Intermitents
par Lola Keraron 24 mars 2021
Plus de 70 lieux culturels sont occupés à travers la France. Parmi les revendications : le retrait de la réforme de l’assurance chômage et l’extension du modèle d’indemnisation des intermittents. Reportage au théâtre de l’Odéon à Paris.
La mélodie s’amplifie devant le théâtre de l’Odéon. L’orchestre est rapidement rejoint par une dizaine de danseurs. Alors que les sauts et portés s’enchaînent, un public intrigué se forme autour d’eux. La musique change. Aux premières notes de « Show must go on », les passants retirent leur veste d’un seul mouvement et toute la place se met à danser en rythme. Une salve d’applaudissements clôt la flashmob tandis que la foule clame en cœur « Occupons, occupons, occupons Odéon » [1]. C’est ici qu’a commencé le mouvement d’occupation des lieux culturels, dans le 6ème arrondissement parisien. Il a vite pris de l’ampleur à travers tout le pays. Du théâtre Graslin de Nantes au théâtre national de Strasbourg en passant par celui de Sainte-Clotilde de la Réunion, 73 lieux culturels sont occupés aujourd’hui à travers la France.
Le théâtre national de l’Odéon, occupé depuis le 4 mars. © Serge D’ignazio
« Je n’ai pas pu faire la moitié de mes cachets », témoigne Julie*, venue participer à la flashmob pour soutenir le mouvement. Âgée d’une trentaine d’années, l’artiste crée des comédies musicales pour marionnettes. Elle a le statut d’intermittente du spectacle. L’intermittence n’est pas un métier, c’est plutôt l’opposé : un régime spécifique d’assurance chômage. Il concerne les professionnels du spectacle et du cinéma dont l’activité est par nature discontinue. Il faut avoir travaillé un certains nombre d’heures (507) pendant un an pour avoir accès à ce statut, qui concernait avant la crise 276 000 salariés, du spectacle vivant au film d’animation.
« Que deviendra la liberté de parole si nous n’avons plus une culture vivante ? »
Face à l’arrêt quasi-total des activités du secteur, l’État a décidé de prolonger automatiquement d’un an les indemnisations des intermittents du spectacle. Mais cette « année blanche » prend fin en août prochain, et une bonne partie de 2021 est déjà passée sans que la vie culturelle n’ait pu reprendre. Beaucoup d’intermittents n’auront pas fait leur heures d’ici la fin de l’été. « C’est absurde. On nous oblige à prouver que nous avons fait nos heures alors qu’on nous empêche de travailler », s’indigne Mathilde*, une jeune musicienne venue soutenir la lutte. « Ça fait un an que nous nous battons à bout de bras. Si l’année blanche n’est pas reconduite, 80 % des petits artistes comme moi risquent de cesser leur activité. Ça serait terrible, ajoute Julie. Nous avons besoin de cette diversité. C’est là-dessus que repose le tissu culturel de la France. Que deviendra la liberté de parole de notre démocratie si nous n’avons plus une culture vivante ? »
Le drapeau du Syndicat des artistes musiciens Snam-CGT. © Serge D’ignazio
« Nous n’occupons pas le théâtre en tant qu’intermittents de spectacle, nous l’occupons en tant que chômeurs », souligne Marie. La jeune comédienne fait partie des premières occupants de l’Odéon. Comme elle, 41 militants restent sur les lieux jour et nuit. « Notre première revendication est le retrait de la réforme de l’assurance chômage, pas la réouverture des lieux culturels. Ce sont les grands patrons qui demandent la réouverture des salles », insiste-t-elle. La réouverture des lieux culturels, loin de garantir un travail pour tous, pourrait au contraire desservir les intermittents du spectacle. Car en donnant l’impression qu’il est à nouveau possible de travailler, ceux-ci pourraient perdre la légitimité d’exiger des indemnisations. Or, après une mise en arrêt du secteur culturel de près d’un an, le travail restera extrêmement difficile à trouver.
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Marie, comédienne, une des premières occupantes. © Serge D’ignazio
« Nous avons eu une année blanche. Ce n’est pas assez, mais c’est déjà beaucoup plus que d’autres. Nous revendiquons une prolongation de l’année blanche et son élargissement à tous les travailleurs précaires », poursuit Marie. Les guides-conférenciers ou les « extras » de l’hôtellerie-restauration sont par exemple eux aussi des intermittents de l’emploi sans bénéficier du même régime d’assurance chômage que les intermittents du spectacle. Ce sont au total 2,3 millions de personnes qui sont dans cette situation de travail discontinu, dans la restauration, la culture, l’événementiel, d’après la Fédération des métiers intermittents. Alors que ces professions sont frappées de plein fouet par la crise sanitaire, aucune année blanche ne leur a été accordée.
« Vendre sa maison et retourner vivre chez ses parents à 50 ans, c’est humiliant »
« Nous ne travaillons pas et nous ne sommes pas aidés. C’est très compliqué », témoigne Claire Lacoste, extra dans la restauration. Actuellement au RSA, elle occupe aussi le théâtre. « Ce n’est pas un combat de la culture uniquement, c’est multiprofessionnel », souligne-t-elle. Alors que ces professions étaient reconnues comme intermittentes à travers l’annexe 4 de l’assurance chômage, elles ont rejoint le régime général en 2014. Les intermittents du travail revendiquent la réintégration à un régime spécifique d’indemnisation du chômage. Fin 2020, le député LREM Jean-François Mbaye a déposé une proposition de loi en ce sens pour soutenir ces professions pendant la crise sanitaire. « Vendre sa maison et retourner vivre chez ses parents à 50 ans, c’est humiliant, ajoute Claire. C’est arrivé à des personnes ici. Ils n’ont plus rien. Il n’y a rien de normal dans tout ça. »
La liste des lieux culturels occupés. © Serge D’ignazio
« Les primo-entrants ne doivent pas être oubliés », met en garde Marie. Les jeunes qui débutent dans le milieu du spectacle n’ont pas pu acquérir le statut d’intermittent. Ils se retrouvent sans possibilité de travailler et sans droits. C’est pourquoi les occupants revendiquent de baisser le seuil d’heures minimal permettant l’accès à l’indemnisation chômage mais aussi un véritable plan de soutien à l’emploi et de reprise de l’activité dans tous les secteurs. « Avoir du travail et que ceux qui n’en ont pas aient des droits », a résumé Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT.
« Occupons tous nos lieux pour se réapproprier notre avenir » ©Serge D’ignazio
Quelle est la réponse du gouvernement ? « Du foutage de gueule », s’énerve Marie. La seule revendication reprise par le gouvernement est de garantir des congés maternités et maladies aux artistes et salariés de l’emploi discontinu. Jusqu’à présent, il faut avoir travaillé un certain seuil d’heures dans les trois derniers mois pour pouvoir bénéficier de ces congés. Après avoir jugé l’occupation des lieux culturels inutile, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot a annoncé que le ministère travaillait à des protocoles adaptés aux différents lieux de culture et à l’amélioration du dispositif de primo-entrant dans le régime de l’intermittence. Ces déclarations sont bien loin de satisfaire les militants. « Tant que la réforme de l’assurance chômage ne sera pas abandonnée, les lieux culturels resteront occupés », assure Marie déterminée. Avec ou sans confinement.
Lola Keraron
* Les prénoms ont été modifiés.
La page facebook de l’occupation du théâtre de l’Odéon
et le communiqué et les revendications
Photo de une : ©Lola Keraron
Notes
[1] Ce reportage a été réalisé le 17 mars.
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