Liaisons dangereuses

À propos des Équipes de Liaisons et d’Information (ELI), nouveau dispositif de maintien de l’ordre en manifestation

paru dans lundimatin#284, le 19 avril 2021 Appel à dons Depuis mars, un nouveau dispositif policier est apparu en manif baptisé ELI pour « Équipes de Liaison et d’Information ». Sans bouclier ni LBD, des équipes de deux-trois fonctionnaires de police vont au contact des manifestants et des organisateurs pour « apaiser les tensions par un dialogue permanent ».

Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs
que peut causer une seule liaison dangereuse !
Lettre de Madame de Volanges à madame de Rosemonde

Ce sont des équipes habillées en civil qui viennent s’insérer aux cotés des policiers du renseignement (ceux qui n’interviennent pas mais surveillent, identifient et collectent les informations sur qui fait quoi) et des équipages de la BAC (ceux qui fracassent les crânes [1]).

À l’origine de ces nouvelles équipes, les mesures annoncées dans le nouveau schéma national du maintien de l’ordre (SNMO). Lequel SNMO est une réponse au mouvement des gilets jaunes et aux nombreux affrontements qui s’en étaient suivis avec les forces de l’ordre. Plus globalement, ces ELI s’inscrivent dans un durcissement de la doctrine du maintien de l’ordre engagé depuis au moins cinq ans : des policiers qui n’hésitent plus à venir au contact, encadrent les cortèges, nassent les manifestants, utilisent les LBD et les grenades plus fréquemment… La création des ELI s’est aussi largement inspirée des équipes de policiers allemands spécialement formées à la « désescalade ».

À Lyon ces dernières semaines, on a commencé à voir ces ELI en « action » : aussi bien dans une manif contre la réforme de l’assurance chômage que dans un rassemblement contre la privatisation d’EDF. Dès le début, ils prennent contact avec les organisateurs déclarés. Facilement identifiables avec leur brassard bleu-ciel-sympa et leur allure un peu balourde. Pour l’instant, ils sont en train de se constituer leur réseau (se faire connaître, trouver des contacts). Par exemple, à la fin de la manif au départ du Théâtre National Populaire de Villeurbanne, ils sont allés à la rencontre d’un chef de la CGT locale et l’ont emmené sur le coté à l’écart. Leur discours est bien rôdé : eux sont les good cops. Ils sont là pour que les manifs « se passent bien » et qu’elles puissent aller à leur terme. Ils sont contre les « violences » (« Moi j’ai fait 15 ans de maintien de l’ordre à Paris et j’ai quitté un emploi que j’aimais parce que je crois qu’il est possible d’améliorer les relations entre les manifestants et les policiers ») et à les entendre, ils seraient presque du coté des manifestants ! (« Vous avez des revendications et nous notre rôle, c’est que vous puissiez les exprimer »). Ils se laissent même aller à leur interprétation toute personnelle des gilets jaunes (« Les gilets jaunes, au début y’avait des revendications légitimes, mais après c’est devenu n’importe quoi avec toute la casse… »). Le leader syndical les tacle un peu : « les flics réagissaient n’importe comment pour une simple vitre cassée… », « c’est impossible de se faire entendre dans des manifs syndicales classiques ; pas étonnant que les gens perdent patience et soient en colère ». La discussion se finit et le cégétiste lâche son numéro de téléphone : « prenez notre carte, on pourra communiquer dans les manifs, on est en liaison directe avec le commandement ».

Concrètement quelle est la fonction de ces nouvelles équipes ?

Après une formation de 2 jours à Paris, où on leur a notamment enseigné des rudiments de techniques de communication et de « psychologie de la gestion de foule », ces policiers (600 à l’heure actuelle) doivent créer durant les manifs des « points de contacts » avec la foule manifestante et engager la discussion. Mais on sait bien ce que recouvre leur vision des manifs qui se passent « correctement ». Leur mission est 1) d’assurer que les manifs se déroulent comme la police l’entend et 2) de scinder les cortèges entre « bons » et « mauvais » manifestants afin d’empêcher qu’il y ait une multiplicité de pratiques et une solidarité entre manifestants offensifs et celles et ceux qui le sont (un peu) moins. « Quand on utilise les lacrymogènes sur les casseurs, les manifestants ne le comprennent pas toujours et cette incompréhension crée des tensions inutiles avec des gens pacifiques qui finissent par venir au soutien des casseurs parce que nous n’avons pas su expliquer » (conseiller doctrine du directeur général de la Police Nationale).

Une autre facette de leur rôle va être de faire avaler toutes les décisions du commandement opérationnel (l’organe policier qui gère la manif) aux manifestants qui veulent bien les écouter et justifier de toutes les actions de la police : discuter d’un changement d’itinéraire (en fait l’imposer), annoncer l’imminence d’un appel à la dispersion ou la présence de « fauteurs de troubles », donner les raisons d’une interpellation (pour éviter que les manifestants se solidarisent et exigent sa libération…). Si la police finit par interdire certains périmètres, ou même carrément la manif toute entière, qu’il y a des charges et des blessés la faute reviendrait… à des méchants manifestants qui ne manifestent pas correctement. Plus c’est gros, plus ça passe.

Il faut aussi dire que ce nouveau dispositif apparaît dans une situation où l’encadrement des partis et des syndicats des mouvements de rue s’effondre et où de nouveaux mouvements qui acceptent moins facilement de jouer le jeu de la contestation classique voient le jour (cortèges de tête, gilets jaunes, manifs contre les violences policières et la loi sécurité globale, blocus et cortèges lycéens en tout genre…). Des mouvements sans leaders avec une tolérance pour le débordement et souvent une bonne dose d’hostilité contre la police. Parce que derrière ces policiers-souriants-qui-sont-là-pour-que-tout-se-passe-bien et cette rhétorique de l’« exercice apaisé des manifestations », ce qui se cache en fait, c’est un désaccord fondamental sur ce qu’est une manifestation qui se passe bien. Pour le parti de l’ordre (le gouvernement, les services de police, les préfectures, les médias et malheureusement une bonne partie des appareils syndicaux), une manif réussie est une manif où il ne se passe rien. On va d’un point A à un point B et on rentre chez soi gentiment. C’est la logique du mouvement social où, grâce au nombre, des représentants des mouvements seraient capables ensuite d’obtenir en négociant le retrait d’une loi, l’arrêt d’un processus de privatisation, etc. Sauf que cela ne marche plus. Les gouvernants ne lâchent quasiment plus rien depuis 1995 et les défaites des mouvements sociaux s’accumulent.

À rebours de cette conception toute républicaine de la manifestation, il faut dire qu’une manif qui se passe bien est une manifestation offensive, d’une manière ou d’une autre. Être offensif, c’est penser qu’une victoire peut s’arracher, c’est le fait que se constitue dans la rue, même brièvement, une puissance au sein de la manifestation, une espèce de détermination entre les gens à prendre leurs désirs pour la réalité. Des foules qui envahissent la chaussée, se donnent des objectifs, des cibles et les atteignent. Toute une populace qui laisse derrière elle une trace de son passage et un certain sentiment d’affolement chez ses adversaires (les membres du gouvernement n’oublieront pas de si tôt les premiers actes des gilets jaunes). C’est en venant avec d’autres idées en tête que celle de défiler entourés de robocops, comme emprunter un autre parcours, se rendre devant un lieu de pouvoir non-annoncé à l’avance, aller chercher Macron, bloquer le trafic automobile, occuper une place et s’y installer (sans parler de s’en prendre directement aux forces de l’ordre, aux banques et aux commerces rutilants), que quelque chose peut alors réellement arriver.

C’est de ce genre de puissance qu’ont été fait des moments comme l’insurrection des Canuts, les tentatives de Commune lyonnaises en 1871 aussi bien que le mai 68 lyonnais et plus récemment le surgissement des gilets jaunes et de leurs ronds-points. De ce point de vue là, le rôle principal de la police est simplement d’empêcher que des puissances, autres que celles qui existent déjà (étatiques et marchandes), se constituent. La police est là pour défendre l’ordre social, les manifestants sont là pour le remettre en cause sinon le briser, il est donc impossible, en théorie, que « tout se passe bien » pour tout le monde.

Alors que penser de cette expérimentation ? Discuter avec les policiers n’amène rien : si le rapport de force n’est pas favorable on se fait interdire la manif, raccourcir ou changer le parcours à la dernière minute. Et mis à part justifier tout ce que vont faire leurs collègues surarmés, on ne voit pas bien l’intérêt. Tous les mouvements qui ont arrachés des choses ces derniers temps (gilets jaunes, bonnets rouges, ZADs, agriculteurs, transporteurs) se sont posés la question du rapport de forces, de la stratégie à mettre en place et pas le problème de la manif qui doit bien se tenir…

Connaissant les capacités de com’ de la Police Nationale, on peut raisonnablement nourrir l’espoir que cette tentative de changement de doctrine accouche d’une souris. Cela dit, si au détour d’un cortège, en refluant hors d’un nuage de lacrymos, on aperçoit une de ces ELI deviser avec des manifestants peu renseignés de leur fonction, rien n’interdit d’aller bordéliser la discussion et de les empêcher de prendre leurs fameux « points de contact ».

Gardons nous des liaisons dangereuses.

Un-e manifestant-e avertit en vaut deux

[1] Bien que ces dernières années, ils n’opèrent quasiment plus en civil dans les manifs mais casqués et avec un équipement de « maintien de l’ordre ».

https://lundi.am/Liaisons-dangeureuses

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.