Une revendication parcourt le monde demandant la suspension des brevets utilisés dans la lutte contre le Covid-19, notamment des vaccins. Pour l’instant, l’industrie pharmaceutique et les gouvernements occidentaux résistent à cette mesure, que la revue «Nature» juge nécessaire «pour le bien de tous».
À mesure que la campagne de vaccination mondiale se développe, un autre mouvement monte en puissance plus rapidement encore : la demande d’une suspension des brevets sur toutes les technologies médicales liées à la pandémie de Covid-19 — vaccins inclus. Une pétition internationale appuyant cette revendication, signée par nombre de célébrités (du prix Nobel de la paix Muhammad Yunus à l’acteur George Clooney), vient de passer le cap du million de signatures, tandis qu’une initiative nommée «Pas de profit sur la pandémie» appelle en parallèle les citoyens de l’Union européenne à se mobiliser sur des objectifs analogues.
Une recrue récente et notable de cette campagne est la revue Nature, sans doute la principale publication scientifique mondiale, et que personne ne suspectera d’altermondialisme radical. Elle vient de réclamer dans un éditorial de la rédaction la suspension de la propriété intellectuelle sur les vaccins, plaidant qu’ «il y a des moments où la compétition aide la recherche et l’innovation; mais il y a aussi des moments durant lesquels elle doit être mise de côté pour le bien de tous». Une prise de position qui reflète la mobilisation croissante d’une partie du monde scientifique et médical, manifestée aussi dans d’innombrables tribunes.
«Que les vaccins contre le Covid-19 soient considérés comme un bien public, un vaccin du peuple»
Multiforme et international, ce mouvement anti-brevets regroupe des ONG (Oxfam International, Médecins sans frontières, Amnesty International, etc.), des politiques, des experts médicaux et de santé publique, ainsi que des organisations liées aux Nations unies, notamment l’Unesco, l’Unicef, et surtout l’OMS (Organisation mondiale de la santé), en pointe dans cette revendication. Ainsi «The People’s Vaccine Coalition», une sorte de fédération de ces mouvements, réclame, selon les termes du secrétaire général des Nations unies, Ricardo Guttierez, «que les vaccins contre le Covid-19 soient considérés comme un bien public, un vaccin du peuple», exigeant qu’ils soient produits à prix coûtant, et que leur développement soit accompagné par un partage complet de la propriété intellectuelle, des technologies et des savoir-faire associés.
Alors qu’une centaine de pays emmenés par l’Afrique du Sud et l’Inde demandent à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) la levée des brevets sur les vaccins, les pays riches (États-Unis, Union européenne, France, Japon, Suisse, Corée, etc.) se sont pour l’instant toujours opposés à cette idée. Il existe pourtant des moyens juridiques permettant de la mettre en œuvre dans les situations d’urgence, ce qui est à l’évidence le cas pour la pandémie actuelle. L’administration Biden a récemment donné quelques signes de fléchissement de sa position, qui pourraient changer la donne, mais continue pour l’instant à suivre les multinationales pharmaceutiques, qui sont farouchement opposées à toute atteinte à la propriété intellectuelle.
«Il est pourtant évident que l’industrie pharmaceutique a déjà gagné beaucoup d’argent et continuera à en gagner même si les brevets sont levés le temps de la pandémie, notamment avec les vaccins et les rappels qu’ils vendront après la crise», a expliqué à Reporterre Graham Dutfield, de l’université de Leeds, spécialiste de la propriété intellectuelle dans les sciences du vivant. Ainsi, si AstraZeneca s’est engagée à vendre ses vaccins à prix coûtant durant la pandémie, Pfizer et Moderna, qui vendent leurs vaccins aux environs de 30 € les deux doses, devraient réaliser environ 20 milliards de dollars de profit chacun en 2021 selon des estimations récentes du quotidien britannique The Guardian. Des montants qui peuvent choquer compte tenu de la quantité d’argent public dont ces entreprises ont bénéficié, directement ou indirectement. Rappelons que Moderna a écopé en 2020 d’un «prix Shkreli», attribué chaque année par l’Institut Lown aux pires profiteurs de la santé publique. Motif? «Pour avoir fixé le prix le plus haut du marché à son vaccin, après avoir reçu plus d’un milliard d’argent du contribuable pour le développer», selon les termes du communiqué.
Il serait également utile de suspendre cette propriété intellectuelle pour des raisons éthiques et symboliques
Graham Dutfield concède que la levée provisoire des brevets ne permettrait pas immédiatement d’accélérer la production de vaccins, car il y a aussi des goulots d’étranglement au niveau du savoir-faire, des réactifs, du matériel (les flacons notamment). «Mais cet argument très employé par les industriels n’est pas entièrement de bonne foi, car il cesse d’être vrai à moyen terme; l’histoire montre qu’on sous-estime la capacité d’apprentissage des pays du Sud, qui pour certains développeraient rapidement un savoir-faire local, ce qui permettrait bel et bien de maximiser la production de vaccin.»
Le chercheur estime qu’il serait également utile de suspendre cette propriété intellectuelle pour des raisons éthiques et symboliques, pour affirmer qu’aux yeux de la société, l’argent ne passe pas avant tout. «Les populations ont consenti à d’énormes sacrifices et restrictions de liberté dans cette crise, conclut-il, il serait naturel que des industriels qui se sont beaucoup enrichis fassent des concessions aussi.»
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