Les appels à l’unité de la gauche et des écologistes se multiplient. Comment, avec qui, pour quels objectifs ? Deux partisanes actives de l’union, Mathilde Imer, de la plateforme « 2022 ou jamais » et Claire Lejeune, d’EELV, expriment leurs espoirs.
Basta ! : En octobre 2020, vous avez toutes les deux contribué à l’initiative d’une tribune, intitulée « 2022, (vraiment) en commun » et signée par des centaines d’élus et activistes de gauche. Celle-ci appelait à une « candidature commune écologique, sociale et démocratique en 2022 ». Depuis, chacune à votre façon, vous travaillez à rendre cette candidature possible. Qu’est-ce qui rend cette démarche de rassemblement si importante, à vos yeux ?
Mathilde Imer [1] : C’est assez simple : sans rassemblement autour d’un projet d’écologie populaire, de justice sociale et de renouveau démocratique, on a toutes les chances de se retrouver avec Macron ou Le Pen. Je n’ai envie ni de l’un, ni de l’autre. Ni de rester statique devant un tel horizon, en acceptant d’être piégée par des stratégies de partis politiques mortifères.
Claire Lejeune [2] : On n’a pas d’autres choix que d’essayer. Non seulement à cause de l’éventail en face, mais aussi parce qu’il y a urgence absolue : il faut être très conscient qu’on entre dans une décennie critique, du point de vue climatique. Si on ne bifurque pas maintenant, c’est un enchaînement de crises auquel on doit se préparer. L’inaction et la résignation ne peuvent pas être des options.
MI : D’autant qu’il y a tout de même des motifs d’espoir lorsqu’on regarde les mouvements sociaux des dernières années, avec à la fois une nouvelle génération et de nouvelles incarnations. Ces mouvements sont beaucoup menés par des jeunes et par des femmes – à la base, les Gilets jaunes est un mouvement où les femmes ont eu un rôle crucial, il faut quand même le rappeler ! Pareil pour Assa Traoré, Greta Thunberg, Adèle Haenel ou Caroline de Haas, toutes des femmes. Pour notre génération, le féminisme est passé par là, il donne un nouveau souffle.
CL : Il se joue, avec notre génération, une nouvelle forme de politisation, guidée par ce sentiment d’urgence plus que par des logiques carriéristes, avec un mandat à la clé. On l’a vu avec Résilience commune, une plateforme de coalition qui réunit des jeunes militants issus des principales organisations de jeunesse politiques, à gauche. L’initiative est née il y a un an, pendant le premier confinement, lors duquel on a tous senti qu’il se jouait quelque chose d’inédit et que, face à ça, nous avions une responsabilité. Cela a aussi attiré des jeunes qui n’étaient pas encartés mais qui se retrouvent dans cette envie d’agir, et sentent bien que 2022 sera un tournant décisif. En fait, 2022, c’est notre affaire à tous ! Pas uniquement celle des partis et des militants. La société est dans un tel degré de crise, c’est un enjeu collectif de nous emparer de la politique pour essayer de changer les choses. Les questions d’implication et de réappropriation du pouvoir sont absolument centrales, pour 2022 et au-delà.
Les appels au rassemblement se sont multipliés, ainsi que les espaces censés travailler à cette convergence – le mouvement Big Bang, la plateforme Initiative commune, les Rencontres des Justices, etc. N’y a-t-il pas quelque chose de paradoxal à invoquer le rassemblement en éparpillant autant les structures censées y travailler ?
CL : C’est vrai que cela peut paraître un peu illisible, ou fouillis, de l’extérieur. Mais vu la diversité des histoires politiques et des types de militantisme qui sont concernés, cela me semble inévitable qu’il y ait cette multiplicité d’espaces. On n’est pas un bloc homogène, et on ne le sera jamais ! Autant donc le prendre comme une richesse plutôt que comme quelque chose à étouffer. On entre justement dans une phase où commence une dynamique un peu plus unie, plutôt qu’ « unitaire » – le terme est important, car on essaye de sortir de cette logique où un seul gros acteur viendrait écraser tous les autres. C’est ce qu’on essaye de dire aux partis : l’enjeu de 2022, ce n’est pas « qui devient le nouvel acteur hégémonique de la gauche écolo », c’est comment créer les conditions d’une victoire politique et d’une transformation de la vie démocratique dans ce pays !
« Il faut sortir de cette caricature permanente entre les Verts « euro-béats libéraux » d’un côté, et les Insoumis « europhobes » de l’autre, qui n’est pas juste »
MI : Un gros travail de rassemblement est mené du côté de la société civile, qui a abouti à la création de la plateforme « 2022 ou jamais ». Ce n’est pas un long fleuve tranquille, il y a des engueulades, mais je pense malgré tout qu’un pas important a été franchi, en trouvant une façon de nous rassembler tout en conservant la place des uns et des autres.
Pour l’heure, cette dynamique de rassemblement apparaît encore largement soumise au bon vouloir des partis politiques. Malgré quelques tentatives d’appels ou de réunions, comme celle initiée par Yannick Jadot il y a dix jours, l’union paraît encore bien incertaine…
CL : Si chaque parti présente son candidat, on se retrouvera avec cinq personnes sur la ligne de départ. Ce n’est pas jouable. Il faut donc éviter que chacun fonce tête baissée dans son propre couloir, qu’on entre dans une logique de compétition qui pourrait générer des tensions, et empêcher une possible dynamique collective. Tout cela est très fragile, il faut s’éviter les animosités inutiles. Il n’y a pas d’outils magiques, mais on fait tout ce qu’on peut pour éviter ce scénario.
MI : C’est justement le sens de ce qu’on porte avec la plateforme « 2022 ou jamais », qui propose de donner la main aux citoyens pour faire émerger cette candidature de rassemblement gagnante en 2022. Concrètement, c’est une stratégie en trois grandes étapes : la première consiste à écrire un socle programmatique commun, sur la base d’un projet écologique, social et démocratique, pour montrer qu’en termes d’idées et de propositions, il y a des points d’accord. On vise un bloc large, qui va de l’ensemble des électeurs déçus de Macron jusqu’à la France Insoumise et le PC, en passant par EELV et le PS, sans oublier les abstentionnistes et certains électeurs RN, qu’on peut qualifier d’« antisystème » mais qui ne sont pas racistes pour autant. Ce socle doit à terme permettre d’ aboutir à un accord pour les élections législatives [qui suivront l’élection présidentielle et déterminent la majorité à l’Assemblée nationale, ndlr]. Deuxième étape, un système de parrainage en ligne pour que l’ensemble des citoyens puissent proposer des noms de candidats – plutôt que les partis politiques imposent seuls leurs noms ! Puis, dernière étape, à l’automne, une désignation populaire parmi ces candidats, selon des modalités qui restent encore à confirmer.
Certains clivages, comme la laïcité, ne vous paraissent donc pas indépassables ?
MI : On propose plutôt d’entériner ce qui est commun, et il y a déjà beaucoup de choses ! Et de surmonter les divergences : sur l’Europe, par exemple, on ne trouvera peut-être pas un compromis entre les visions de Jadot et Mélenchon. Mais ce sera aux citoyens qui souhaitent participer à ce processus de désignation populaire de trancher, ensuite, les désaccords entre les candidats présentés.
CL : Et puis il faut sortir de cette caricature permanente entre les Verts « euro-béats libéraux » d’un côté, et les Insoumis « europhobes » de l’autre, qui n’est pas juste. Je ne dis pas qu’il y a une compatibilité parfaite entre les deux et que, par magie, on va réussir à s’accorder sur tout. Il faut arriver à créer les conditions d’un dialogue. On a tous nos opinions sur l’Union européenne, la laïcité, la République, le nucléaire, la centralisation ou la décentralisation, etc. – la liste est longue… On doit aussi avoir conscience que le delta qui nous sépare de Macron et de Le Pen est bien plus grand que celui qui nous sépare de nos potentiels alliés dans cette grande équipe. C’est pourquoi nous sommes nombreux à accepter de bouger un peu sur nos positions pour permettre le rassemblement. Ce qui compte, c’est la manière dont on mènera cette discussion collective : ne pas chercher d’entrée de jeu à imposer une opinion mais trouver une position qui permette à tout le monde de cheminer ensemble – sans jamais perdre de vue l’impératif de porter un programme de rupture, ça c’est la condition première. C’est surtout une question de posture : l’enjeu est-il de prouver qu’il ne peut pas y avoir de rassemblement ? Ou a-t-on sincèrement envie que ça marche ?
« On a tellement pris l’habitude de perdre, à gauche, qu’on arrive plus à s’imaginer gagner »
Mathilde Imer, 30 ans, activiste impliquée de longue date dans la lutte contre le changement climatique, elle a notamment cofondé le mouvement des Gilets citoyens, à l’origine de la Convention citoyenne pour le climat, dont elle fut membre du comité de gouvernance. Elle est aujourd’hui coprésidente de « 2022 ou jamais » / © Romain Guédé
MI : On a tellement pris l’habitude de perdre, à gauche, qu’on arrive plus à s’imaginer gagner. Regardons deux secondes le verre à moitié plein : entre tous ces acteurs, le projet de société est quand même très proche. C’est un projet bien différent que celui dessiné par Le Pen ou par Macron ! Les divergences concernent surtout la façon de réaliser ce projet commun, et l’Europe en est un très bon exemple. Gardons en tête là où on veut aller, et ayons l’humilité d’admettre qu’on n’a peut-être pas forcément la meilleure stratégie pour cela. Le design de la Vème République ne nous aide pas avec cette culture du chef et cette part d’incarnation permanente, avec lesquelles il faut nécessairement jouer si l’on veut gagner à la fin. Et cela sur fond de Covid, ce qui ne va pas faciliter les choses.
Cette pandémie bouscule votre façon de faire de la politique ?
CL : Elle nous bouscule tout court. Il y a une précarisation grandissante, qui peut être un blocage à l’investissement militant. On aurait pu espérer que la crise sanitaire crée une sorte de sursaut. J’ai plutôt l’impression qu’elle est un facteur d’inertie.
MI : C’est difficile de mobiliser quand il y a de la tristesse et de l’apathie. On sent bien que les gens sont de plus en plus dépités et fatalistes, il y a beaucoup de détresse. C’est l’un de nos plus gros défis, trouver la méthode et le dispositif qui permettent de mobiliser les gens dans un tel contexte. Ce sont vraiment de nouvelles choses à inventer.
CL : D’une certaine façon, ce que provoque le Covid – se tenir sans cesse à distance des autres, s’isoler – va très bien à l’anthropologie libérale individualiste. Or, nous sommes justement le camp qui s’oppose à cette vision. Nous disons que la société est un tout largement supérieur à une agrégation isolée d’individus qui pourraient vivre chacun dans sa petite boîte. La société est un maillage d’interdépendances, c’est pour cela qu’on a besoin de se rassembler, de voir du monde, des visages. Les Gilets jaunes se retrouvaient sur les ronds-points, une vraie convivialité politique se créait… Ce contexte qui individualise et oblige à s’isoler handicape davantage notre camp politique qui porte, au contraire, une vision plus collective et coopérative de la société.
Vous incarnez, à votre échelle, deux façons différentes de faire de la politique : Mathilde, vous n’avez jamais été encartée dans aucun parti, tandis que vous, Claire, vous défendez votre engagement militant au sein d’EELV. En quoi les partis politiques sont-ils encore, ou non, un espace pertinent pour envisager ce rassemblement ?
MI : Personnellement, je me sens davantage à ma place à l’extérieur, parce que je considère que les règles du jeu démocratique sont dysfonctionnelles aujourd’hui – donc en devenir un acteur n’a pas de sens pour moi. Cela ne m’empêche pas d’interagir avec les partis politiques, que ce soit pour pousser des alliances nouvelles, ou pour défendre des expériences comme le tirage au sort, à l’image de la Convention citoyenne pour le climat, afin de montrer que ça peut être complémentaire du système représentatif classique. C’est une piste de transformation institutionnelle intéressante pour demain. De même, je considère de nombreuses personnes engagées au sein des partis comme des alliées, à l’instar de Claire par exemple !
« C’est difficile de mobiliser quand il y a de la tristesse et de l’apathie. On sent bien que les gens sont de plus en plus dépités et fatalistes »
CL : J’assume complètement d’être dans un parti. Pour moi, ce sont des espaces de discussion et de rencontres qui restent riches, donc nécessaires. Pour autant, on peut s’inscrire dans cet espace tout en ayant une réflexivité critique par rapport à son fonctionnement. Bien sûr que c’est imparfait et insuffisant au regard de la situation politique, il faut considérablement améliorer la jonction avec la société civile. Je suis entrée dans un parti parce que j’estime que c’est le levier qui permet d’entrer dans les institutions, et que dans ce moment actuel on doit justement le faire ! Il faut qu’on soit élu et qu’on puisse siéger, il faut que les jeunes et les femmes occupent aussi ces espaces.
MI : Avec « 2022 ou jamais », on discute depuis le début avec l’ensemble des partis qu’on cherche à mobiliser. On ne fait pas sans eux, on coconstruit le processus, on a même parfois des liens assez forts. Cela tient au fait que les partis politiques sont moins puissants qu’à une certaine époque, ils savent que sans la société civile, ils ne pourront pas faire grand-chose, ils ont besoin de nous. Mais l’inverse est aussi vrai. C’est donc un nouvel équilibre à trouver entre les deux. Notre boulot, c’est d’être à la fois dans un dialogue avec eux, tout en étant lucide sur le fait que ce n’est pas seulement en papotant qu’on va y arriver. On est conscients qu’à un moment, il faudra entrer dans un rapport de force avec eux, et être en capacité de montrer qu’on peut mobiliser des centaines de milliers de personnes. Car il n’y a que ça qui pèse, à la fin : les partis restent des machines qui comptent leurs millions d’électeurs en regardant ce que cela rapporte en financement électoral.
CL : Mon camp politique, ce n’est pas exclusivement EELV, cela va bien au-delà. Ce n’est pas seulement une addition de partis, c’est tous les mouvements sociaux auprès desquels on a manifesté. Les partis ont du mal, aujourd’hui, à être ce sas de réception et cette courroie de transmission qui permettraient de transformer politiquement toute cette puissance de la société civile – les Gilets jaunes, le mouvement climat, le mouvement antiraciste, etc. Cela fait partie des choses sur lesquelles on travaille, avec Résilience commune : réfléchir à des manières de militer qui pourraient rétablir cette vocation des partis d’être de meilleurs relais du terrain.
MI : Comment se fait-il que ce soit un mouvement comme les Gilets jaunes qui mette à l’agenda un outil comme le référendum d’initiative citoyenne ? Cela traduit bien la déconnexion des partis, qui ne jouent plus leur rôle d’écoute et de réflexion, puis de proposition pour répondre aux problèmes des gens. Or si les partis se remettaient à faire ce travail – et pas seulement à destination des corps intermédiaires, mais bien à destination de l’ensemble de la population – je pense que ça pourrait changer la donne. Comment recréer un minimum de confiance ? On parle toujours des citoyens qui n’ont plus confiance dans les élus, mais, de mon côté, avec la Convention climat, j’ai vraiment ressenti la défiance des élus vis-à-vis des citoyens ! Il y a eu tellement de condescendance, de mépris… L’un des enjeux, aujourd’hui, c’est que les élus ne voient pas les citoyens comme des ennemis, mais comme des alliés pour faire vivre notre démocratie.
Pour le scrutin des régionales, fin juin, les dynamiques de rassemblement sont rares et éparpillées… Claire, vous êtes vous-même candidate sur la liste EELV en Île-de-France, là-même où se présentent deux autres listes de gauche, menées par Clémentine Autain (FI) et Audrey Pulvar (PS). N’est-ce pas un peu contradictoire avec votre démarche ?
CL : Bien sûr que j’aurais préféré une liste de rassemblement, dès le premier tour… mais il y a un second tour [qui permet aux listes qui ont atteint un certain seuil de se maintenir, voire de fusionner, ndlr]. C’est imparfait, cela génère des situations complexes, potentiellement contradictoires en effet, mais il faut apprendre à faire avec. Mon engagement politique consiste toujours à tisser des ponts avec l’extérieur, j’y consacre beaucoup de temps, presque plus qu’à militer à l’intérieur d’EELV. Je ne mets pas cette sensibilité-là au placard parce que je deviens candidate aux régionales ! Et ce, même si cette configuration ne correspond pas à mon idéal.
« La concurrence entre listes de gauche est un jeu hyper-dangereux. On espère tous qu’au moins une de ces listes fera 10 % au premier tour, sinon, leur responsabilité sera gravissime. »
Encore une fois, je considère que les jeunes femmes de notre génération doivent s’engager, et je ne peux pas passer mon temps à le clamer haut et fort, pour ensuite me défiler. J’ai donc choisi d’y aller. Mais au quotidien, on est obligés de tenir cet équilibre : plus on se rapproche du pouvoir, et de ses sphères, plus c’est imparfait. Nous nous rassemblerons, au plus tard au second tour, ça n’est pas l’idéal mais ça n’est pas la même problématique que sur le premier tour des présidentielles sur lequel nous concentrons nos efforts.
MI : Ce n’est pas normal que quelqu’un comme Claire, qui milite pour l’unité, se retrouve obligée, dans ces règles du jeu, d’être concurrente de deux autres listes de gauche. C’est un jeu hyper-dangereux. On espère tous qu’au moins une de ces listes fera 10 % au premier tour [seuil qui permet de se maintenir au second tour, ndlr] sinon, la responsabilité de ces trois partis sera gravissime. Cela nous montre bien que, sans rapport de force avec les partis politiques, les grandes discussions autour de l’union de la gauche peuvent mener à ça… Néanmoins, n’oublions pas que le mode de scrutin aux régionales n’est pas le même qu’à la présidentielle, pour laquelle une logique de rassemblement a beaucoup plus de sens pour tous les partis concernés.
Propos recueillis par Barnabé Binctin et Ivan du Roy.
Photos : © Romain Guédé
Notes
[1] 30 ans, activiste impliquée de longue date dans la lutte contre le changement climatique, elle a notamment cofondé le mouvement des Gilets citoyens, à l’origine de la Convention citoyenne pour le climat, dont elle fut membre du comité de gouvernance. Elle est aujourd’hui coprésidente de « 2022 ou jamais ».
[2] 26 ans, ancienne co-secrétaire des Jeunes écologistes, elle est aujourd’hui étudiante à l’ENS et à Sciences Po. Elle a cofondé Résilience commune, une plateforme qui réunit des jeunes militants issus des principales organisations de jeunesse politiques, à gauche, et sera candidate aux élections régionales en Île-de-France, sur la liste EELV de Julien Bayou
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