Jeanne Casilas
paru dans lundimatin#299, le 9 août 2021 Appel à dons Finalement les terrasses ne seront pas exemptées du Pass sanitaire au motif que « La différence entre le dehors et le dedans a perdu de sa pertinence sanitaire » comme le déclare Philippe Bas, sénateur et rapporteur du texte. Voilà selon la loi qu’il n’y a plus de dehors en France et que le concept est relégué au profit de celui d’espace sanitaire. L’espace sanitaire est total, contrairement au dehors qui existe par rapport au dedans et porte en lui le mouvement de l’être qui y tend. A l’opposé l’espace sanitaire n’existe qu’en fonction du sujet qui le désigne et pour lui. Il n’est plus un espace mais le rêve de la continuation du corps du sujet partout sur la terre.
Ici plus de différence entre le dehors et le dedans implique que tout est désormais dedans. Au-dedans du corps bourgeois dont la conservation serait supérieure à la notion même d’espace, d’extériorité et d’altérité, prêt à être supprimés, par le verbe et par la loi, pour assurer la continuation de l’espèce (parlementaire) bourgeoise. Car il ne s’agit pas de protéger tout le monde dans l’espace sanitaire, mais seulement ceux qui ont les moyens d’avoir peur et d’appliquer la loi.
L’espace sanitaire est l’espace de la peur et du contrôle, dans lequel toute la richesse des chemins contenus du dedans au dehors se réduit à une opposition sans fondement réel ni scientifique entre malades et bien portants, fondée sur une escroquerie de papier entre inclus et exclus.
Dans une dizaine de jours, l’espace sanitaire sera visible, appliqué par tous les servants du corps social bourgeois, dont il ne faut attendre aucune rébellion : commerçants, serveurs de loisir et de culture, domestiques du rail et des plaisirs. Il sera incarné par tous ceux qui s’y incluront et qui n’auront pas d’autre choix, pour exister, que d’exclure pour être inclus. Alors se posera la question de notre place dans ce monde.
Constatant qu’il est possible de vivre sans les multiples activités que permet le Pass, nous serons interrogés en nous-même à chaque fois que nous voudrons nous livrer à l’une de ces activités, désignées par l’état comme sacrées, séparés qu’elles sont des autres actions par l’établissement d’un contrôle. Il s’agira sans doute d’inventer une manière de ne plus participer. Il ne s’agit plus que de cela depuis longtemps. Une manière de ne plus aller au café, au théâtre, qui sera l’établissement d’autres pratiques, si celles qu’on abandonne avaient un sens et si l’on veut continuer d’habiter l’espace public et d’y exister sans se rendre à ses lois.
Le café trottoir, et toute activité de trottoir en général, qui manifestement, selon les autorités compétentes, demeure un dehors nous sont ouvertes comme un boulevard. Il est temps de poser de réels problèmes à la maréchaussée, en faisant exister les zones non-encore encadrées et en se répandant dans les larges interstices que les parlementaires nous laissent comme des débris.
Avenues, champs, ruelles, boulevards, plages, forêts, rond-points. On peut toujours espérer qu’ils soient allés trop loin en constituant une opposition de fait dont l’éviction et la révolte pourrait se manifester empiriquement comme à Moscou. A Moscou, où le régime de Poutine a au moins laissé la possibilité des terrasses aux non-titulaires du Pass, la population à déserté l’intérieur au point que la mesure a dû être annulée. En France en 2021 même l’air du dehors est confisqué par décret, pourtant pour quelque temps encore on continuera d’appeler cela une démocratie.
L’atteinte à la vie est si violente qu’il est possible que ceux qui en sont responsables aient à leur insu créé un dehors, constitué de l’opposition manifeste de tous ceux qui ne peuvent ni ne veulent vivre dans un Ehpad. Cela aura lieu en même temps que la haine grandissante des inclus, fatalité de la séparation. Déjà dans les trains les contrôleurs se permettent de s’étaler à micro ouvert sur les dangers de la pandémie, du non-port du masque, à répétition, entre chaque arrêt, jusqu’à s’avancer sur des terrains comme « vous pouvez rencontrer une maîtresse, un amant, mais avec le masque » et autres délires d’impuissant fait roi puisque tout est dedans, déjà le flic éructe en chacun, déjà le bourgeois se fige dans l’expression de son mépris éternel, déjà le monde est dégueulasse et obscène.
Cette civilisation agonise et désire obstinément son éternisation, quand il est évident qu’elle n’en vaut pas la peine. Voici pour preuve la liste non exhaustive des activités permises sans contrôle : Aller au supermarché, prendre les transports en commun, marcher, faire l’amour, dormir, manger dehors ou chez soi, acheter de la drogue, écouter de la musique, danser, se baigner, aller à l’épicerie, boire des coups dehors, caresser des animaux, lire, mater des films en privé, parler. Il faut croire qu’ils nous ont laissé l’essentiel et ont gardé les privilèges de l’accessoire.
Le temps de la transition est soit celui de l’incorporation (du nouveau modèle dominant) soit celui de la déviation. Dans la déviation il ne s’agit pas de conserver l’existant mais de créer un autre mode d’être que celui que l’avenir nous forge, pas de faire table rase mais de se servir de l’interdit comme levier du nouveau. Le danger ultime qui nous guette est défini par nos ennemis, en tant qu’ils se montrent les ennemis de la vie, et s’avère être la collaboration à un cadre, à des formes de vie réglées par l’argent, auxquelles l’adhésion implique désormais une forme de négation de toute autre forme d’activité. Il s’agit d’entrer en résistance contre notre propre mode de vie puisque c’est dans notre vie que nous sommes gouvernés. De regarder désormais les bourgeois et les adhérant au modèle unique en riant d’eux comme de figures d’un monde qui va mourant et temps de passer devant les terrasses des cafés, restaurants et cinémas comme devant des musées de notre propre vie. Cette vie est passée, en réalité, elle est déjà passée. Il est temps de se séparer dans l’espace de ce monde qui ne mérite pas d’être conservé. Il serait temps de manifester chaque jour en des lieux retrouvés cette séparation radicale que crée l’absence de « Papiers ».
Car le monde du Pass ne mérite pas d’être sauvé. Un autre monde demande à l’être, qu’ils nous appartient de rejoindre ou de voir périr, à chaque fois que nous passons à ses côtés.
Jeanne Casilas
Illustation : Bernard Chevalier
Commentaires récents