les manifestants les plus politisés, qualifiés de marionnettes ou de faire-valoir. L’UE et les États-Unis ont critiqué les occupations de bâtiments gouvernementaux. Bien entendu, des forces et organisations ’pro-occidentales’ se sont investies dans le mouvement, mais elles ne l’ont pas entièrement contrôlé. Diverses forces politiques, dont l’extrême-droite, se sont activement impliquées dans le mouvement et ont tenté de mettre en avant leur propre stratégie. Elles ont rapidement pris leurs marques et se sont constituées en forces d’organisation, en mettant en place les premiers détachements de combat, ouverts à tous et dont ils assuraient l’entraînement et le commandement.
Cependant, aucune force n’était dominante de manière exclusive. Nous étions avant tout au contact d’une mobilisation spontanée dirigée contre le régime corrompu et impopulaire de Ianoukovitch. On peut sans doute classer le mouvement de Maïdan parmi les nombreuses « révolutions volées ». Les sacrifices et les efforts de dizaines de milliers de personnes ordinaires ont été usurpés par une poignée de politiciens qui les ont instrumentalisés, afin de se frayer un chemin vers le pouvoir et le contrôle de l’économie.
Le rôle des anarchistes dans les manifestations de 2014
Bien que l’histoire des anarchistes en Ukraine soit longue, pendant le règne de Staline, tous ceux qui étaient liés aux anarchistes de quelque manière que ce soit ont été réprimés, et le mouvement s’est alors éteint. Par conséquent, la transmission de l’expérience révolutionnaire fut interrompue pour un temps. Le mouvement anarchiste a commencé à se relever dans les années 1980 grâce aux efforts des historiens qui ont permis de le faire redécouvrir. Puis, dans les années 2000, l’anarchisme a de nouveau connu un essor important grâce au développement des cultures alternatives et de l’antifascisme. Pour autant, en 2014, le mouvement anarchiste n’était pas encore en situation de relever les défis historiques importants auxquelles il devait faire face.
Avant le début des manifestations de 2014, les anarchistes n’étaient que des individus isolés, ou des militants dispersés dans de petits groupes. Peu d’entre eux allaient jusqu’à affirmer que le mouvement devait être organisé dans une visée révolutionnaire. Parmi les organisations connues qui se préparaient à de tels événements, nous pouvons citer la Confédération révolutionnaire des anarcho-syndicalistes de Makhno (CRAS de Makhno). Cette organisation s’est cependant dissoute après les premières émeutes, ses membres n’arrivant pas à élaborer une stratégie dans le contexte de la situation nouvelle à laquelle ils faisaient face.
Nous pourrions comparer les événements de Maïdan à une situation où l’on serait chez soi, face aux forces spéciales qui débarquent et auxquelles on doit répondre de façon décisive, mais avec un arsenal se limitant à quelques morceaux de punk-rock, des bouquins vieux de cent ans et, au mieux, l’expérience de la participation à l’antifascisme de rue et à des conflits sociaux locaux. La situation était donc très confuse et les gens essayaient de comprendre ce qu’il se passait.
À l’époque, il n’était pas possible d’élaborer une vision unifiée de la situation. La présence de l’extrême-droite dans les rues a dissuadé de nombreux anarchistes de soutenir les manifestations, car ils ne voulaient pas se trouver du même côté de la barricade que des nazis. Cette situation a suscité une vive polémique au sein du réseau anarchiste, certaines personnes accusant de fascisme ceux qui décidaient de se joindre au mouvement de Maïdan.
Les anarchistes qui ont participé aux manifestations s’opposaient à la brutalité de la police ainsi qu’à Ianoukovitch lui-même et sa position pro-russe. Cependant, ils n’étaient pas en situation d’exercer une influence significative sur les manifestations, car ils appartenaient essentiellement à la catégorie des marginaux.
En résumé, les anarchistes ont participé à la révolution de Maidan individuellement et en petits groupes, principalement dans le cadre d’initiatives spontanées et non organisées. Après un certain temps, ils ont décidé de coopérer et de former leur propre division, un groupe de combat de 60 à 100 personnes. Mais lors de l’enregistrement du détachement (une procédure obligatoire à Maïdan), les anarchistes, en infériorité numérique, ont été dispersés par les participants d’extrême droite armés. Les anarchistes sont restés dans le mouvement, mais n’ont plus tenté de créer des groupes organisés conséquents.
Parmi les personnes tuées sur le Maïdan, figure l’anarchiste Sergei Kemsky qui, ironiquement, a été célébré comme un héros de l’Ukraine après sa mort. Il a été abattu par un sniper pendant le mouvement le plus fort de la confrontation avec les forces de sécurité. Pendant les manifestations, Sergei avait lancé un appel aux manifestants intitulé « Entends-tu, Maïdan ? », dans lequel ilexposait différentes propositions pour développer la révolution, en mettant l’accent sur la démocratie directe et la transformation sociale.
Le conflit armé avec la Russie a débuté il y a huit ans, dans la nuit du 26 au 27 février 2014, quand le Parlement de Crimée et le Conseil des ministres ont été investis par des hommes armés non-identifiés. Les armes qu’ils utilisaient, leurs uniformes et leur équipement étaient russes, mais ne laissaient apparaître aucun symbole de l’armée russe. Si, officiellement, Poutine n’a pas reconnu la participation de militaires russes à cette opération, il l’a cependant personnellement admise plus tard, lorsqu’il fut interviewé dans le documentaire de propagande intitulé « Crimée : Le retour à la Patrie ».
Ici, ce qu’il est important de comprendre est qu’à l’époque de Ianoukovitch, l’armée ukrainienne était très affaiblie et opérait dans de très mauvaises conditions. Sachant qu’une armée régulière russe de 220 000 hommes opérait en Crimée, le gouvernement provisoire ukrainien n’a pas osé l’affronter.
Après l’occupation, de nombreux résidents ont subi une répression qui continue encore aujourd’hui. Nos camarades font aussi partie des personnes réprimées. Nous pouvons mentionner quelques uns des cas les plus médiatisés. L’anarchiste Alexander Kolchenko a été arrêté en compagnie du militant pro-démocratie Oleg Sentsov et transféré en Russie le 16 mai 2014 ; ils ont été libérés cinq ans plus tard, à l’occasion d’un échange de prisonniers. L’anarchiste Alexei Shestakovich a été torturé, étouffé avec un sac plastique sur la tête, battu et menacé de représailles ; il est parvenu à s’échapper. L’anarchiste Evgeny Karakashev a été arrêté en 2018 en raison d’un partage sur le réseau social Vkontakte ; il est toujours en détention.
Désinformation
Des rassemblements pro-russes ont eu lieu dans des villes russophones proches de la frontière russe. Les participants craignaient l’OTAN, les nationalistes radicaux et la répression visant la population russophone. Après l’effondrement de l’URSS, de nombreux foyers en Ukraine, Russie et Biélorussie étaient liés entre eux par des liens familiaux, mais les événements de Maïdan ont provoqué une profonde rupture dans les relations personnelles. Ceux qui se trouvaient en dehors de Kiev et qui regardaient la télévision russe étaient convaincus que Kiev avait été prise par une junte nazie et que la population russophone y subissait des purges.
La Russie a lancé une campagne de propagande dont le message était : les ’bourreaux’, c’est-à-dire
les nazis, viennent de Kiev à Donetsk, ils veulent détruire la population russophone (et ce même si Kiev est aussi une ville majoritairement russophone…). Dans leur travail de désinformation, les propagandistes ont utilisé des photos de l’extrême-droite et ont diffusé toutes sortes de fausses nouvelles. Pendant les combats, ce qui allait devenir l’un des faux les plus célèbres est apparu : la télévision russe affirmait, à tort, qu’un enfant de trois ans avait été attaché à un char et traîné sur la route. En Russie, cette nouvelle a été diffusée sur les chaînes fédérales et est devenue virale sur Internet.
Nous considérons qu’en 2014, la désinformation a joué un rôle clé dans le développement du conflit armé : certains habitants de Donetsk et de Lougansk avaient peur d’être tués. Ils ont donc pris les armes et lancé un appel aux troupes de Poutine.
Conflit armé dans l’Est de l’Ukraine
« Le détonateur de la guerre a été actionné », déclarait Igor Girkin, un colonel du FSB (l’agence de sécurité de l’État, successeur du KGB) de la Fédération de Russie. Girkin, en tant que partisan de l’impérialisme russe, avait décidé de radicaliser les manifestations pro-russes. Il franchit la frontière avec un groupe de Russes armés et, le 12 avril 2014, s’emparait d’un bâtiment du Ministère de l’Intérieur à Sloviansk pour y saisir des armes. Les forces de sécurité pro-russes ont alors commencé à se rallier à Girkin. Quand l’information sur ces groupes armés a commencé à être diffusée, l’Ukraine a lancé une opération antiterroriste.
Une partie de la société ukrainienne, déterminée à protéger la souveraineté nationale et se rendant compte de la faiblesse de l’armée, a mis en place un vaste mouvement de volontaires. Ceux qui étaient un minimum compétents en matière militaire sont devenus instructeurs ou ont formé des bataillons de volontaires. Certaines personnes ont rejoint l’armée régulière ou les bataillons de volontaires en tant qu’engagés humanitaires. Elles ont levé des fonds pour acheter des armes, de la nourriture, des munitions, du carburant, des moyens de transport, etc. Les membres des bataillons de volontaires étaient souvent mieux équipés que les soldats de l’armée de l’État. Ces détachements ont fait preuve d’un grand sens de la solidarité et de l’auto-organisation et sont véritablement parvenus à remplacer l’État dans sa fonction de défense du territoire, permettant ainsi à l’armée régulière (mal équipée à l’époque) de résister avec succès à l’ennemi.
Les territoires contrôlés par les forces pro-russes ont commencé à se réduire rapidement. Puis, l’armée régulière russe est intervenue.
On peut résumer chronologiquement cette séquence par trois points clés :
- Les militaires ukrainiens ont réalisé que les armes, les volontaires et les spécialistes venaient de Russie. En conséquence, ils ont déclenché le 12 juillet 2014 une opération à la frontière ukraino-russe. Cependant, pendant la manœuvre, les militaires ukrainiens ont été attaqués par l’artillerie russe et l’opération a échoué. Les forces armées ont subi de lourdes pertes.
- Les militaires ukrainiens ont tenté d’occuper Donetsk. Alors qu’ils avançaient, ils ont été encerclés par les troupes régulières russes à proximité d’Ilovaisk. Certaines de nos connaissances, qui faisaient partie de l’un des bataillons de volontaires, ont été capturées. Elles ont pu voir les militaires russes de près. Après trois mois, elles sont revenues, dans le cadre d’un échange de prisonniers de guerre.
- L’armée ukrainienne a pris le contrôle de la ville de Debaltseve, où se trouve un important nœud ferroviaire, ce qui a eu pour effet de perturber la liaison directe entre Donetsk et Lougansk. À la veille des négociations entre Porochenko (le président ukrainien de l’époque) et Poutine, qui était censée amorcer un cessez-le-feu durable, les positions ukrainiennes ont été attaquées par des unités bénéficiant de l’appui des troupes russes. L’armée ukrainienne a de nouveau été encerclée et a subi de lourdes pertes.
A l’heure où nous écrivons (en février 2022), les parties ont convenu d’un cessez-le-feu et donné l’ordre de maintenir « la paix et la tranquillité ». Cette situation se maintient, même si plusieurs personnes meurent chaque mois dans le cadre de nombreuses violations du cessez-le-feu.
La Russie nie la présence de troupes régulières russes et l’approvisionnement en armes des territoires non-contrôlés par les autorités ukrainiennes. Les soldats russes qui ont été capturés affirment qu’ils ont été placés en état d’alerte pour un exercice, et que ce n’est qu’une fois arrivés à leur destination qu’ils ont réalisé qu’ils se trouvaient en pleine guerre, en Ukraine. Avant de traverser la frontière, ils ont dû retirer de leurs uniformes les symboles de l’armée russe, comme l’avaient fait leurs collègues en Crimée avant eux. En Russie, des journalistes ont découvert des cimetières de soldats tombés au combat, mais toutes les informations sur leur décès sont inconnues : les épitaphes sur les pierres tombales ne mentionnent que l’année de leur mort, 2014.
Les partisans des républiques non reconnues
Le socle idéologique sur lequel s’appuyaient les opposants à Maïdan était lui aussi divers. Les principales idées fédératrices portaient sur le rejet des violences contre la police et l’opposition aux émeutes de Kiev. Des personnes qui avaient été élevées dans la culture, les récits, des films et la musique russes craignaient la destruction de la langue russe. Les partisans de l’URSS et les admirateurs de sa victoire lors de la Seconde Guerre mondiale, qui considéraient que l’Ukraine devait s’aligner sur la Russie, étaient mécontents de l’essor des nationalistes ukrainiens radicaux. Les partisans de l’Empire russe ont aussi perçu les manifestations de Maidan comme une menace pour le territoire de l’Empire. Cette convergence d’idéaux est résumée dans une photo qui montre un drapeau réunissant les symboles de l’URSS, de l’Empire russe et de la victoire lors de la Seconde Guerre Mondiale (le ruban de Saint-George). On pourrait dépeindre ces opposants comme des conservateurs autoritaires, partisans de l’ordre ancien.
Le camp pro-russe était composé de policiers, d’entrepreneurs, de politiciens et de militaires sympathisant avec la Russie, mais aussi de simples citoyens effrayés par les fake news à propos de la persécution des russophones. On trouvait également dans ses rangs divers individus d’ultra-droite, et notamment des patriotes russes et différents types de monarchistes, des pro-impérialisme russe ainsi que la Task Force « Rusich » et la société militaire privée « Wagner », qui comptait dans ses rangs le célèbre néo-nazi Alexei Milchakov, ou encore Egor Prosvirnin, le récemment décédé fondateur du média nationaliste russe « Sputnik & Pogrom », et bien d’autres. Y figuraient également des gauchistes autoritaires, qui glorifient l’URSS et sa victoire dans la Seconde Guerre mondiale.
La montée de l’extrême-droite en Ukraine
Comme nous l’avons décrit, l’extrême-droite a réussi à s’attirer une certaine sympathie pendant le Maïdan en organisant des unités de combat et en étant prête à affronter physiquement les Berkout. La présence d’armes de guerre leur a permis de maintenir leur indépendance et d’obliger les autres tendance à composer avec eux. Malgré l’utilisation de symboles nazis manifestes tels que des croix gammées, les crochets de loup, les croix celtiques et les logos SS, il a été difficile de les discréditer. La nécessité de combattre les forces du gouvernement Ianoukovitch a en effet incité de nombreux Ukrainiens à défendre l’idée d’une coopération avec eux.
Après le mouvement de Maïdan, l’extrême-droite a activement réprimé les rassemblements des forces pro-russes. Au début des opérations militaires, l’extrême-droite ukrainienne a commencé à former des bataillons de volontaires. L’un des plus célèbres est le bataillon Azov. Au début, il était uniquement composé de 70 combattants ; aujourd’hui, c’est un régiment de 800 personnes avec ses propres véhicules blindés, son artillerie, sa compagnie de chars et une école militaire conforme aux normes de l’OTAN. Le bataillon Azov est l’une des unités de combat les plus efficaces dont dispose l’armée ukrainienne. Il existe également d’autres formations militaires fascistes, comme l’Unité ukrainienne de volontaires « Secteur de droite » et l’Organisation des nationalistes ukrainiens, cependant moins connues.
En conséquence de cela, l’extrême-droite ukrainienne a acquis une mauvaise réputation dans les médias russes. Beaucoup d’Ukrainiens ont alors considéré que ce qui était détesté en Russie devait par conséquent devenir un symbole de la lutte en Ukraine. Par exemple, le nom du nationaliste Stepan Bandera, qui est surtout connu en Russie en tant que collaborateur des nazis, a été très souvent mentionné et revendiqué par les manifestants de Maïdan, par provocation et afin de tourner en dérision les discours réduisant Maïdan à un complot de la CIA et des nazis ukrainiens. Certains participants au mouvement de Maïdan sont alors allés jusqu’à se faire appeler ’Judéo-Bandériste’ afin de moquer les partisans des théories du complot judéo-maçonnique.
Au fil du temps, la provocation et le trollage ont contribué à une augmentation des activités de l’extrême-droite. Les militants d’extrême-droite portent ouvertement des symboles nazis ; les partisans ordinaires de Maïdan affirment qu’ils sont eux-mêmes des Bandériste qui mangent des bébés russes, créent et partagent des memes à ce sujet. L’extrême-droite s’est ouvert un chemin vers le mainstream : elle a été invitée à participer à des émissions de télévision et à d’autres plateformes médiatiques d’entreprise, sur lesquelles elle était présentée comme patriote et nationaliste. Les partisans libéraux de Maïdan ont choisi leur camp, et estimé que la présence de nazis n’était qu’une fake news des médias russes. De 2014 à 2016, toute personne prête à se battre a été acclamée, qu’il s’agisse d’un nazi, d’un anarchiste, du baron d’un syndicat du crime organisé, ou d’un homme politique n’ayant tenu aucune de ses promesses.
La montée de l’extrême-droite est due au fait qu’ils étaient mieux organisés dans les situations critiques et plus à même de conseiller des méthodes de combat efficaces aux autres rebelles. Les anarchistes ont exercé le même rôle en Biélorussie, où ils ont également réussi à gagner la sympathie du public, mais pas à une échelle aussi significative que celle de l’extrême-droite en Ukraine.
En 2017, après le début du cessez-le-feu, et alors que le besoin en combattants a diminué, le SBU (Service de Sécurité d’Ukraine) et le gouvernement ont coopté l’extrême-droite, emprisonnant ou neutralisant toute personne développant un point de vue « anti-système » ou dissonant sur la façon dont devait être considéré le développement de l’extrême-droite – dont Oleksandr Muzychko, Oleg Muzhchil, Yaroslav Babich, et d’autres.
Aujourd’hui, l’extrême-droite est toujours puissante, mais sa popularité est moindre. Ses dirigeants sont affiliés au SBU, à la police et à la classe politique ; elle ne représente plus une force politique réellement indépendante. Les débats sur le problème de l’extrême-droite émergent plus fréquemment au sein du camp démocratique, où de nombreuses personnes ont développé une compréhension des symboles et des organisations auxquelles elles font face, et ont arrêté de balayer le problème d’un revers de main.
Activité anarchiste et antifasciste pendant la guerre
Avec le déclenchement des opérations militaires, une opposition est apparue entre les pro-ukrainiens et celles et ceux qui soutenaient les soi-disant République populaire de Donetsk et République populaire de Lougansk.
Pendant les premiers mois de la guerre, une réelle envie partagée de « dire non à la guerre » s’exprimait au sein de la scène punk, mais cela n’a pas duré très longtemps. Il nous faut maintenant analyser les positions pro-ukrainiennes et pro-russes.
Pro-Ukrainiens
En raison de l’absence d’une organisation massive, les premiers volontaires anarchistes et antifascistes se sont engagés comme combattants de façon individuelle et isolée, en tant que médecins militaires ou comme volontaires. Ils ont essayé de former leur propre escouade, mais en raison du manque de connaissances et de ressources, cette tentative a échoué. Certaines personnes ont même rejoint le bataillon Azov et l’OUN (Organisation des nationalistes ukrainiens). Les raisons étaient banales : ils rejoignaient les troupes les plus accessibles. En conséquence, certaines personnes ont évolué vers l’extrême-droite.
Les personnes qui n’ont pas pris part aux combats ont collecté des fonds pour aider au rétablissement des personnes blessées à l’Est et pour la construction d’un abri anti-bombes dans un jardin d’enfants situé près de la ligne de front. Nous pouvons aussi mentionner un squat nommé « Autonomie » à Kharkiv, ou l’ouverture d’un centre social et culturel anarchiste qui, à cette époque, se concentraient sur l’aide aux réfugiés. Les animateurs du centre fournissaient des logements, animateurs un marché gratuit ouvert en permanence, accueillaient les nouveaux arrivants, les orientaient et menaient des activités éducatives. En outre, le centre social et culture anarchiste est devenu un lieu de discussions théoriques. Malheureusement, le projet a cessé d’exister en 2018.
Toutes ces actions étaient le fruit d’initiatives disséminées, de personnes et de groupes particuliers. Elles ne furent pas élaborées dans le cadre d’une stratégie unifiée.
L’un des phénomènes les plus représentatifs de cette période est l’émergence de ce qui a été une importante organisation nationaliste radicale : « Autonomnyi Opir » (résistance autonome). Elle a commencé à pencher à gauche à partir de 2012, et en 2014, elle s’était tellement déplacée vers la gauche que certains de ses membres se qualifiaient même d’« anarchistes ». Ils argumentaient leur nationalisme comme une lutte pour la « liberté » et un contrepoids au nationalisme russe, en mentionnant les exemples zapatistes et kurdes. Relativement aux autres projets politiques en Ukraine, ils ont pu être considérés comme s’apparentant le plus à des alliés, de sorte que certains anarchistes ont coopéré avec eux. D’autres critiquaient ce rapprochement et l’organisation elle-même. Des membres de Résistance Autonome ont également participé activement aux bataillons de volontaires et tenté de faire germer l’« anti-impérialisme » parmi les militaires. Ils ont aussi défendu le droit des femmes à participer à la guerre ; les femmes membres de l’organisation ont pris part aux combats. Résistance Autonome a également aidé les centres d’entraînement à former des combattants et des médecins, s’est portée volontaire dans l’armée et a organisé le centre social « Citadelle » à Lviv, dans lequel les réfugiés étaient accueillis.
Pro-Russes
L’impérialisme russe moderne est bâti sur la conviction que la Russie est le successeur de l’URSS, non pas de par son système politique, mais sur le plan territorial. Le régime de Poutine ne considère pas la victoire soviétique lors de la Seconde Guerre mondiale comme le triomphe du communisme sur le nazisme, mais comme une victoire sur l’Europe qui montre la force de la Russie. En Russie et dans les pays qu’elle contrôle, la population a moins accès à l’information, de sorte que la machine de propagande de Poutine n’a pas à s’embarrasser d’élaborer des discours politiques complexes. Le récit est essentiellement le suivant : Les États-Unis et l’Europe étaient effrayés par la force de l’URSS, la Russie est le successeur de l’URSS et l’ensemble du territoire de l’ex-URSS est russe. Les chars russes sont entrés dans Berlin. Cela signifie que ’nous pouvons le refaire’ et nous montrerons alors à l’OTAN qui est le plus fort. La raison pour laquelle l’Europe ’pourrit’ est que l’expression des gays et les migrants n’y sont pas contrôlés.
Le fondement idéologique qui maintient une position pro-russe au sein de la gauche est l’héritage de l’URSS et de sa victoire dans la Seconde Guerre mondiale. Comme la Russie prétend que le gouvernement de Kiev a été pris par les nazis et une junte militaire, les opposants au mouvement Maïdan se sont décrits comme des combattants contre le fascisme et la junte de Kiev. Cette image de marque a suscité la sympathie de la gauche autoritaire – par exemple, en Ukraine, de l’organisation Borotba. Lors des événements les plus importants de 2014, ils ont d’abord adopté une position loyaliste envers l’État ukrainien, avant d’évoluer vers une position pro-russe. À Odessa, le 2 mai 2014, plusieurs de leurs militants ont été tués lors d’émeutes de rue. Plusieurs de leurs membres ont également participé aux combats dans les régions de Donetsk et de Lougansk, et certains d’entre eux y sont morts.
Borotba a explicité ses motivations, présentant sa position comme la volonté de lutter contre le fascisme. Ils ont exhorté la gauche européenne à être solidaire de la ’République populaire de Donetsk’ et de la ’République populaire de Louhansk’. Après le piratage de l’adresse e-mail de Vladislav Surkov (le stratège politique de Poutine), il a été révélé que les membres de Borotba avaient reçu des fonds et étaient supervisés par les sbires de Surkov.
Les communistes autoritaires de Russie ont défendu les républiques séparatistes pour des raisons similaires.
La présence de partisans d’extrême-droite sur le Maïdan a également motivé les antifascistes apolitiques à soutenir les ’Républiques populaires’. Là encore, certains d’entre eux ont participé aux combats dans les régions de Donetsk et de Lougansk, et certains y sont morts.
Parmi les antifascistes ukrainiens, se trouvaient des antifascistes ’apolitiques’, des personnes affiliées à une contre-culture qui avaient une opinion négative envers le fascisme « parce que nos grands-pères l’ont combattu. » Leur compréhension du fascisme était abstraite : ils étaient eux-mêmes souvent politiquement incohérents, sexistes, homophobes, patriotes russes, et ainsi de suite.
L’idée de soutenir les ’républiques’ est largement présente dans la gauche européenne. Parmi ses partisans, on peut citer le groupe de rock italien ’Banda Bassotti’ et le parti allemand Die Linke. En plus d’une collecte de fonds, Banda Bassotti a effectué une tournée en ’Nouvelle-Russie’. Au sein du Parlement européen, Die Linke a soutenu le discours pro-russe de toutes les manières possibles et a organisé des vidéoconférences avec des militants pro-russes, se rendant en Crimée et dans les républiques non reconnues. Les jeunes membres de Die Linke, ainsi que la Fondation Rosa Luxembourg (la fondation du parti Die Linke), soutiennent que cette position n’est pas partagée par tous les militants, mais elle est diffusée par les membres les plus éminents du parti, comme Sahra Wagenknecht et Sevim Dağdelen.
La position pro-russe n’a pas gagné en popularité parmi les anarchistes. Parmi les déclarations individuelles, la plus visible a été la position de Jeff Monson, un combattant américain de MMA qui arbore des tatouages avec des symboles anarchistes. S’il se décrivait considérait auparavant comme anarchiste, dorénavant en Russie, Jeff Monson travaille ouvertement pour le parti au pouvoir Russie Unie et est maintenant député à la Douma.
Pour résumer les raisons du développement du camp de la ’gauche’ pro-russe, nous observons le travail des services spéciaux russes et les conséquences de la faiblesse idéologique. Après l’occupation de la Crimée, des employés du FSB russe ont abordé des antifascistes et des anarchistes locaux au cours d’une conversation, leur proposant de leur permettre de poursuivre leurs activités, en leur suggérant d’inclure dorénavant dans leur agitation l’idée que la Crimée devait faire partie de la Russie. En Ukraine, il existe de petits groupes d’information et d’activistes qui se positionnent comme antifascistes tout en exprimant une position essentiellement pro-russe ; beaucoup de gens les soupçonnent de travailler pour la Russie. Leur influence est minime en Ukraine, mais leurs membres servent les propagandistes russes en tant qu’ ’informateurs’.
En Russie même, au sein de l’opposition, nous assistons à l’élimination du mouvement anarchiste et à la montée des communistes autoritaires qui éjectent les anarchistes de la contre-culture antifasciste. L’un des moments récents les plus révélateurs de cette tendance a été l’organisation en 2021 d’un tournoi de MMA antifasciste en mémoire du « soldat soviétique ».
Existe-t-il une menace de guerre totale avec la Russie ? Une position anarchiste
Une dizaine d’années plus tôt, l’idée d’une guerre totale en Europe aurait semblé folle, car les États européens modernes du XXIe siècle cherchent à jouer de leur ’humanisme’ et à masquer leurs crimes. Lorsqu’ils s’engagent dans des opérations militaires, cela se fait loin de l’Europe. Mais pour ce qui est de la Russie, nous avons assisté à l’occupation de la Crimée et aux faux référendums qui ont suivi, à la guerre dans le Donbass et au crash de l’avion MH17. L’Ukraine subit constamment des attaques de pirates informatiques et des alertes à la bombe, non seulement dans les bâtiments de l’État, mais aussi au sein des écoles et des jardins d’enfants.
En Biélorussie, en 2020, Loukachenko s’est audacieusement déclaré vainqueur des élections avec un résultat de 80 % des voix. Le soulèvement en Biélorussie a même conduit à une grève des propagandistes biélorusses. Mais après l’atterrissage d’avions du FSB russe, la situation a radicalement changé et le gouvernement biélorusse est parvenu à réprimer violemment les manifestations.
Un scénario similaire s’est déroulé au Kazakhstan, et là, ce sont les armées régulières de la Russie, de la Biélorussie, de l’Arménie et du Kirghizstan qui ont été mises à contribution afin d’aider le régime à réprimer la révolte dans le cadre de la coopération de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective).
Les services spéciaux russes ont attiré des réfugiés de Syrie en Biélorussie afin de créer un conflit à la frontière avec l’Union européenne. On a également découvert un groupe du FSB russe qui se livrait à des assassinats politiques à l’aide d’armes chimiques – le ’novichok’ déjà connu. Outre les Skripal et Navalny, d’autres personnalités politiques ont ainsi été assassinées en Russie. Le régime de Poutine répond à toutes les accusations en disant : « Ce n’est pas nous, vous n’êtes que des menteurs. » Pendant ce temps, Poutine a lui-même publié un article il y a six mois dans lequel il affirme que les Russes et les Ukrainiens forment une même nation et doivent être réunis. Vladislav Surkov (un stratège politique qui élabore la politique de l’État russe, lié aux gouvernements fantoches dans les soi-disant Républiques populaires) a publié un article où il affirme que « l’empire doit s’étendre, sinon il périra. » En Russie, en Biélorussie et au Kazakhstan, ces deux dernières années, les mouvements de protestation ont été écrasés.
Tout bien considéré, la probabilité d’une guerre totale est élevée – et un peu plus élevée cette année que l’année dernière. Même les analystes les plus pointus ne seront probablement pas en mesure de prédire exactement quand elle commencera. Une révolution en Russie permettrait peut-être d’apaiser les tensions dans la région ; cependant, comme nous l’avons écrit plus haut, le mouvement de protestation y a été réprimé et étouffé.
Les anarchistes d’Ukraine, de Biélorussie et de Russie soutiennent pour la plupart, directement ou implicitement, l’indépendance de l’Ukraine. La raison en est que, même avec toute l’hystérie nationale, la corruption et la présence d’un grand nombre de nazis, comparée à la Russie et aux pays sous son contrôle, l’Ukraine ressemble à un îlot de liberté. Ce pays conserve des ’caractères uniques’ dans la région post-soviétique tels que le caractère remplaçable du président, un parlement qui ne dispose pas seulement d’un pouvoir symbolique, ainsi que les libertés de réunion et d’expression. Dans certains cas, quand la société les observe, les tribunaux fonctionnent même selon le droit et respectent le protocole annoncé. Dire que cette situation est préférable à celle de la Russie n’a rien de nouveau. Comme l’écrivait Bakounine, « nous sommes fermement convaincus que la république la plus imparfaite est mille fois meilleure que la monarchie la plus éclairée ».
Il existe de nombreux problèmes à l’intérieur de l’Ukraine, mais ces problèmes ont plus de chances d’être résolus sans l’intervention de la Russie.
Cela vaut-il la peine de combattre les troupes russes en cas d’invasion ? Nous pensons que la réponse est oui. Les options que les anarchistes ukrainiens envisagent à l’heure actuelle comprennent l’adhésion aux forces armées de l’Ukraine, l’engagement dans la défense territoriale, la résistance partisane et la création de brigades de volontaires.
L’Ukraine est maintenant à l’avant-garde de la lutte contre l’impérialisme russe. La Russie a des plans à long terme pour détruire la démocratie en Europe. Nous savons que peu d’attention a encore été accordée à ce danger en Europe. Mais si vous suivez les déclarations de politiciens de premier plan, d’organisations d’extrême-droite et de communistes autoritaires, vous constaterez au fil du temps qu’il existe déjà un vaste réseau d’espionnage en Europe. Par exemple, certains hauts responsables, après avoir quitté leurs fonctions, se sont vu attribuer un poste dans une société pétrolière russe (citons par exemple Gerhard Schröder et François Fillon).
Nous considérons que des slogans tels que « Dire non à la guerre » ou « Non à la guerre des empires » sont inefficaces et populistes. Le mouvement anarchiste n’a aucune influence sur un tel processus et ces incantations ne changent donc absolument rien à la situation.
Notre position est basée sur le fait que nous ne voulons pas fuir, nous ne voulons pas être des otages, et nous ne voulons pas être tués sans combattre. En observant la situation de l’Afghanistan on peut comprendre ce que signifie « Non à la guerre » : lorsque les Talibans avancent, les gens fuient en masse, meurent dans le chaos des aéroports, et ceux qui restent sont purgés. Cela correspond à ce qu’il se passe en Crimée et vous pouvez imaginer ce qu’il se passera après l’invasion d’autres régions de l’Ukraine par la Russie.
Quant à l’attitude à l’égard de l’OTAN, les auteurs de ce texte sont divisés entre deux points de vue. Certains d’entre nous ont une approche positive de cette situation. Il est évident que l’Ukraine ne peut pas résister seule à la Russie. Même en tenant compte de l’important mouvement de volontaires, des technologies et des armes modernes sont nécessaires. En dehors de l’OTAN, l’Ukraine n’a pas d’autres alliés qui peuvent l’aider dans ce domaine.
Nous pouvons rappeler ici l’histoire du Kurdistan syrien. Les habitants ont été contraints de coopérer avec l’OTAN contre Daech – la seule alternative était de fuir ou d’être tué. Nous savons bien que le soutien de l’OTAN pourrait disparaître très rapidement si l’Occident développe de nouveaux intérêts ou parvient à trouver des compromis avec Poutine. Aujourd’hui, l’auto-administration du Kurdistan syrien est obligée de coopérer avec le régime d’Assad, considérant qu’ils n’ont pas beaucoup d’autres alternatives.
Une éventuelle invasion russe oblige le peuple ukrainien à chercher des alliés dans sa lutte contre Moscou. Les alliances ne se font pas sur les réseaux sociaux, mais dans le monde réel. Les anarchistes ne disposent pas de ressources suffisantes en Ukraine ou ailleurs pour répondre efficacement à l’invasion du régime de Poutine. Un point de vue consiste à considérer qu’il faut accepter le soutien de l’OTAN.
L’autre point de vue, auquel d’autres membres de ce groupe de rédaction souscrivent, est que l’OTAN et l’UE, en renforçant leur influence en Ukraine, cimenteront le système actuel de ’capitalisme sauvage’ dans le pays et rendront la potentialité d’une révolution sociale encore moins réalisable. Au cœur du capitalisme mondial, dont le fleuron est les États-Unis en tant que leader de l’OTAN, l’Ukraine se voit attribuer une place périphérique, celle d’un fournisseur de main-d’œuvre et de ressources bon marché. Il est donc important que la société ukrainienne prenne conscience de la nécessité de son indépendance vis-à-vis de tous les impérialistes. Dans le contexte de la capacité de défense du pays, l’accent ne doit pas être mis sur l’importance de la technologie de l’OTAN et du soutien à l’armée régulière, mais sur le potentiel de la société en matière de résistance et de guérilla à la base.
Nous considérons que cette guerre est avant tout dirigée contre Poutine et les régimes qu’il contrôle. Outre la motivation banale de ne pas vivre sous une dictature, nous voyons un potentiel dans la société ukrainienne, qui est l’une des plus actives, indépendantes et rebelles de la région. La longue histoire de résistance du peuple au cours des trente dernières années en est une preuve solide. Cela nous donne l’espoir que le terrain peut être ici favorable aux concepts qui renvoient à la démocratie directe.
Situation actuelle des anarchistes en Ukraine et nouveaux défis
La position marginale occupée par les anarchistes pendant le Maidan et la guerre a eu un effet démoralisant sur le mouvement. La portée de notre discours est par ailleurs rendu plus difficile encore par le fait que la propagande russe a monopolisé le terme ’antifascisme’. En raison de la présence des symboles de l’URSS parmi les militants pro-russes, la perception du mot « communisme » est extrêmement négative, de sorte que même le « communisme libertaire » est considéré avec méfiance. Les prises de position contre l’ultra-droite pro-ukrainienne ont jeté une ombre de doute sur les anarchistes aux yeux des gens ordinaires. Il existait un accord tacite selon lequel l’ultra-droite n’attaquerait pas les anarchistes et les antifascistes s’ils n’affichaient pas leurs symboles lors des rassemblements et autres manifestations. La droite avait littéralement de nombreuses armes entre ses mains. Cette situation a créé un sentiment de frustration ; la police ne fonctionnant pas bien, quelqu’un pouvait facilement être assassiné sans conséquence pour les tueurs, comme ça a fini par être le cas en 2015, quand l’activiste pro-russe Oles Buzina a été assassiné.
Tout cela a poussé les anarchistes à aborder plus sérieusement la question de l’antifascisme.
Un milieu underground radical a commencé à se développer à partir de 2016 ; de nouvelles formes d’actions ont commencé à voir le jour. Des publications anarchistes qui expliquaient comment acheter des armes et comment préparer des planques (les anciennes brochures se limitaient à la fabrication de cocktails Molotov) ont commencé à être publiées.
Dans le milieu anarchiste, il est devenu acceptable de posséder des armes légales. Des vidéos de camps d’entraînement anarchistes utilisant des armes à feu sont apparues.
Les échos de ces changements ont atteint la Russie et la Biélorussie. En Russie, le FSB a liquidé un réseau de groupes anarchistes dont les membres possédaient légalement des armes à feu et pratiquaient l’airsoft. Les personnes arrêtées ont été torturées à l’électricité pour les forcer à avouer leur appartenance à un groupe terroriste, et elles ont été condamnées à des peines allant de 6 à 18 ans de prison. En Biélorussie, pendant les manifestations de 2020, les membres d’un groupe anarchiste nommé « Black Flag » ont été arrêtés alors qu’ils cherchaient à franchir la frontière depuis l’Ukraine. Ils étaient alors en possession d’une arme à feu et d’une grenade ; selon le témoignage d’Igor Olinevich, il avait acheté l’arme à Kiev. Ils ont été condamnés à des peines allant de 18 à 20 ans de prison.
L’approche obsolète du travail a également changé pour de nombreux anarchistes : si auparavant, la majorité d’entre eux occupait des emplois mal payés « au plus près des opprimés », aujourd’hui, beaucoup tentent de trouver un emploi avec un bon salaire, le plus souvent dans le secteur informatique.
Les groupes antifascistes de rue ont repris leurs activités, s’engageant dans des actions de représailles en cas d’attaques nazies. Ils ont notamment organisé le tournoi ’No Surrender’ entre combattants antifas et sorti un documentaire intitulé ’Hoods’, qui raconte la naissance du groupe antifa de Kiev. (Une version avec sous-titres en anglais est disponible).
En Ukraine, l’antifascisme est un front important, car en plus d’un grand nombre d’activistes locaux d’ultra-droite, de nombreux nazis notoirement connus venus de Russie (notamment Sergei Korotkikh et Alexei Levkin), d’Europe (comme Denis “White Rex” Kapustin), et même des États-Unis (Robert Rando) s’y sont installés. Les anarchistes ont enquêté en profondeur sur les activités de l’extrême-droite.
Il existe des groupes d’activistes de toutes sortes (anarchistes classiques, anarchistes queer, anarcha-féministes, Food Not Bombs, groupes d’initiatives écologiques, etc.), ainsi que de petites plateformes d’information. Récemment, une nouvelle ressource antifasciste est apparue sur le canal telegram @uantifa, dont les publications sont traduites en anglais.
Aujourd’hui, les tensions entre les groupes commencent à s’apaiser, car de nombreuses actions conjointes et une participation commune à des conflits sociaux ont eu lieu récemment. Parmi les plus importantes, citons la campagne contre la déportation de l’anarchiste biélorusse Aleksey Bolenkov (qui a réussi à gagner un procès contre les services spéciaux ukrainiens et à demeurer en Ukraine) et la défense de l’un des quartiers de Kiev, Podil, contre les raids de la police et les attaques de l’ultra-droite.
Nous avons encore très peu d’influence sur la société en général. C’est en grande partie dû au fait que l’idée même de la nécessité d’une organisation et de structures anarchistes a été ignorée ou méprisée pendant très longtemps (dans ses mémoires, Nestor Makhno se plaignait également de cette lacune après la défaite des anarchistes). Les groupes anarchistes précédents ont très vite été anéantis par le SBU (Service de Sécurité d’Ukraine) ou par l’extrême-droite.
Aujourd’hui, nous sommes sortis de la stagnation et nous nous développons,. C’est pourquoi nous nous attendons à une nouvelle phase de répression et à de nouvelles tentatives du SBU d’encadrer le mouvement.
À ce stade, notre position peut être décrite comme celle correspondant aux méthodes et aux opinions les plus radicales au sein du camp démocratique. Si les libéraux préfèrent se plaindre à la police en cas d’attaque de cette même police ou de l’extrême droite, les anarchistes proposent de coopérer avec d’autres groupes qui souffrent de problèmes similaires et de participer à la défense d’institutions ou d’événements quand une possibilité d’attaque existe.
Les anarchistes essaient maintenant de créer des liens horizontaux au sein de la société, basés sur des intérêts communs, afin que les communautés puissent répondre à leurs propres besoins, y compris l’autodéfense. Cela diffère considérablement de la pratique politique ukrainienne ordinaire, dans laquelle il est souvent proposé de s’unir autour d’organisations, de représentants ou de la police. Les organisations et les représentants sont souvent soudoyés et les personnes qui se sont rassemblées autour d’eux restent trompées. La police peut, par exemple, défendre les événements LGBT mais se défouler contre ces mêmes militants s’ils se joignent à une émeute contre la brutalité policière. C’est en réalité pour toutes ces raisons que nous pensons que nos idées disposent d’un potentiel réel. Cependant, si une guerre éclate, il s’agira avant tout d’être capables de participer à un conflit armé.
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