Digression sur l’invariance

F.G.

À vrai dire, les amis, rien ne laissait prévoir que, deux ans après l’apparition de Korona, ce virus radicalement perturbateur de nos vies, nous en serions au point de perplexité où nous en sommes. Enfin, vous, je ne sais pas, mais moi c’est sûr. La perplexité, c’est cet état étrange où, doté de raison, un individu apparemment libre et conscient accepte de laisser parler cette part de doute qui l’habite. En sachant qu’il ne sait rien puisque les multiples données dont il dispose sur l’actuelle situation sanitaire sont pour le moins contradictoires. Prenons-les dans l’ordre : cinq millions de décès dus à cette saloperie de virus très mutant officiellement répertoriés dans le monde (plus probablement deux à trois fois plus, convient l’OMS) – on pourrait se gausser de la « grippette » d’Agamben si le temps était à rire ; des vaccins pondus à la pelle et en un temps record dont l’efficacité – autre que financière – semble diminuer à une vitesse telle devant l’offensive des variants que l’hypothèse d’un rappel tous les trois mois est désormais quasiment certaine ; une polarisation radicale entre deux populations aussi peu sûres l’une que l’autre de leurs arguments – les « vaccinés » et les « non-vaccinés » –, mais se déchirant au nom de théories fumeuses ou approximatives ; des pouvoirs qui les dressent l’une contre l’autre au nom d’un intérêt général qu’ils sont bien les derniers à incarner. Bingo, donc, et sur toute la ligne !


Chez nous aussi, les amis, les mêmes causes produisant les mêmes effets, il n’est pas rare, de moins en moins rare, de voir naître des antagonismes étranges, fondés sur des vérités bricolées – scientistes ou antiscientistes – qui, objectivement, nous situent dans le camp de l’union sacrée vaccinale ou dans celui de la plus irréductible opposition à la piqûre. Avec, pour effets induits, dans un cas, de déserter le juste combat contre un passe sanitaire, bientôt passe vaccinal, qui n’a d’autre effet que de favoriser une expérience de contrôle généralisé des populations et, dans l’autre, de sombrer dans un complotisme bas de plafond que ne parvient à contrarier aucun argument de simple raison. La logique des blocs au sens le plus basique qui soit. Qui n’est pas avec moi est contre moi. Lamentable.

Je résume : le SARS-CoV-2 ouvrit la marche ; son variant « Alpha », dit « anglais », nous gâcha la vie à l’hiver 2020 ; le « Delta indien » le bouta, au printemps 2021, hors du champ de nos peurs, en ravivant cela dit nos angoisses au vu de sa contagiosité ; désormais, c’est le « sud-africain Omicron » – superbalaise entre tous, nous dit-on – dont la contagiosité sur-augmentée nous remet le trouillomètre à zéro, même si on le subodore moins dangereux. Pour le reste on ne sait pas : on entend et on lit tout et son contraire. Sauf que, une fois encore, l’arrivée d’ « Omicron » n’est pas tout à fait étrangère à l’arrogance des touristes ou businessmen survaccinés qui, incapables de rester chez eux, s’imaginent, une fois « protégés », qu’ils peuvent aller partout, et notamment dans les pays sous-vaccinés, sans être pour rien dans l’incessante reproduction de la pandémie. Pour ceux qui n’auraient pas compris ce qu’est la mondialisation des échanges inégaux – en vaccins, notamment –, il pourrait y avoir là matière à les illustrer. Comme sur l’empreinte carbone et tout le reste. Encore faudrait-il qu’on leur dise que les friqués sont des salauds. Et que l’OMS et l’ONU cessent de nous bassiner sur le fait qu’il serait « injuste, punitif et inefficace » d’entraver, même pour un temps, la circulation internationale pour les vaccinés de la Sainte Cause du tourisme et du commerce.


Donc, on reprend tout et on recommence. Troisième dose, bientôt quatrième and so on. Au pays des Lumières, comme dirait celui qui chaque jour les tamise un peu plus, le caporalisme autoritaire a vacciné par wagons des récalcitrants de moins en moins nombreux. Et pourtant, rien ne va, tout craque à nouveau : affaiblis par des démissions d’agents hospitaliers épuisés, mal-payés et méprisés ou par d’absurdes mises à l’écart de soignants non-vaccinés, nos services d’urgence en bonne voie de délabrement commencent à craquer sérieux et les appels à la mobilisation générale se multiplient contre ces abrutis de non-vaccinés, responsables de rien sauf de leur refus de se laisser piquer.

Ne sentez-vous pas là comme une contrariante étrangeté ? Car l’évidence voudrait que, pour peu qu’on ait choisi la vaccination – par conviction, lassitude ou besoin de circuler –, la non-vaccination d’un gros dixième de la population (15% au 1er décembre) ne fasse problème que pour ceux qui refusent le vaccin. Ben, non… Non, car ces vaccins qu’on nous a refilés comme miraculeusement efficaces ne le sont pas au point de nous protéger à 90%, ni même à 70%, mais tout juste à 45% (et plus sûrement moins) contre une nouvelle offensive virale, et ce trois mois seulement après la dernière piquouze. D’où notre statut de vacciné à perpétuité : on y retourne tous les trois mois et les royalties tombent dans la besace de Big Pharma. Hosanna Pfizer & Co. !


La perplexité naît d’un sentiment de réalité à la fois déréalisée et constamment augmentée. Souvenez-vous : le vaccin, c’était la garantie d’un retour à la « vie normale » et, dans nos têtes, ça le fut. Binettes démasquées aux premiers jours du printemps dernier, nous flânâmes sur les marchés avec cet étrange sentiment de redécouvrir des visages, nous fréquentâmes les terrasses avec au cœur une sensation de douceur retrouvée ; à l’été, nous manifestâmes, vaccinés et non-vaccinés, en se chahutant un peu mais bras dessus bras dessous, contre cette saloperie de passe. Et la peur, cette toujours mauvaise conseillère, céda du terrain, y compris chez certains bistrotiers – pas tous, oh ! non… loin de là –, qui s’arrangèrent pour contrôler le moins possible le quidam qui voulait boire un canon. En clair, on s’imagina sortir du trou, sans prévoir un seul instant qu’il pouvait être sans fin.

Car c’était oublier que la peur sert le pouvoir. Toujours. Ça lui laisse les coudées franches. Il n’invente pas les variations virales, bien sûr, qui ont toujours un coup d’avance sur lui, mais il s’en sert pour maintenir la pression, rebattre les cartes, expérimenter de nouvelles formes de contrainte, s’arroger encore et toujours plus de moyens de maintenir des sujets démoralisés sous sa coupe en les tétanisant d’angoisse et en leur refilant en pâture les non-vaccinés de moins en moins nombreux qui seraient la cause de nos malheurs. Et quand il n’y en aura plus, il trouvera d’autres boucs émissaires en puisant, s’il le faut, au puant fonds de commerce d’un quelconque Zemmour, son bien utile frère ennemi.


Qu’est-ce qui se joue, au fond, à partir de cette récurrence sérielle – au sens de série télé – de Korona et ses variants, dans la caboche de l’expertise qui nous gouverne ? On ne sait pas au juste, mais on subodore. Et on l’avance cette hypothèse : une aubaine ouvrant sur la perspective d’une nouvelle modalité de gestion de nos affects et de nos subjectivités, sur la mise au pas circonstancielle – et bientôt définitive – de nos libertés les plus acquises de choisir ou pas de se faire vacciner, de circuler sans QR code, de faire communauté humaine, de nous parler sans écran, de vivre nos intimités dans l’intime de nos décisions, de nous défier de nos maîtres, de faire science de nos malheurs, d’inventer des mondes vivables, de rêver autre chose que le cauchemar qu’on nous prépare, de respirer autre chose que du monoxyde de carbone. Rien de moins.

Il exagère, diront les gens d’ordre, toujours prêts à se plier à la déraison d’État pour autant que leur confort bien ordonné y gagne en quiétude. Non pas, leur répondrai-je. En Autriche, pays d’ordre s’il en est, nazi hier et ultralibéral aujourd’hui, l’expertise, après avoir tenté d’imposer, en novembre, un confinement aux seuls non-vaccinés, envisage, pour février prochain, la vaccination obligatoire pour tout le monde alors que les autorisations de mise sur le marché des vaccins Pfizer et Moderna ont été octroyées, pour le premier, du 21 décembre 2020 jusqu’en décembre 2022 et, pour le second, du 6 janvier 2021 jusqu’en janvier 2023, avec, pour les deux, « rapport final de l’étude critique » en décembre 2023. Le fait qu’il s’agisse là d’une vaccination grandeur nature en phase expérimentale ne fait, par conséquent, aucun doute, et moins encore qu’elle nécessite, pour activer la seringue, le « libre consentement individuel » du vacciné volontaire. En Allemagne, pointe avancée de la démocratie libérale, des experts en « éthique médicale » sont allés jusqu’à considérer que, en cas de débordement des urgences, il serait peut-être nécessaire de réserver les « soins intensifs » à ceux pouvant attester que leur statut vaccinal est « à jour ». Quand refusera-t-on les soins aux fumeurs qui auront choppé un cancer du poumon ou la greffe du foie à des alcooliques ? Une horreur !


Il y a plus que du pitoyable dans tout cela ; il y a des preuves réitérantes de la vraie nature, mortifère, du capitalisme total qui ravage nos vies en profitant de la période de crise sanitaire qui nous accable pour expérimenter l’acceptabilité de ce qui, demain, pourrait faire paradigme d’inhumanité consentie. Il n’y a pas là un plan concerté par je ne sais qui – ça c’est purement « conspi », et ce d’autant que le susurreur connaît d’avance la cible qu’il vise –, mais saisie d’une grandiose opportunité pour pousser aussi loin que possible la logique qui fonde le capitalisme total de notre temps et implique que nous nous rangions, par consentement ou par force, à son projet de civilisation diminuée, déshumanisée, marchandisée où toute aspiration à la décence commune serait non plus seulement considérée comme une vieillerie, mais comme une dissidence devant être amendée, corrigée ou réprimée. La manière, c’est de jouer sur la force symbolique d’un réel pandémique toujours recommencé et dont il est désormais raisonnable de penser qu’il durera tant que nécessaire. Qui peut, en effet, sérieusement imaginer qu’après avoir méthodiquement déconstruit le système public hospitalier, l’expertise, frappée de grâce, puisse admettre un seul instant que l’idée était décidément absurde ? Qui peut, encore, croire que le télétravail, enfin rendu désirable par la trouille de sortir de chez soi, disparaîtra dans un avenir postpandémique ? Ou que les mesures de contrôle expérimentées à grande échelle en période d’exception ne finiront pas par revenir à la moindre occasion, climatique par exemple, comme ce fut le cas récemment à New Dehli ?


Voilà. Nous vivons un temps d’invariance où, les variants se ressemblant, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Entre répit et reprise de la vague plus syndémique que pandémique, c’est-à-dire liée à l’apparition d’une maladie virale provoquée par une crise écologique globale et de criantes inégalités sociales, nous attendons, en spectateurs accablés, le prochain acte de la série. Ce qui résonne, au fond des consciences, c’est un écho de désaffection née d’une colère lasse. C’est là un point de résistance qu’il faut entretenir. Contre les ignobles stigmatisations dont on veut nous rendre complices. Contre cette société de contrôle généralisé qui est déjà là. Contre la stupide arrogance de ceux qui s’imaginent nous gouverner. Contre le scientisme à idées courtes et l’antiscientisme de bêtes à cornes. En cultivant la conviction que rien de ce monde ne mérite d’être sauvé, hors ce monde lui-même, mais émancipé de la tutelle du capital qui le transforme en cloaque où prolifèrent les bêtes à picots mutantes et en casino où les vaccins rapportent 1000 dollars par seconde aux trusts qui les vendent à ceux qui peuvent payer, et à eux seuls.

Freddy GOMEZ

http://acontretemps.org/spip.php?article889

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