Durée de lecture : 8 minutes 12 février 2021 / Côme Bastin (Reporterre)
Malgré la répression de l’État, les fermiers en colère contre la libéralisation du secteur agricole n’ont jamais été aussi nombreux autour de la capitale indienne. Beaucoup ravitaillent la «république autonome» par rotations. Derrière la lutte contre la réforme honnie se dévoilent des décennies de ressentiment.
- New Delhi (Inde), reportage
Passer la frontière de Tikri, à l’est de New Delhi, est comme changer de pays. Après une heure à rouler sur l’autoroute, on s’arrête devant un mur gardé par des policiers lourdement armés. Il faut négocier à plusieurs points de contrôle, emprunter des chemins détournés, pour finalement entrer dans l’État de l’Haryana et dans un tout autre monde.
Les agriculteurs ne s’y sont pas trompés, eux qui — plutôt que de manifestations — parlent désormais de «république autonome» pour décrire les immenses rassemblements de fermiers qui s’étendent à perte de vue le long des voies express qui mènent à la capitale. Voilà trois mois qu’ils campent aux portes de la capitale-État de New Delhi pour protester contre la libéralisation du secteur agricole. Le gouvernement prévoit en effet des réformes remettant en cause les prix minimums d’achat des denrées, notamment le blé et le riz, menaçant ainsi la survie des petits paysans. Depuis notre dernier reportage, l’ambiance s’est durcie. Le 26 janvier, jour de fête nationale, dite Republic Day, a changé la donne.
Lors de l’équivalent indien du 14 juillet, la Cour suprême a autorisé, pour la première fois, les fermiers à entrer dans New Delhi. Un parcours spécifique leur a été dédié par la police, en parallèle de la parade officielle, et en nombre limité. Rien ne s’est passé comme prévu. Électrisés, les paysans ont forcé dès le matin les barrages de police avec leurs tracteurs pour pénétrer en masse dans New Delhi. S’en est suivie une journée émaillée d’affrontements entre police et manifestants — l’un a trouvé la mort et beaucoup ont été arrêtés. Malgré les appels au calme des unions agricoles, certains ont même fini par envahir le Fort rouge, bâtiment symbolique du pouvoir, d’où le Premier ministre prononce ses discours solennels.
Trois semaines après l’invasion du Capitole aux États-Unis, l’incident a fait les gros titres et terni l’image du mouvement, jusqu’alors largement pacifique. L’occasion rêvée pour le gouvernement de dépeindre les agriculteurs en émeutiers complotistes. Dans son discours au parlement, le Premier ministre indien, Narendra Modi, n’hésite plus à parler de «parasites», dirigés par des «forces destructrices de l’étranger». Fini le dialogue et l’apaisement : l’état de siège a été décrété et internet coupé aux frontières de l’Haryana. Les comptes Twitter de centaines d’activistes ont été gelés et les barrières en métal qui séparaient la foule de la capitale remplacées par des mètres de blocs de béton, barbelés et pics, afin de crever les pneus des tracteurs.
À Tikri, force est de constater que ce durcissement n’a fait que renforcer la détermination des agriculteurs. «Nous marchions tranquillement le long du parcours autorisé lorsque la police a chargé sans raison», témoigne Gurpreet Singh, dont la jambe a été brisée par un tir de grenades lacrymogènes. Car ici, l’opinion est que ces violences ont été orchestrées par le BJP (Bharatiya Janata Party, parti hindouiste de Narendra Modi). Dans le viseur, Deep Sidhu, un acteur qui a harangué la foule et remplacé le drapeau national du Fort rouge par un drapeau des paysans sikhs. L’homme, qui a par le passé milité pour le BJP, fait partie selon les fermiers des «agents infiltrés» qui auraient incité aux violences lors du Republic Day. Le parti nie de son côté tout lien avec l’individu, qui a été arrêté mardi 9 février.
À Tikri, il y a désormais des dortoirs géants, des cantines, des laveries, et même une école
Sans aller jusqu’à dire que les violences ont été commises par le BJP, Navkiran Natt estime qu’un piège a été tendu aux manifestants le 26. Cette étudiante en films documentaires à New Delhi accompagne le mouvement depuis deux mois : «C’est vrai qu’il y a eu des éléments fautifs qui ont cédé à la violence, dit-elle.
Mais après deux mois à camper dans le froid, pensiez-vous vraiment que les fermiers allaient défiler sagement? La police a délibérément dirigé la marche vers le Fort rouge. Le gouvernement avait besoin de ces violences pour décrédibiliser le mouvement.»
Navkiran Natt fait partie de l’équipe de Trolley Times, une gazette numérique et papier créée spécifiquement pour le mouvement et publiée en langues hindie et punjabie. Objectif : fournir une information de terrain aux participants répartis aux différentes frontières de Delhi face à la «propagande» du gouvernement. «Notre prochaine édition va ainsi revenir sur ces membres du BJP qui ont provoqué des violences aux frontières en se faisant passer pour des locaux excédés.» Proche de la librairie où nous avons rencontré l’étudiante, le Trolley Times a installé une salle de projection où des documentaires sont diffusés tous les soirs. À Tikri, on trouve désormais des dortoirs géants de mille places, des cantines, des laveries, des stands de massage pour les marcheurs fatigués et même une école.
Pour empêcher les rassemblements de grandir, le gouvernement multiplie pourtant les obstacles. «En plus des coupures d’internet et d’eau, ils ont ordonné des blocages des routes et des trains et donné l’ordre aux stations-service de ne pas approvisionner en pétrole les tracteurs», décrit à Reporterre le militant communiste Mukesh Kulharia. Malgré cette répression, les fermiers n’ont jamais été aussi nombreux autour de la capitale. Beaucoup ravitaillent la «république autonome» en eau et nourriture par rotations. «Mon frère et mon père sont venus pendant que je m’occupais de la ferme, maintenant, c’est mon tour», dit Burjev Singh depuis sa roulotte.
«La fronde a désormais lieu dans toute l’Inde»
La croissance la plus impressionnante se trouve à l’opposé de la ville côté ouest, à la frontière dite de Gazipur, qui sépare Delhi de l’Uttar Pradesh. «On est passé de quelques milliers à plus de deux cent mille participants en un mois», assure Shyam Kishore Yadav, un des organisateurs. Les chiffres sont difficilement vérifiables, mais là encore, le rassemblement s’étend sur des kilomètres le long de l’autoroute. Ici, les participants viennent de tous les États, ce qui met à mal le discours du gouvernement, qui affirme que la fronde est menée par une minorité de paysans sikhs privilégiés. «Gazipur montre que la fronde a désormais lieu dans toute l’Inde», juge Shyam Kishore Yadav, un des organisateurs locaux.
À Gazipur, le désespoir est palpable et dépasse la simple contestation des nouvelles lois agricoles. Au fond, ce sont plutôt des années de misère, de sentiment de vulnérabilité et d’abandon par les pouvoirs successifs qui jettent les fermiers sur les routes. Beaucoup ne cachent d’ailleurs pas avoir voté pour Narendra Modi en 2014. «Dans mon village, nous étions pleins d’espoir lorsqu’il a été élu», raconte Sudesh, qui cultive de la canne à sucre dans l’Uttar Pradesh. «Mais les promesses de jours heureux ne sont jamais venues. Je dégage à peine cinquante euros par mois de bénéfices. Je suis venu parce que je n’ai plus rien à perdre.»
Au-delà de l’Inde, la révolte trouve un écho mondial croissant. «Pourquoi ne parle-t-on pas de ça?» a demandé mardi 2 février la chanteuse Rihanna, retweetée plus de 350.000 fois. Le lendemain, c’est la Suédoise Greta Thunberg qui a affiché sa solidarité avec les agriculteurs, invitant les internautes à signer des pétitions. «Ces commentaires sensationnalistes de célébrités ne sont pas responsables ni exacts», a réagi le ministère indien des Affaires étrangères. La police de New Delhi a même ouvert une plainte pour «conspiration internationale». «La plupart des fermiers présents ne connaissent en réalité ni Rihanna ni Greta, réagit l’étudiante Navkiran Natt. Ce soutien est bienvenu mais la réalité du combat se passe sur le terrain.»
Alors que le gouvernement refuse de faire marche arrière et s’enfonce dans la répression et que les manifestants sont toujours plus nombreux, le bras de fer est parti pour durer. Mercredi 10 février, la Confédération paysanne française a exprimé son soutien aux paysans et salué leur organisation : «L’interdiction de rassemblement, les tranchées creusées, les barbelés et les menaces de poursuites judiciaires ne sauraient amoindrir la détermination de ce mouvement paysan.» Une ténacité bien palpable autour de New Delhi.
C’est maintenant que tout se joue…
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Source : Côme Bastin pour Reporterre
Photos : Côme Bastin/Reporterre
. chapô : distribution de fruits à Gazipur.
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