Amérique latine
30 décembre 2021 par Angèle Savino (Le Courrier)
Journaliste et avocat, Daniel Mendoza a créé une série documentaire sur la corruption du pouvoir en Colombie, en particulier sur les affaires, d’exactions, de narcotrafic, de l’ancien président Alvaro Uribe. Il a ensuite dû s’exiler en France.
Publié dans Démocratie
La série Matarife connaît un succès sans précédent en Colombie. Depuis son lancement le 22 mai 2020, la vingtaine d’épisodes du documentaire, notamment diffusé sur YouTube (Matarife Oficial), ont été vus à 35 millions de reprises. C’est que le sujet est brûlant : Daniel Mendoza y égraine les relations entre l’élite financière colombienne, la classe politique, le narcotrafic et les paramilitaires.
De manière dynamique et originale, le journaliste et avocat colombien raconte la carrière de l’ancien président (2002-2010) de Colombie, Alvaro Uribe, mentor de l’actuel chef de l’État, qu’il accuse d’être à la tête d’une vaste organisation criminelle. Si les faits, étayés – la production a gagné tous ses procès –, font l’attrait de la série, la forme lui donne son sel. Au centre de l’image : le portrait de l’homme qu’on surnomme « le boucher »,el Matarife ; tout autour : ses connexions souterraines qui se révèlent petit à petit. Du cliché d’un paramilitaire à celui d’un trafiquant de drogue, en passant par la figure d’un politicien corrompu, Daniel Mendoza déroule le fil rouge, qui finit par rejoindre Alvaro Uribe au cœur de la nébuleuse.
Si la mise en scène est audacieuse, rythmée, elle n’hésite pas devant les images parfois insoutenables. Comme lorsque Mendoza raconte le massacre des paysan·nes del Aro en 1997 par les paramilitaires des AUC (Autodéfenses unies de Colombie), au moment où Alvaro Uribe était gouverneur d’Antioquia. « Ce film est une arme révolutionnaire, que j’appelle « subversion créative ». Je ne suis pas réalisateur, je ne suis plus journaliste, ni avocat, je ne suis pas non plus acteur, je suis un simple subversif contre un État criminel. Je provoque des actions qui agressent violemment le cœur d’un système malsain. La photographie, la musique et les tournures littéraires doivent toucher les gens, afin que cette réalité se grave dans leur mémoire », explique le créateur de Matarife.
« Je voulais terminer mon documentaire avant d’être assassiné »
Daniel Mendoza a grandi dans les quartiers chics de Bogota. Il étudie le droit et les lettres, s’intéresse à la criminologie, se passionne aussi pour la sociologie, la philosophie, la psychologie, puis entame une carrière de journaliste. En fréquentant le très huppé Club El Nogal, Daniel Mendoza se rend compte qu’il est rempli de mafieux : « Ce ne sont pas ceux qui envoient la cocaïne aux États-Unis, mais ceux qui reçoivent l’argent et le blanchissent. Ce ne sont pas les coupeurs de têtes, mais ceux qui ont besoin d’effrayer les gens pour obtenir leur vote », écrit alors Daniel Mendoza. Son enquête sera publiée en trois parties sur le site web de la Nueva Prensa : les titres « Uribe, l’assassin imposé par la mafia », « Uribe et le Club El Nogal, piste d’entrée de la mafia mexicaine en Colombie », « L’élite cannibale et la lutte existentielle » deviennent rapidement viraux.
Mendoza décide alors de transformer ces écrits en scénario documentaire. « Lorsque nous avons commencé à produire Matarife, nous n’avions que quelques scènes filmées avec une caméra prêtée et ma voix off enregistrée dans un studio. » Mais l’éclatement de l’affaire dite de la ñeñe politica va contraindre l’équipe à accélérer le tournage. Le 3 mars 2020, le célèbre journaliste Gonzalo Guillén dénonce en effet le scandale de l’achat de votes pour la campagne présidentielle d’Ivan Duque en 2018. Les enregistrements révèlent que l’ancien président Alvaro Uribe est étroitement lié à cette affaire, en association avec le cartel de drogue de la côte caribéenne. Mendoza devient l’avocat de Guillén.
Ensemble ils demandent à la Cour suprême de justice l’ouverture d’une enquête ainsi que la détention préventive d’Alvaro Uribe pour l’empêcher d’avoir une influence sur les témoins, comme cela avait été le cas pour d’autres poursuites judiciaires contre lui. « La mort aux trousses » commence. Daniel Mendoza est averti par un sénateur que deux organisations criminelles projettent son élimination. « Je voulais terminer mon documentaire avant d’être assassiné, et j’ai pensé qu’une agitation médiatique pourrait me protéger. C’est pourquoi nous avons décidé de sortir au plus vite la série », raconte le créateur de Matarife.
« Si on me tuait, César pouvait utiliser les images et ma voix off pour raconter mon histoire »
Tout le travail de post-production de la première saison reste toutefois à réaliser. Le réalisateur mexicain César Andrade monte les images à distance, d’autres personnes s’occupent de la promotion du premier épisode. L’équipe du film n’est pas en contact direct avec Daniel Mendoza, ses amis de confiance servent d’intermédiaire. « Si on me tuait, César pouvait utiliser les images de ma mise en scène et ma voix off pour raconter mon histoire. » Mais la sortie du documentaire accélère la course-poursuite. Un enquêteur de la police criminelle colombienne, exilé au Canada, l’appelle pour lui dire que des sicaires vont venir le tuer chez lui. Mendoza échappe à ses poursuivants, ne se déplaçant plus que dans le coffre d’une voiture. Puis finit par se résoudre à l’exil.
« Quand l’avion a décollé, j’ai pensé que j’avais la vie sauve, mais j’ai aussi ressenti une terrible angoisse : comment allais-je pouvoir continuer le film en France ? Alors j’ai décidé que le documentaire voyagerait avec moi. Finalement, je ne suis qu’un simple procédé littéraire. » Le Colombien vit maintenant en Haute-Garonne. Un lieu qui lui a inspiré le ton doux amer de la deuxième saison : « Cette atmosphère transmet un sentiment obscur et cru, à cause de l’exil, du contenu de l’enquête et de la souffrance de mon peuple, mais aussi cette sensation de protection, de sécurité et de joie que me procure le fait de vivre dans cet endroit paisible et chaleureux, plein d’arômes et de couleurs. »
« Pour les riches Colombiens, les pauvres sont des fourmis ouvrières »
La première saison de Matarife a été sous-titrée en français. « J’ai réussi à réveiller l’inconscient collectif des Colombiens, je souhaite maintenant toucher le public international », explique le cinéaste. Un intermédiaire lui a proposé de vendre son documentaire à Netflix, mais pour le moment, Daniel Mendoza ne le souhaite pas, car il veut que son film reste accessible à toutes et tous.
Le Colombien compte sur l’aide des médias internationaux afin de rendre visible son combat. Une récolte de fonds doit permettre de produire la troisième saison, qui sortira l’an prochain. Il y exposera notamment le scandale des « faux positifs » : au moins 6402 civils ont été assassinés par l’armée colombienne entre 2002 et 2008 dans le but de les faire passer pour des guérilleros morts au combat. Sur le même sujet
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La grande révolte de ce début d’année en Colombie, suivie depuis son refuge français, a réveillé la douleur de l’exil. Mais Daniel Mendoza refuse de se focaliser sur son cas. « Nous sommes une société exilée depuis la conquête espagnole. Ils nous ont arraché nos dieux, tué notre civilisation. Nous sommes sous l’influence des cultures étasunienne et européenne. Si l’Amérique latine s’imprégnait davantage de la cosmovision indigène, elle apporterait une grande richesse au monde. » Et de préciser : « Nous, Colombiens, sommes des gens joyeux, travailleurs, mais notre État nous tue, nous torture, nous laisse mourir dans les couloirs des hôpitaux quand nous sommes malades, ne nous permet pas de nous éduquer. Il est gouverné par une élite sociopathe qui a besoin des inégalités pour alimenter ses propres symboles de mort et de destruction. Pour les riches Colombiens, les pauvres sont des fourmis ouvrières qui passent leurs vies entassées dans des bus et qui n’ont le droit de dormir que pour se lever et les servir le lendemain. »
Pour la nouvelle génération, Daniel Mendoza est devenu un symbole, de son immense soif de justice mais aussi des difficultés à vaincre pour changer le pays. Il raconte cette anecdote paradoxale : « Au moment de prendre l’avion, un jeune s’est approché de moi et m’a dit que j’étais très courageux. » Un réconfort mais aussi une angoisse : « Je me suis dit : comment peut-il me reconnaître si j’ai un masque ? S’il a pu le faire, alors pleins d’autres gens aussi. Ce sont les minutes les plus dures que j’ai vécues. » Devenu projet de vie autant qu’œuvre de création, le film de Daniel Mendoza ne connaîtra qu’un happy end, la fin de l’impunité en Colombie.
Angèle Savino
Cet article a été publié dans l’édition du lundi 20 décembre du quotidien suisse Le Courrier. Nous le reproduisons ici avec la permission de la journaliste.
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