Le sociologue Nicolas Jounin est devenu facteur pour conclure son étude sur l’organisation du travail à la distribution du courrier par une enquête de terrain. Positionné sur une tournée dont la durée théorique était de 3 heures, 43 minutes et 59 secondes, il lui fallait le double de temps pour l’effectuer. Et encore, sa tournée « devait du temps » et allait être rallongée. Une matière in vivo pour Le caché de La Poste, le livre qu’il vient de sortir aux éditions La Découverte. Interview.
Quelles étaient vos intentions en vous immergeant à La Poste en tant que facteur ? Que cherchiez-vous ?
Mon objectif était de restituer la confrontation quotidienne entre l’expérience des facteurs sur leurs tournées et la représentation schématique qu’en fait La Poste à travers sa prescription. Chaque tournée a ses particularités, ses aspérités, son grain, et La Poste les simplifie afin d’en produire une durée théorique qui lui permet d’établir si le facteur a « assez » de travail pour remplir sa journée ou s’il « doit » du temps, comme on dit dans les centres de distribution du courrier.
Or ces durées théoriques apparaissent souvent irréalistes aux facteurs. Le point de départ est donc une opposition classique entre travail prescrit et travail réel, mais qui prend à la distribution du courrier une résonance particulière, notamment parce que cela se traduit par de fréquents dépassements horaires des facteurs pour réussir à écouler tout le courrier.
J’ai eu la « chance » d’être embauché dans un centre de distribution du courrier lors d’une « réorganisation ». C’est-à-dire à un moment de bascule où, entre autres changements, le nombre de tournées est revu à la baisse, et les rues laissées en friche redistribuées aux tournées restantes. C’est un moment qui rend encore plus vive et spectaculaire la contradiction entre la prescription postale et le vécu des facteurs.
Les bureaux de distribution du courrier subissent chaque deux années une réorganisation. En étant aux premières loges, pouvez-vous expliquer comment La Poste se débrouille pour qu’à la fin il y ait toujours moins de tournées et moins de facteurs ?
La Poste est face à une contradiction économique : il y a de moins en moins de courrier, mais de plus en plus de destinataires à desservir. Aussi la force de travail nécessaire à la distribution ne baisse-t-elle pas en proportion des volumes de lettres. Pour répondre à cette contradiction, La Poste tente d’obtenir davantage de travail, en temps comme en intensité, de la part des facteurs. Elle l’obtient au moyen de ces réorganisations qui impliquent une réduction du nombre de tournées et un allongement des circuits des tournées restantes, justifiés par une évaluation de leur durée théorique.
Cette évaluation est effectuée au moyen de logiciels qui automatisent la mise en durée des tournées et la déconnectent des particularités du terrain. C’est une modélisation, c’est-à-dire une série d’hypothèses simplificatrices, d’approximations, mais les directions postales la présentent comme un verdict définitif et indiscutable, pour justifier la réduction d’effectifs.
Comment les facteurs réagissent-ils ?
Il est bien rare que les facteurs se satisfassent de ce qui leur apparaît comme une dégradation de leurs conditions de travail. Les directions locales se retranchent derrière les verdicts du « logiciel », sans être capables d’en expliquer les rouages. Cela crée chez les facteurs le sentiment de se heurter à un mur. Ils ont souvent des arguments solides pour contester les « diagnostics » de leurs tournées, mais il n’y a aucun espace ouvert pour la controverse. Alors, le risque est celui d’un découragement morose, sauf là où des mobilisations collectives parviennent à s’organiser. Les grèves sont nombreuses, mais éparpillées, égrenées au fil des réorganisations et de leurs dégâts.
Il y a de plus en plus en plus d’intérimaires, de CDD ou d’apprenti dans les bureaux de poste. Il y a-t-il un lien avec la façon dont l’opérateur postal organise le travail ?
Oui, parce que lorsqu’un facteur permanent quitte un centre de distribution, que ce soit pour une retraite, une mutation, ou une autre raison, il n’est quasiment jamais remplacé par un salarié en CDI. Toujours dans la perspective de la réorganisation à venir qui supprimera de nouveaux emplois, les directions font proliférer la précarité pour remplir les postes laissés vacants. Puis, lors des réorganisations, les agents en CDD ou intérimaires sont remerciés.
C’est en suivant cette politique que La Poste a pu, en moins de vingt ans, réduire l’effectif de facteurs de 100 000 à 70 000 tout en se gargarisant de ne pas avoir eu recours à des licenciements collectifs.
Vous évoquer un gouffre entre une prétention de La Poste à quantifier scientifiquement la charge de travail de ses facteurs et une réalité bien différente. Quel sens y donnez-vous ?
Dans le livre, je trace un parallèle avec l’œuvre et la pensée de Taylor, cet ingénieur étatsunien qui, à la fin du 19e et au début du 20e siècle, a prétendu révolutionner l’organisation du travail. Pour lui, il était possible d’établir des lois, scientifiquement établies, sur ce que devrait être une durée « normale », « loyale », « correcte », pour effectuer tel ou tel geste productif.
Ces lois s’imposeraient aussi bien à l’employeur qu’aux salariés, elles mettraient fin aux marchandages et à la négociation collective, car chacun reconnaîtrait que cette mesure est objective et dans l’intérêt de tous. Bien sûr, quand on gratte, ces prétendues lois objectives ne peuvent pas exister, et les travaux de Taylor sont bourrés de défauts méthodologiques et de partis-pris pro-patronaux.
J’ai voulu tracer ce parallèle parce que, à La Poste aussi, il y a la volonté de présenter la « modélisation » des durées des tournées comme un juge de paix incontestable. Et, à La Poste aussi, quand on gratte un peu, on s’aperçoit que le dispositif est hautement discutable, ne serait-ce que parce que l’entreprise a dû admettre avoir perdu les documents justifiant de la manière dont elle a conçu les « normes et cadences » qui s’imposent aux facteurs.
S’il n’y a pas de science, que reste-t-il ? Qu’est-ce que cela vous inspire sur la façon dont est organisée la production à La Poste ?
On peut tenter d’organiser le travail, on peut même tenter de le quantifier. Mais trop de dimensions du travail concret échappent à ces tentatives pour qu’elles puissent prétendre à un caractère définitif et indiscutable. Aussi on n’échappe ni à l’incertitude ni à la politique, à la nécessité de trancher dans un relatif brouillard, en fonction de points de vue, d’opinions et d’intérêts partiaux.
Qui tranche, au terme de quel processus ? Dans une entreprise capitaliste, c’est le principe du despotisme qui est retenu, un centralisme non démocratique. Si on considère au contraire qu’il n’y a pas de raison d’arrêter la démocratie au seuil de l’entreprise, alors il faut réfléchir à élargir le champ des participants aux discussions et aux délibérations. Organiser le travail des facteurs, c’est une affaire complexe, et les premiers concernés devraient y avoir leur part. Pas seulement parce qu’ils ont des intérêts communs à défendre, mais aussi parce qu’ils ont des expertises singulières à faire valoir et des opinions hétérogènes à mettre en débat.
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