Gérald Darmanin a annoncé il y a trois semaines sa volonté de dissoudre le collectif « Nantes Révoltée ». Selon lui, cette attaque serait justifiée par des appels, sur le site du collectif, à se rendre à une manifestation anti-autoritaire pendant laquelle deux vitrines de boutiques ont été dégradées. Nous apportons notre soutien à Nantes Révoltée et dénonçons la façon dont le mécanisme de dissolution d’association est détourné de sa fonction historique afin de faire disparaître du débat démocratique les oppositions de gauche considérées trop fortes, trop franches, trop radicales.
Des valeurs renversées
Le cadre juridique de la dissolution d’association a été posé en 1936 pour combattre les milices privées d’extrême-droite qui venaient d’échouer à renverser la IIIème République lors des émeutes du 6 février 1934. Telle qu’elle l’a toujours fait, la République française s’est donnée les moyens de vaincre ceux, monarchistes comme fascistes, qui militent explicitement pour sa disparition. Jusqu’à aujourd’hui, le gouvernement a continué de dissoudre divers groupes monarchistes et fascistes dont la violence défrayait la chronique.
Hélas, au fil des années, le gouvernement a dévoyé cette tradition pour dissoudre de plus en plus d’associations dont l’activité ne visait ni à rétablir la monarchie ni à glorifier des dictatures fascistes. La dissolution d’association s’est de plus en plus tournée contre des groupes qui ne cherchaient pas à détruire les aspects démocratiques de la République, mais qui se contentaient de rejeter des valeurs morales (religieuses, sexuelles, économiques, familiales) imposées par la classe politique dominante.
Si les groupes d’extrême-droite font toujours l’objet de dissolutions fréquentes, la lumière est volontairement mise depuis une dizaine d’années sur les associations liées à la religion musulmane comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCCIF, auquel nous apportions notre soutien l’année dernière) ou la Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie, au soutien d’une politique anti-musulmans de moins en moins cachée.
Dans ces deux derniers cas, les décrets de dissolutions parlent d’eux-même : il n’est pas reproché aux deux associations de fomenter un coup d’État ni même d’organiser l’indépendance d’un territoire sécessionniste. Il leur est simplement reproché de « dénoncer la partialité des forces de l’ordre, de la municipalité et des magistrats présentés comme islamophobe » ou de diffuser « un message incitant à percevoir les institutions françaises comme islamophobes ». Même les personnes qui refusent de considérer que l’État français poursuit des politiques islamophobes doivent bien admettre une chose : lutter contre le racisme d’État n’implique pas de détruire la République.
Une responsabilité indirecte
Un autre dévoiement pris pour dissoudre ces organisations vise à imputer des faits de personnes tierces pour présumer d’une action répréhensible de l’association et la rendre responsable. Par exemple, l’absence de « condamnation ni de modération ou de suppression » de commentaires Facebook sous des publications, de la part des responsables de l’association, « doivent ainsi être regardés comme les cautionnant ». Les décisions du Conseil d’État n’ont pas remis en question une telle approche, celui-ci ayant validé comme motif de dissolution du CCIF l’absence de modération des réactions sur leurs réseaux sociaux.
Pour mesurer l’absurdité d’une telle approche, il suffit d’imaginer l’appliquer à d’autres institutions. Le ministre de l’Intérieur compte-t-il dissoudre la police et l’ armée lorsqu’elles refusent de se désolidariser des si nombreux commentaires racistes et antirépublicains qui accompagnent son action, parfois en son propre sein ?
Probablement pas. D’ailleurs, cette présence au sein de ces institutions montre que les conséquences soit-disant positives qu’auraient les dissolutions de groupe d’extrême droite sont largement illusoires, tant le contexte politique leur est favorable. Pour dissoudre des associations, le droit prévoit des motifs suffisamment larges pour laisser une marge d’appréciation presque totale à l’administration pour choisir ses adversaires, tel que le fait d’avoir pour but d’« attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement ».
Ces objectifs peuvent ainsi facilement s’insérer dans un phénomène plus large, poussé par Emmanuel Macron et son gouvernement, consistant à envisager la participation à la société de manière nécessairement clivée : soit on « adhère » aux valeurs morales de la classe dirigeante, soit tout mouvement de lutte, de contestation ou de révolte contre le modèle imposé par ces valeurs sera considéré comme une violence qui nécessite d’être écartée ou supprimée. Les « valeurs de la République » sont devenues les valeurs morales de la classe qui dirige la République.
Cette définition de la « République », pourtant synonyme de démocratie et d’égalité dans la tradition politique française, est ainsi de plus en plus détournée par les gouvernements successifs pour délégitimer les contre-discours populaires, véhéments ou radicaux, qui cherchent pourtant souvent à promouvoir ces valeurs de démocratie et d’égalité.
Le « contrat d’engagement républicain » mis en place en début d’année en application de la loi dite « Séparatisme » symbolise le parachèvement de cette logique. Désormais, toute association recevant des subventions publiques doit formellement s’engager à « respecter les principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de dignité de la personne humaine, ainsi que les symboles de la République » ou encore à « s’abstenir de toute action portant atteinte à l’ordre public. » Cette fois-ci, l’« adhésion » est donc très concrète : il s’agit d’un contrat que l’on signe ou non. Parmi les engagements énoncés, on trouve ainsi celui du « respect des lois de la République », les associations ne devant « ni entreprendre ni inciter à aucune action manifestement contraire à la loi, violente ou susceptible d’entraîner des troubles graves à l’ordre public ». Au nom de la « fraternité et du civisme », les associations doivent également, dans leur fonctionnement interne comme dans leurs rapports avec les tiers, « ne pas provoquer à la haine ou à la violence envers quiconque et à ne pas cautionner de tels agissements. ». Une association pourra perdre ses financements pour des faits commis par des personnes de plus en plus nombreuses, indirectes et lointaines du cœur de son activité : « ses dirigeants, ses salariés, ses membres ou ses bénévoles ».
Des effets anti-démocratiques
Dans un contresens historique total, on peut redouter que, au nom de la défense de la République, une association serait sanctionnée du seul fait qu’une personne dans son entourage ait exprimé un mépris trop important contre des militants monarchistes ou fascistes dont l’ambition assumée est pourtant de détruire la République. Dans le même ordre d’idée, lors de la manifestation couverte par Nantes Révoltée, dégrader une vitre pour dénoncer la participation de Zara au crime contre l’humanité perpétré contre les Ouïghours a semblé constituer un acte d’une violence inadmissible en démocratie qui justifierait de dissoudre le média libre. Les « valeurs de la République » sont-elles si dévoyées qu’elles protègent désormais les esclavagistes ?
On se retrouve face à une inversion totale des intérêts et personne à défendre et on perçoit la même logique que dans les mécanismes de dissolution : utiliser un lien indirect interprété de manière partiale pour délégitimer une source de critiques trop radicale et la transformer en « ennemi de la République ».
Ce n’est pas la première fois que l’État franchit la frontière faisant passer la liberté d’expression et d’information en un délit de radicalité quand il s’agit de mouvements de gauche. En 2017, utilisant le système de censure administrative des sites faisant l’apologie du terrorisme, le site internet collaboratif Indymedia s’était vu enjoindre , sous peine de blocage, de retirer un texte revendiquant l’incendie d’un commissariat. Finalement annulé par la justice un an et demi plus tard, cet exemple de censure est une démonstration limpide des abus que permet l’attribution toujours plus importante d’un pouvoir d’appréciation et de contrôle trop large à l’administration, classiquement dévolu à un juge.
Cette dynamique ne cesse de s’aggraver. Aujourd’hui, ce sont les outils judiciaires de la lutte antiterroriste et les procédures pénales qui sont utilisés abusivement dans un but de répression et d’intimidation. Qu’il s’agisse de l’incrimination d’« association de malfaiteurs » vis-à-vis de militants engagés au Rojava ou d’autres suspectés de dégradation d’infrastructure de télécommunication, ou bien les plaintes et perquisitions visant les médias relayant des soutiens à ce type d’action, l’arsenal répressif laissé à la police permet de poursuivre de façon arbitraire et brutale tout type de contestation trop radicale.
Nous avons toujours contesté les pouvoirs de censure confiés à la police et à l’administration et condamnons aujourd’hui fermement le dangereux mouvement d’intimidation du monde associatif auquel nous assistons. Cet élargissement incontrôlé des pratiques de dissolution s’est tant banalisé que le fait que le ministre de l’Intérieur souhaite ouvertement faire taire des discours de gauche radicale ne suscite que peu d’émotions. C’est pourquoi nous apportons un soutien plein et entier à Nantes Révoltée et vous invitons à signer la pétition s’opposant à leur disparition.
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