Économie
Faut-il aller vers une société décroissante? Comment la mettre en place? La députée écologiste Delphine Batho et le docteur en économie Timothée Parrique ont échangé leurs points de vue sur la décroissance au cours d’un débat organisé par Reporterre.
À l’occasion d’un débat organisé par Reporterre mercredi 7 juillet, la députée écologiste Delphine Batho et le docteur en économie Timothée Parrique ont échangé leurs points de vue sur la décroissance. Tous deux défenseurs de ce concept, ils ont essayé d’imaginer, au cours de cette discussion d’une heure et demie, à quoi pourrait ressembler une société où la croissance du produit intérieur brut (PIB) n’est plus le but ultime.
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Tout d’abord : qu’est-ce que la décroissance, ce terme apparu en 2002 dans la revue Silence, et dont peu d’écologistes osent se revendiquer? Selon la définition de Timothée Parrique, auteur d’une thèse sur le sujet, il s’agit de «la réduction planifiée et démocratique de la production et de la consommation dans les pays riches, pour réduire les pressions environnementales et les inégalités, tout en améliorant la qualité de vie». Il insiste sur quatre caractéristiques : «La soutenabilité, la justice, le bien-être et la démocratie.» De son côté, Delphine Batho, qui vient d’annoncer sa candidature à la primaire présidentielle des écologistes, estime qu’il faut «retourner aux respects des limites planétaires». «Dans une phase d’accélération extrêmement violente d’effondrement de la biodiversité et du changement climatique», le seul moyen de respecter ces limites planétaires est selon elle de sortir du «totem de la croissance».
Fixer des objectifs autres que l’augmentation du PIB
Mais pourquoi ne pas simplement se contenter d’une «croissance verte»? Selon nos deux interlocuteurs, cela ne fonctionne pas, car nous n’arrivons pas à découpler la hausse du PIB de la hausse des pressions environnementales. Timothée Parrique cite l’exemple de l’Angleterre, «championne de la croissance verte», qui n’est parvenue à réduire ses émissions de gaz à effet de serre que de 2%, alors que son objectif dans l’Accord de Paris est de 13%. Il pointe aussi le fait que le «fonctionnement normal du capitalisme» augmente les inégalités, comme l’ont montré notamment les travaux de l’économiste Thomas Piketty.
Delphine Batho est du même avis. Elle ajoute qu’il n’y a plus de corrélation entre croissance et emploi, aux États-Unis depuis vingt ans, et en France depuis dix ans. Elle estime d’ailleurs que le rapport remis au président par les économistes Jean Tirole et Olivier Blanchard, qui prône la croissance et la taxe carbone, est «extrêmement feignant par rapport à la gravité des événements». L’ancienne ministre de l’Écologie juge qu’il faut sortir de cette «mythologie» apparue après la Seconde Guerre mondiale, dans le libéralisme mais aussi dans sa critique marxiste. «Dans la logique marxiste, l’émancipation des travailleurs est liée à la croissance des forces productives», observe-t-elle. Delphine Batho. © Mathieu Génon/Reporterre
Comment mettre en place une société où la décroissance ne serait plus taboue? Pour la députée des Deux-Sèvres et présidente du mouvement Génération Écologie, il faut opérer une «rupture avec le consumérisme», et se fixer des objectifs autres que l’augmentation du PIB, comme le niveau d’éducation, la santé ou encore la biodiversité. Elle cite les exemples de la Nouvelle-Zélande et de la Finlande, qui ont mis en place des indicateurs liés au bien-être de leurs habitants. Selon elle, le changement passera par ailleurs par «un vrai dialogue social avec les organisations syndicales».
Timothée Parrique pense également que la satisfaction ne doit pas uniquement passer par l’achat de marchandises. Il se réjouit du développement d’une culture de la «simplicité volontaire», que l’on voit même apparaître en Chine à travers le mouvement «lying flat». Côté leviers économiques, il propose que les entreprises deviennent à «lucrativité limitée», comme cela existe dans le secteur de l’économie sociale et solidaire et se constituent en coopératives. Timothée Parrique. © Mathieu Génon/Reporterre
Faire preuve «d’innovation, de créativité et d’intelligence»
Nos invités réprouvent l’idée selon laquelle seule la croissance est synonyme de progrès. Au contraire, il va falloir faire preuve de beaucoup «d’innovation, de créativité et d’intelligence» pour trouver des solutions, selon Delphine Batho. Elle se félicite de voir de plus en plus de citoyens se tourner vers les achats de seconde main, la «vélorution» et les circuits courts. Des internautes visionnant le débat ont demandé si les plus pauvres seraient les plus perdants dans une société décroissante. Elle rappelle que les 10% les plus riches sont aussi ceux qui ont la pire empreinte carbone, comme le montrent notamment les travaux de l’économiste Lucas Chancel.
Timothée Parrique se souvient lui du livre de Hervé Kempf, rédacteur en chef de Reporterre et animateur du débat, Comment les riches détruisent la planète (2007), et estime que ce n’est pas aux plus démunis de faire des efforts. Interrogés sur la nécessité de réduire la démographie mondiale, Delphine Batho et Timothée Parrique affirment tous les deux qu’il faut avant tout permettre aux femmes de s’émanciper partout dans le monde, afin qu’elles puissent faire librement leurs choix concernant la maternité. © Mathieu Génon/Reporterre
Pour aller vers une société décroissante, il faudra notamment transformer le secteur de l’agriculture, pour le rendre plus écologique, mais aussi l’aéronautique. Delphine Batho a défendu à l’Assemblée nationale l’instauration d’un «quota carbone» attribué à chaque citoyen pour avoir le droit de voyager en avion. Elle pense que les compétences et la technicité développées dans le secteur de l’aéronautique en France peuvent être mises à profit, et se félicite d’une réflexion sur le changement climatique existant parmi les travailleurs concernés, par exemple avec le collectif Supaero-Decarbo. Timothée Parrique imagine, lui, une alternative au marché des droits à polluer («cap and trade»), avec la formule «cap and share» : chacun aurait une carte carbone débitée à chaque achat. © Mathieu Génon/Reporterre
Pour tous les deux, une société décroissante serait plus désirable, avec des cadres de vie plus agréables. Timothée Parrique estime que l’on pourrait aller vers une réduction du «temps de travail passé dans un emploi capitaliste». Delphine Batho n’est pas tout à fait d’accord sur ce point car, selon elle, la transformation sociétale à accomplir est un «énorme chantier». Dans l’agriculture, par exemple, il faudrait augmenter la quantité de travail humain. Les liens entre réduction du temps de travail et décroissance mériteraient de faire l’objet de plus de travaux de recherche, observe l’animateur du débat Hervé Kempf.
En tout cas, les deux défenseurs du concept s’accordent sur une chose : il faut agir maintenant. «S’il n’y a pas de décroissance choisie, il y aura une décroissance subie et violente, c’est une idée à laquelle je souscris», avance Delphine Batho. Timothée Parrique n’imagine pas un «effondrement» façon Le jour d’après en 5 minutes. Il rappelle que «des écosystèmes se sont déjà effondrés, la vie des gens qui en dépendent s’est déjà beaucoup dégradée», donc «il faut agir pour le présent et penser à l’économie régénérative, qui va réparer un peu les dommages créés par quelques siècles de capitalisme effréné».
source : Héloïse Leussier pour Reporterre
Débat : Hervé Kempf et Justine Guitton-Boussion pour Reporterre
Photos : © Mathieu Génon/Reporterre
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