Architectes, abandonnons le monde des lobbies et du béton

Durée de lecture : 10 minutes 4 mars 2021 / Trois architectes et activistes engagés

Architectes, abandonnons le monde des lobbies et du béton

L’architecture et l’aménagement des territoires sont au service d’un «marché néolibéral qui s’entête à épuiser le(s) vivant(s)», dénoncent de jeunes architectes dans cette tribune. Pour répliquer, ils proposent de cultiver d’autres manières de construire : maisons du peuple, jardins partagés, reprises de terre, soutien à l’ouverture de squats…

Léa, Étienne et Tibo sont trois architectes et activistes engagés dans des luttes écologiques, sociales et politiques. Elle et ils ont rédigé cette tribune cosignée par plus de quatre-vingt personnes de tous horizons, architectes, enseignants, anthropologues, chercheurs en sciences humaines… La version longue de ce texte a été publiée par la revue Topophile.


La liste des signataires est à la fin du texte.


Plusieurs médias nationaux ont publié ces derniers mois des articles qui dénoncent la «culture de la charrette [1]», les abus, pressions subis par les étudiants en école d’architecture ainsi que la désillusion des jeunes professionnels. Entre autres, Libération («École d’architecture : un régime basé sur la terreur, le harcèlement et l’intimidation»); Les Échos, («Étudiants en architecture, ils (se) construisent dans la douleur»), Le Monde («En école d’architecture, les dérives de la culture charrette»)…

Les faits qui y sont relatés ne sont pas nouveaux. La «culture charrette», par exemple, remonte au XIXe siècle. Elle fait référence au stress des étudiants des Beaux-Arts, quand ils travaillaient toute la nuit pour finir leurs travaux, et couraient ensuite les déposer dans les charrettes qui les emmenaient en urgence jusqu’aux salles d’examen. Cette culture est toujours opérante dans la profession, conséquence du système de commandes et des modes d’organisation au sein des agences.

Il nous a semblé pourtant que les symptômes mis en lumière dans ces articles révèlent un malaise plus profond, lié au sens et au rôle politique que seront amenés à tenir celles et ceux qui conçoivent et construisent les territoires aujourd’hui. Car ils devront intervenir dans une société qui continue de dérouler un projet destructeur du vivant.

Sommes-nous diplômés pour aménager le désastre?

Que ce soit la logique de métropolisation, qui détruit des lieux de vie, de nature et de sociabilité; que ce soit la logique d’extraction de ressources et de participation au rejet de CO2 dans l’atmosphère, avec les «grands projets», en Île-de-France par exemple [2]; ou les processus de décision et de financement qui, malgré tout un tas d’habiles artifices participatifs, continuent d’augmenter les inégalités en accentuant les processus de gentrification… pour une large part, l’architecture et l’aménagement des territoires sont au service d’un marché néolibéral qui s’entête à épuiser le(s) vivant(s).Rencontre à l’Ambazada, mai 2018, à Notre-Dame-des-Landes.

Les écoles d’architecture, d’urbanisme et de sciences politiques en sont l’antichambre technique. Quand elles investissent les questions écologiques, c’est trop souvent pour déployer un imaginaire cynique de la «transition» ou de la ville «durable», qui fait fi de la sobriété pour poursuivre urbanisation intensive et innovation technologique.

Face à ces perspectives tristes et délétères, plutôt que se demander «comment mieux construire», nous préférons nous mettre au travail autour de la question : «Quelle culture voulons-nous nourrir?» [3]

Une culture soumise à des rapports de domination, des pressions politiques, des lobbies et un système patriarcal ne peut contribuer à un monde écologique et empathique. En opposition à celle-ci, nous retrouvons des lignes de joie quand nous sommes capables de nourrir collectivement une culture sensible des amitiés, du commun et du vivant.

Étudiants, professionnels, enseignants et habitants, nous devons oser dire «non»

Pour cela, en tant qu’étudiant·es, professionnel·les, enseignant·es et habitant·es, nous devons oser dire «non». Trop de charrettes, trop de projets construits trop vite, trop de compromis, trop de lobbies, trop de béton… Nous devons oser dire : «je ne participerai pas à cela», et passer à l’acte en cultivant d’autres manières de concevoir et de construire, en inventant d’autres modèles et en occupant le terrain politique.

Nos professions sont submergées par une accumulation de réglementations, de normes, de certifications et autres labels. Ce cadre ultracontraignant, centré sur la technique et la sécurité, empêche la créativité, l’autonomie, ainsi que le déploiement d’une réflexion sur leurs politiques sous-jacentes. Il ne tient qu’à nous d’interroger, de détourner et de sortir du cadre pour défendre ce qui nous semble juste : privilégier les lieux et leur singularité, expérimenter les savoir-faire locaux, prendre le temps de concevoir et de questionner l’acte de bâtir. Bref, questionner, désobéir, résister, défendre, et ainsi initier les ruptures nécessaires.La bibiliothèque de la Zad de Gonesse, expulsée fin février.

Justement, certaines expériences ont transformé le sens que nous donnions à nos métiers : Zad, ateliers populaires d’urbanisme, Extinction rébellion, désobéissance civile, blocages, squats, friches, camps climat, collectifs de résistance citoyenne…

Des formes offensives indispensables pour enrayer ce régime de destruction existent

Prendre une demi-journée pour appuyer juridiquement l’ouverture de squats dans des territoires où les logements vacants dépassent souvent les 10%. Dessiner et tailler des charpentes pour installer des maisons du peuple en lieu et place de grands projets inutiles. Participer à des actions de blocage d’entreprises qui intoxiquent le monde. Prendre part à des actions de reprise de terres pour soutenir une agriculture paysanne. S’engager dans le quotidien d’un territoire pour développer avec ses habitant·es une culture de la résistance face à la métropolisation. Défendre un jardin partagé. Cuisiner pour une cantine populaire… Ces prises de position et actions font exister des formes offensives indispensables pour enrayer ce régime de destruction. Elles nous consolident en tant que force sociale et puissance politique multiple, autonome des institutions technocratiques qui entretiennent les dynamiques toxiques en cours.

Ces actions nous encouragent à penser le politique dans la vie, à cesser d’en faire un champ autonome, séparé, dont il est tellement facile de s’isoler. L’année écoulée a éclairé crûment les inégalités existantes et la gestion autoritaire en germe. Malgré l’impuissance dans laquelle elle nous enserre, elle nous a aussi donné la force de nous engager dans des chemins de solidarité et de sobriété. Pour celle qui vient, sachons nous organiser pour affirmer notre détermination et bifurquer radicalement.



Signataires :

- Lea Hobson, architecte et activiste
- Étienne Delprat, architecte et enseignant à Rennes 2
- Tibo, architecte et activiste, Notre-Dame-des-Landes
- Julien B., associatif, Nantes
- Julien Dupont, architecte, artisan, enseignant, Nantes
- Isabelle Lesquer, militante associative, Nantes
- Florian Perennes, étudiant en deuxième année à l’ENSA, Nantes
- Grégoire Bignier, enseignant Ensapvs, Paris
- Frédéric Denise, architecte objecteur de croissance, Paris
- Sibylle D’Orgeval, réalisatrice, Paris
- Benoit Rougelot, architecture du vivant, Paris
- Vincent Rigassi, architecte et enseignant (ENSAG), Grenoble
- Cyrille Hanappe, architecte, enseignant-chercheur à l’École nationale supérieure 
d’architecture Paris Belleville
- Maarten Gielen, coopérant de Rotor DC, Bruxelles
- Jean-louis Tornatore, anthropologue, professeur à l’Université de Bourgogne, Dijon
- Jean-Baptiste Comby, sociologue, maître de conférences, Nantes
- Stéphane Lavignotte, militant écologiste et pasteur, Seine-Saint-Denis
- Germain Meulemans, chercheur postdoctorant au laboratoire Pacte, Cité des 
Territoires, Grenoble
- Paul Chantereau, architecte et écrivain, Auvergne
- Marie Menant, architecte, enseignante, doctorante
- Jean Harari, architecte, Île-de-France
- Pierre Couturier, maître de conférences en géographie, Université Clermont, 
Auvergne
- Léa Longeot, association Didattica, Ile de France
- Juliette Duchange, paysagiste, Drôme
- Damien Najean, architecte, Puy-de-Dôme
- Sylvain Adam, architecte, association APPUII, Ile-de-France
- Bernarth Godbille, maître de conférence en science et technique pour l’architecture 
école de Lille
- Jean-Baptiste Bahers, chercheur CNRS en aménagement du territoire, Nantes
- Paul Léo Figerou, étudiant des Beaux-Arts, Marseille
- Revue Topophile, l’ami·e des lieux | la revue des espaces heureux, Paris
- Alessandro Pignocchi, auteur de bd, Bois le Roi
- Jonathan Goffé, Ingénieur, docteur, Paris
- Ivan Fouquet , architecte dplg, Paris
- Tiffany Timsiline, architecte HMONP, Cotes d’Armor
- Sabine Guth, architecte, ENSA Nantes, Paris
- Catherine Clarisse, architecte DPLG et diplômée ENSAD, Maitresse de conférence 
ENSAPM, Paris
- Yvann Pluskwa, architecte DPLG, Marseille
- Mathias Rollot, auteur et maître de conférences en architecture, biorégion rhénane
- Antoine Lagneau, chercheur-associé au LIR3S – Université de Bourgogne
- Elissa Giraudet, architecte et coordinatrice écoconstruction, Loire Atlantique
- Antoine Lagneau, chercheur-associé au LIR3S – Université de Bourgogne
- Hugo Dubois, étudiant à l’ENSA Nantes en M1, Nantes
- Antoine Kilian, architecte et enseignant-chercheur, Marseille.
- Stéphane Herpin, architecte sans frontières, Marseille
- Baptiste Furic, architecte, Puy-de-Dôme
- Quentin Mateus, ingénieur low tech, Concarneau
- Coline Scoarnec, architecte D.E, Marseille.
- Marwan Filali, architecte, Marseille
- Merril Sinéus, architecte urbaniste, enseignante et membre fondatrice du réseau 
scientifique thématique « SUD-Pratiques et Pédagogies Coopératives»
- Dorothée Guéneau, architecte urbaniste, Nouvelle Aquitaine
- Nicolas Gautron, enseignant ENSart Limoges
- Florent Chiaperro, architecte et chercheur
- Philippe Eustachon, comédien-metteur en scène, Paris
- Ariane Cohin, architecte et auto-constructrice, Ile de France
- Ester Pineau, architecte DE, Nantes, Paris
- Paul Chaufour, militant associatif, La Récolte Urbaine, Montreuil
- Emmanuel Cappellin, réalisateur, Saillans
- Armelle Breuil, architecte et activisite (Extinction Rébellion), Oslo, Norvège
- Marion Delplancke, metteuse en scène, Paris
- Marie Durand, architecte DPLG, enseignante à l’ENSA-Marseille
- Perrine Philippe, architecte, Seine-Saint-Denis
- Grégoire Barraud, architecte, Nantes
- Claire, Damien, Mélia, Pascaline, Véronique, Violaine, architectes et paysagistes, 
Les saprophytes, Nord
- Yvan Detraz, architecte, Bruit du frigo, Bordeaux
- Claire Mélot, architecte et doctorante en philosophie, Berlin
- Jeanne Rivière, architecte, Paris
- Didier Gueston, architecte d.p.l.g, Paris
- Maud Lévy & Antoine Vercoutère, architectes MLAV.LAND, Paris
- Paul-Emmanuel Loiret, architecte DPLG praticien, maître de conference-chercheur, 
Ensa-versailles
- École 0, collectif pluridisciplinaire, Maine-et-Loire
- Marielle Maçé, directrice de recherches au CNRS, spécialiste de théorie littéraire.
- Sébastien Eymard, architecte, Associé Encore Heureux, Paris
- Baptiste Morizot, philosophe, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille.
- Joséphine Germain, architecte diplômée d’état, Paris
- Guillaume Nicolas, architecte à Montreuil, enseignant à Rouen
- Sara Carlini, architecte urbaniste, enseignante, doctorante
- Bénédicte Mallier, architecte, Le cabinet d’émile r. -53-
- Emmanuelle Guyard, concierge designeure, Cunlhat, Puy-de-dôme
- Alice Leloup, paysagiste et architecte, Concarneau
- Guillaume Quemper, paysagiste – DERIVE – Île-de-France
- Romain Minod, architecte, Île-de-France
- Collectif Etc, Architecte-constructeurs, Marseille-Drôme
- Lucile et Sabine, Designers alternatives urbaines-collectif ÇAVAPU, Paris
- Sabine Thuilier, architecte, enseignante ENSACF, Pixel[13], Auvergne
- Alia Bengana, Architecte et enseignante
- Céline Tcherkassky, architecte, Saint-Denis


[1] Soit le fait de travailler intensément sur un court laps de temps pour remettre un projet, un ouvrage.

[2] L’industrie du bâtiment représente 39% des émissions de CO2 mondiales, dont 8% pour le béton (chiffres de 2018.

[3] Nous empruntons l’expression à Isabelle Fremeaux et John Jordan, qui ont engagé un débat sur les partenariats toxiques avec des entreprises qui cherchent à maintenir l’acceptabilité sociale de leurs pratiques délétères.

https://reporterre.net/Architectes-abandonnons-le-monde-des-lobbies-et-du-beton

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