L’histoire est à la fois enquête et récit du passé à partir de sources orales et écrites, ainsi que d’images et d’objets. Enquête, afin d’établir l’exactitude des faits humains de ce passé en contrastant témoignages, indices et archives. Récit, pour restituer la succession de ces événements afin d’en comprendre le sens spécifique et général.
Le problème avec l’histoire est que cette connaissance et enseignement du passé tend de plus en plus à se cloisonner et diluer: tant sur le plan méthodologique que dans ses fins.
En effet, la visibilité et le nombre croissants de domaines de savoir interdisciplinaires, organisés autour d’une labellisation par l’objet, ont suscité une variété de discours savants, les « studies », qui ont contribué à congédier l’histoire comme processus global et compréhension dans son ensemble d’un moment donné ou d’un type de société. Car, même si un bon nombre de ces constructions thématiques prétendent échapper au cantonnement à des objets spécifiques et revendiquent souvent leur aptitude à intervenir dans l’ensemble du champ des sciences humaines et sociales, force est de constater que, sur la base d’un déplacement d’ordre conceptuel ou paradigmatique (études culturelles, études de genre, animal studies, environmental studies, etc.) et au nom du « décloisonnement », s’impose en fait un nouveau cloisonnement, un nouveau quadrillage des champs du savoir dont le principe méthodologique est de se focaliser sur des sous-ensembles, sur le détail ou l’échelle « micro ». Processus de labellisation qui s’est produit aussi dans les disciplines instituées des sciences humaines et sociales, lesquelles n’échappent pas non plus à une logique de spécialisation autour d’un objet, ou plutôt de concepts-objets (le « politique », le « social », l’« individu », la « culture »).
C’est ainsi que l’histoire, éclatée en une multiplicité d’approches « par objet » focalisées sur tel ou tel élément (le domaine des « studies », dont la liste s’allonge sans cesse : gender studies, subaltern studies, animal studies, sound studies, etc.), est congédiée comme processus global et qu’elle renonce au regard du temps long de l’institutionnalisation scientifique et à l’éclairage de plusieurs disciplines. Rien d’étonnant quand quantité d’historiens font de la recherche « militante » et tendent donc à ne sélectionner que les faits susceptibles d’être intégrés à une grille d’analyse politique préexistante, en s’abstenant délibérément de se confronter avec tout fait historique qui échapperait à leurs schémas idéologiques préétablis et qui risquerait par conséquent de les obliger à mettre en question cette grille.
C’est le triomphe de la philosophie postmoderne dans les sciences sociales, avec son rejet de l’unité et de la totalité au profit du fragment, en plus de la critique de l’objectivité, voire de la notion même de réalité. Et cela à une époque où tout le monde ou presque se veut original et rebelle. Une époque où vanter la force subversive des marginaux c’est risquer de s’inscrire dans l’air du temps, celui du néolibéralisme, avec son éloge permanent de la différence, qui n’est que le masque d’un individualisme égocentré et paranoïaque.
Voici résumées les raisons qui ont poussé les essayistes Cédric Biagini et Patrick Marcolini, de la maison d’édition d’inspiration libertaire L’échappée, à créer la revue annuelle « Brasero ». Une « revue de contre-histoire » où ils vont pouvoir rendre compte des livres que le « bouillonnement » de leurs « auteurs, amis et complices » leur proposaient sur des « sujets passionnants » et que L’échappée ne pouvait pas publier.
Et voici les raisons pour lesquelles ils ont choisi de rendre hommage dans ce premier numéro à la révolte de Kronstadt en 1921 plutôt qu’à la Commune : « il nous semblait intéressant de sortir du cadre franco-français pour aller à l’Est, et rappeler une autre histoire, une « contre-histoire » de la Révolution russe. Les marins, les soldats et les ouvriers de Kronstadt, qui réclamaient la démocratie des assemblées populaires contre la dictature du Parti communiste, ont été écrasés militairement par l’Armée rouge, sur ordre de Trotski lui-même. Le stalinisme était déjà là, en germe.
C’était d’autant plus important d’en parler que l’on constate aujourd’hui la résurgence d’un certain état d’esprit de type stalinien dans la vie intellectuelle, caractérisé par la volonté de faire taire toute voix dissonante sur certains sujets de société, de passer sous silence tout ce qui pourrait aller à l’encontre de ce que certains estiment être le sens de l’histoire. À l’époque de Kronstadt, la moindre critique du gouvernement bolchevique était considérée comme contre-révolutionnaire et devait donc être éliminée.
Aujourd’hui, fort heureusement, nous n’en sommes plus au même niveau de violence. La calomnie a remplacé les fusils, l’élimination n’est plus physique mais symbolique : quiconque se permet de critiquer tel ou tel dogme se voit taxer de réactionnaire et d’autres noms d’oiseaux se terminant en « phobe ». Avec pour conséquence la réduction du débat public à une logique de camp, binaire et grossière. C’est pour cela que nous tenions à inaugurer notre rubrique « Contre le totalitarisme, pour le socialisme » par ce beau texte publié en 1921 intitulé « La Vérité sur Kronstadt » de Marie Isidine, une anarchiste russe. »
Octavio Alberola
* « Brasero » n° 1, L’échappée 184 p., 22 euros
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